
La tragédie des Rohingyas et son déni birman
Le 25 août 2017, l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA), un groupuscule de rebelles musulmans installé au nord de l’Arakan (Rakhine), en Birmanie (Myanmar), attaquait une trentaine de postes de police à la frontière du Bangladesh. L’armée birmane procéda en retour, entre le 25 août et le 5 septembre, à des opérations de « nettoyage » qui provoquèrent l’exode massif des Rohingyas, la population musulmane installée dans cette région. En quelques semaines, près de 700 000 personnes trouvèrent refuge de l’autre côté de la frontière, au Bangladesh, dans des camps installés là à l’occasion d’épisodes de violence antérieurs. Au moment où j’écris, alors que l’accord bilatéral de rapatriement est signé depuis novembre, le flot des réfugiés ne s’est pas tari et les retours n’ont pas commencé.
Une situation de crise
Comment une opération de représailles d’une dizaine de jours, selon les autorités birmanes, a-t-elle pu résulter en une telle hémorragie ? L’éclatement de la crise n’est malheureusement pas une surprise, même si son ampleur et sa fulgurance ont eu un effet de sidération certain. Immédiatement qualifié de « cas d’école de nettoyage ethnique » par le représentant du Haut Commissariat aux Réfugiés, le drame a été largement couvert par la presse internationale. Les images des kyrielles humaines s’enfuyant à pied le long des diguettes des rizières, les récits des atrocités recueillis par les organisations humanitaires auprès des réfugiés dans les camps du Bangladesh et les photos aériennes des villages brûlés du nord de l’Arakan ont suscité une profonde vague d’émotion. La seule étendue des camps montrés par toutes sortes de médias ne laisse aucun doute sur la gravité de la situation.
Cependant, la zone concernée – trois districts du nord de l’Arakan – est depuis restée sous siège militaire, inaccessible aux observateurs étrangers et birmans, mis à part les quelques tournées de diplomates et de la presse organisées par les services officiels de communication. L’armée birmane a continument nié les récits d’exactions et argumenté que l’opération de restauration de l’ordre avait été rendue indispensable par la nature « terroriste » de l’ARSA. A Naypyidaw et Rangoun, les autorités civiles ont endossé ce discours, accusant les médias internationaux d’exagérer les faits. Aung San Suu Kyi elle-même a adopté cette position, évoquant un « iceberg de désinformation » dans un discours en anglais destiné à la communauté internationale.
Leader charismatique du mouvement d’opposition démocratique à la dictature militaire et prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi a été portée au pouvoir dans l’euphorie, à 74 ans, par les élections générales de 2015. Après un quart de siècle de luttes clandestines contre le pouvoir militaire, le changement de régime a ouvert une période incertaine de transition politique. La crise des réfugiés vient malencontreusement fragiliser un jeune gouvernement démocratique qui doit encore faire ses preuves. Dans les médias internationaux, la curée contre la Dame de Rangoun est d’autant plus sévère qu’on l’a auparavant unanimement idolâtrée. La pierre d’achoppement de sa gestion de la crise réside dans son refus de remettre en cause les déclarations de l’armée, en enjoignant aux critiques d’apporter la preuve des exactions imputées aux militaires. Dans les opinions occidentales, cette position provoque la consternation, l’incompréhension et même la colère, tandis qu’en Birmanie, elle emporte au contraire l’adhésion des principales forces en présence. La crise Rohingya ne fait ainsi qu’alimenter le retrait birman dans un sentiment d’isolement meurtri ; et le déni d’une situation dont les racines sont anciennes, qui s’est précipitée en une crise majeure à la faveur du changement politique.
