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Serie The Handmaid’s Tale : la servante écarlate - Saison 1 | Copyright tmdb
Serie The Handmaid’s Tale : la servante écarlate - Saison 1 | Copyright tmdb
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L’appel à la résistance de La Servante écarlate

La dystopie – ou la contre-utopie – recèle de fortes consonances politiques. Inspirée des catastrophes historiques, elle fabule un monde futuriste cauchemardesque. Elle extrapole jusqu’à leur paroxysme les dérives totalitaires des démocraties.

Une trentaine d’années après la publication de La Servante écarlate, Les Testaments viennent clore la dystopie créée par la romancière canadienne Margaret Atwood. Dans l’État de Gilead, érigé dans le sang sur les décombres des États-Unis, sévit un totalitarisme patriarcal et religieux qui asservit les femmes. Le premier tome narre les événements du point de vue d’une «  servante écarlate  », vouée à la procréation dans un monde vérolé par l’effondrement de la fécondité. À travers un récit éclaté, elle raconte son chemin de croix : enlèvement de son premier enfant, brimades et rééducation, mise en péril de son identité, tentatives de résistance… Reprenant le fil du récit une quinzaine d’années plus tard, Les Testaments entremêlent trois témoignages : celui de Tante Lydia, fondatrice de l’organe de contrôle – entièrement féminin – chargé de domestiquer les femmes, et ceux de deux jeunes filles au destin brisé par le pouvoir. Best-seller, La Servante écarlate a connu plusieurs adaptations, dont un film en 1990 et une série en 2017.

Femmes en linceul

Le roman originel plongeait dans les arcanes d’un régime pétri de fondamentalisme chrétien, imposé par la secte des Fils de Jacob. Sous prétexte d’endiguer la chute de la natalité consécutive à des catastrophes écologiques, les femmes sont privées de liberté et partitionnées en fonction de leur statut, d’après un code de couleur : les Servantes drapées dans un «  linceul rouge  », les domestiques – toutes dénommées Martha – vêtues de vert, les Tantes en marron, les Épouses en bleu. Quant aux Antifemmes (lesbiennes, opposantes politiques, etc.), elles sont déportées dans l’enfer toxique des Colonies. Celles qui sont fécondes, à l’instar de l’héroïne rebaptisée Defred (du nom de son maître), sont les esclaves procréatrices des Commandants et de leurs épouses stériles.

Chronique des événements racontée à la première personne par la servante, le texte entremêle présent et passé, tout en incorporant des descriptions du système totalitaire (ordre militaire, ségrégation, dépersonnalisation, surveillance, propagande, exécutions, etc.). Les retours en arrière alternent entre réminiscences du temps d’avant ou généalogie des faits ayant conduit au renversement de la démocratie. De nombreux passages réflexifs émaillent ce «  témoignage  », la narratrice évoquant les dangers du souvenir, la perte du langage due à l’interdiction de lire et d’écrire, le besoin vital d’imaginer un destinataire, l’impossibilité de reconstituer fidèlement les événements. Le récit est même assimilé au corps démembré des opposants lors des «  particicutions  », selon la novlangue en vigueur : «  Je regrette qu’il y ait tant de souffrance dans cette histoire. Je regrette qu’elle soit en fragments, comme un corps pris sous un feu croisé ou écartelé de force[1].  »

L’appendice final, intitulé «  Notes historiques sur le conte de la servante écarlate  », vient bouleverser le statut incertain de la narration, entre «  conte  », journal intime, archive orale et écrite. Dans ce compte rendu du «  Douzième colloque d’études gileadiennes  » datant du 25 juin 2195, dans un futur où le régime totalitaire n’est plus qu’une cicatrice macabre dans l’histoire des civilisations, des universitaires reviennent sur la genèse du document. Transcription de trente cassettes retrouvées pêle-mêle dans une cantine en métal, le récit a dû être réorganisé par leurs soins selon un ordre jugé plausible. Exégèse du texte, réflexion sur son authenticité et sa datation, supputation quant à l’identité de la narratrice et des personnages mentionnés, analyse rétrospective du fonctionnement de Gilead… Truffé d’hypothèses, jouant avec l’univers de croyance du lecteur qui se surimpose à cette dystopie entre fiction et réalité, cet exposé théorique transpose un certain nombre des réflexions de l’auteur sur son roman et sur le genre lui-même[2].

Un cauchemar

La dystopie – ou la contre-utopie – recèle de fortes consonances politiques. Inspirée des catastrophes historiques, elle fabule un monde futuriste cauchemardesque. Elle extrapole jusqu’à leur paroxysme les dérives totalitaires des démocraties. Ainsi, selon Margaret Atwood, «  les nations ne construisent jamais des formes de gouvernement radicales sur des fondations qui n’existent pas déjà  ». L’auteur souligne la règle qui a présidé à l’écriture : «  Je n’inclurais rien que l’humanité n’ait pas déjà fait ailleurs ou à une autre époque, ou pour lequel la technologie n’existerait pas déjà. Je ne voulais pas me voir accusée de sombres inventions tordues, ou d’exagérer l’aptitude humaine à se comporter de façon déplorable[3].  » La dystopie est particulièrement féconde lors des périodes de crises. Loupe déformante de nos sociétés, elle se fait l’écho exacerbé de leurs travers potentiels ou avérés, fantasme un point de bascule dans le chaos, l’anarchie, le nihilisme ou le totalitarisme. Et tout en imaginant le pire des scénarios, elle propose des variations sur la survie en milieu hostile et porte en étendard la résistance inaliénable d’une poignée d’individus face à l’oppression.

En fonction du contexte, la fiction s’est chargée de diverses interrogations angoissées portées par l’histoire ou l’actualité. Née en 1939, Margaret Atwood a amorcé la rédaction de La Servante écarlate à Berlin-Ouest en 1984, quelques années avant l’effondrement du bloc soviétique. En 1990, l’adaptation cinématographique signée Volker Schlöndorff n’a reçu que très peu d’échos, jugée moralisatrice et qualifiée de «  balivernes de parano[4]  » : l’époque, après la chute du mur de Berlin, semblait moins sensible au statut des femmes, aux fondamentalismes religieux ou aux dérives totalitaires. Il est vrai que le classicisme de la mise en scène de Schlöndorff soutenait un scénario assez conventionnel de Harold Pinter, tributaire d’un happy end peu crédible, qui abrasait les tensions irrésolues du roman.

En revanche, La Servante écarlate a acquis une reconnaissance grâce à la série de Bruce Miller lancée en 2017. Couronnée de nombreux prix, elle a revitalisé les interprétations du roman à l’aune du contexte actuel et trouvé une forte résonance aux États-Unis après l’élection de Donald Trump, mais aussi l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo. Le costume de la servante écarlate a servi de signe de ralliement à de nombreuses féministes lors de manifestations anti-Trump, puis de symbole contre l’oppression des femmes partout dans le monde.

L’esthétique totalitaire

Si la première saison suivait l’intrigue du roman initial, les deuxième et troisième inventaient de nouveaux développements ou creusaient le passé de certains personnages. Des excroissances supervisées par Margaret Atwood elle-même, également productrice sur la série. L’œuvre télévisuelle incarne magistralement l’esthétique totalitaire, avec son code de couleur et son ordonnancement obsessionnel, tels que l’exacerbent les nombreuses plongées verticales sur le groupe des femmes en rouge. Leur uniforme signe leur dépersonnalisation, à l’image de leur ancienne vie volée : enfants enlevés, nom propre raturé. Couvrant des pieds à la tête, le vêtement souligne l’archaïsme mortifère de ce monde. En témoignent les «  ailes blanches  », ces œillères qui empêchent de voir autant que d’être vues. L’iconographie puise d’ailleurs dans la peinture, avec le motif récurrent des «  femmes à la fenêtre  », de Johannes Vermeer à Caspar David Friedrich. Les cadres dans le cadre accentuent la passivité et l’enfermement auxquels elles sont contraintes. Tous les traits définitoires du totalitarisme, mis en avant par Hannah Arendt, trouvent ainsi une forme cinématographique. À l’image d’un Dieu vengeur et du pouvoir invisible, organes de la surveillance omnipotente, les Yeux apparaissent au moindre faux pas et s’apparentent à des créatures démoniaques qui semblent rôder en permanence dans le hors-champ menaçant. C’est que Gilead cherche à s’emparer des esprits à coup d’enrôlement, de propagande, de réécriture de l’histoire ou de lois rétroactives. La lecture et l’écriture sont interdites au sujet femelle inférieur, et la langue se voit corsetée, vidée de son sens par les formules rituelles («  Béni soit le fruit  », «  Que le Seigneur l’ouvre  »). L’exécution des ennemis (qui pendent, de manière très graphique, sur le Mur), l’abolition du désir, de la libre sexualité, la procréation encadrée par le viol légal, le formatage des enfants sont autant de marques de cet univers.

Avec Les Testaments, Margaret Atwood tire le fil de quelques pistes ouvertes par la série, mais se déplace sur la courbe du temps pour confronter les générations. Tout d’abord, l’une des figures emblématiques du système totalitaire témoigne : collaborant pour survivre, Tante Lydia a été le fer de lance des méthodes coercitives appliquées aux servantes. En parallèle s’exprime une jeune Gileadienne, issue de la première génération d’enfants enlevés à leurs parents, à qui ne restent que des bribes de souvenirs du monde d’avant. Enfin, la voix d’une adolescente aux origines énigmatiques, vivant au Canada, pays voisin encore libre d’où s’organise la résistance. Un appendice final – le «  Treizième colloque d’études gileadiennes  » – questionne à nouveau l’authenticité des documents, se fendant d’un avertissement : «  La mémoire collective est notoirement défaillante, et une grande part du passé sombre dans l’océan du temps pour y être à jamais perdu ; mais il arrive que les eaux s’entrouvrent et nous offrent, ne serait-ce que l’espace d’un instant, un bref coup d’œil sur un trésor caché[5].  »

Œuvre aux ramifications multiples, propice à la mise à l’index des mécanismes de l’oppression, La Servante écarlate et Les Testaments convoquent indirectement ce vers de René Char, écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : «  Notre héritage n’est précédé d’aucun testament[6].  » Le choix du fragment, de la structure polyphonique, comme le mélange de fiction et de réalité, laissent ouvertes les interprétations possibles de cette dystopie. En déployant avec force un futur totalitaire fantasmatique, les romans comme la série exhument les fêlures du passé pour penser les non-dits et les contradictions idéologiques de notre présent chaotique.

[1] - Margaret Atwood, La Servante écarlate [1985], trad. par Sylviane Rué, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 439-440.

[2] - Également évoquées dans la postface de l’ouvrage, originellement publiée dans The Guardian en 2012.

[3] - M. Atwood, La Servante écarlate, op. cit., p. 517-518.

[4] - Propos du Entertainment Weekly, cité par Louise Wessbecher, «  The Handmaid’s Tale : tout le monde a oublié ce film sorti en 1990  », HuffPost, 6 juin 2019.

[5] - M. Atwood, Les Testaments, trad. par Michèle Albaret-Maatsch, Paris, Robert Laffont, 2019, p. 531.

[6] - René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946.

Nathalie Bittinger

Agrégée de lettres modernes et maître de conférences en études cinématographiques à l'université de Strasbourg, elle a publié 2046 de Wong Kar-wai (Armand Colin, 2007), Ang Lee. Taïwan - Hollywood, une odyssée cinématographique (Hémisphères, 2021), et dirigé Cinémas d'Asie. Nouveaux regards (Presses universitaires de Strasbourg, 2016) ainsi que Dictionnaire des cinémas chinois. Chine, Hong Kong,

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Là où nos sociétés connaissent des tensions, là aussi travaille le langage. Le dossier d’Esprit (décembre 2019), coordonné par Anne Dujin, se met à son écoute, pour entendre l’écho de nos angoisses, de nos espoirs et de nos désirs. À lire aussi dans ce numéro : les déçus du Califat, 1989 ou le sens de l’histoire et un entretien avec Sylvain Tesson.