L’héritage colonial
Le nord de l’Arakan est une ligne de fracture culturelle qui sépare le monde indo-européen du monde asiatique. Installés là parfois de longue date, les Rohingyas réclament depuis l’indépendance de la Birmanie (1948) leur reconnaissance en tant que « minorité nationale » (taïnyintha). Cette revendication constante est ignorée par les autorités birmanes, qui leur opposent la liste des 135 groupes ethniques de Birmanie datant de l’époque coloniale. Depuis la révision de la loi de Citoyenneté de 1982, le statut de minorité nationale constitue la base du droit à la citoyenneté pour les communautés n’appartenant pas au groupe majoritaire des Birmans. Les Rohingyas ne figurant pas sur la liste, les autorités ne leur reconnaissent pas ce droit et refusent d’employer l’ethnonyme par lequel ils cherchent à être reconnus, préférant les nommer « les Bengalis » d’Arakan, ce qui laisse entendre qu’ils auraient immigré illégalement en Birmanie. Selon le slogan des moines extrémistes du Mabatha, le nouveau mouvement des nationalistes bouddhistes birmans fondé en 2013 : « Il n’existe pas de groupe rohingya au Myanmar ». Le cœur du déni birman réside dans ce refus de reconnaître l’existence d’un groupe minoritaire de ce nom : non seulement les musulmans du nord de l’Arakan sont sans droit, mais ils sont aussi sans nom, en Birmanie.
Majoritaires dans le nord de l’Arakan avant l’exode, les musulmans sont partout ailleurs minoritaires, dans le reste de l’Arakan et de la Birmanie, qui relèvent essentiellement du bouddhisme du Théravada. Cette inversion locale des rapports numériques est similaire à celle qu’on trouve au sud de la Thaïlande, dans la région de Pattani, et alimente, à elle seule, la crainte de voir le bouddhisme étouffé par l’islam. D’autant que les nationalistes bouddhistes birmans véhiculent la thèse d’un complot musulman d’invasion du pays, qui s’appuie sur la déclaration par ISIS d’un jihad à l’encontre de la Birmanie.
A la différence des musulmans malais de Pattani, ceux du nord de l’Arakan ne peuvent se prévaloir de l’existence antérieure d’un sultanat pour attester de la légitimité de leur présence locale. En 1823, les Britanniques annexent l’Arakan aux territoires de la Compagnie des Indes et commencent à importer librement de la main d’œuvre en provenance du sous-continent indien, ce qu’ils feront aussi en Basse Birmanie à partir de 1855. La concurrence entre cette main d’œuvre d’importation et les mains d’œuvre locales se transforme en conflits ouverts dès les années trente, alors que les premiers nationalistes se mobilisent pour que la Birmanie soit administrée séparément de l’Empire britannique des Indes. La frontière est fixée en 1937, le long de la rivière Naf où elle passe toujours. Un certain nombre de populations musulmanes se retrouvent alors du « mauvais » côté de la frontière. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les musulmans d’Arakan se rangent du côté des Britanniques contre le régime nationaliste dirigé par les Japonais. La résolution du conflit passera par le regroupement des populations musulmanes dans le nord de l’Arakan. Mais pour les Arakanais bouddhistes et nationalistes d’aujourd’hui, la question se pose en termes de réintégration de ces terres dans leur pays bouddhisé (thathana)[2].
Le nationalisme bouddhiste
Depuis l’indépendance de la Birmanie, la zone d’abord abandonnée aux musulmans est devenue éminemment sensible, sujette à l’immigration illégale et aux conflits interconfessionnels. Après l’indépendance du Bangladesh en 1971 et la formation de l’Etat d’Arakan, en 1974, les autorités birmanes cherchent à la reprendre en main par des opérations brutales de contrôle des identités, qui conduisent déjà de nombreux réfugiés au Bangladesh. Le cycle actuel de violence est initié en juin 2012, au centre de l’Arakan, par la rumeur du viol et de l’assassinat d’une jeune bouddhiste par des musulmans. Le cas est typique des crises interconfessionnelles mais, contrairement à ce qui se passait sous les régimes militaires, les forces de l’ordre tardent à maîtriser l’épisode. Les émeutes font de nombreuses destructions dans les quartiers musulmans et entraînent le strict cantonnement des Rohingyas dans des camps de déplacés intérieurs, notamment à Sittwe, la capitale arakanaise.
L’événement marque le début d’une campagne de boycott visant les commerces musulmans et d’un cycle de violences interconfessionnelles qui a secoué tout le pays de la fin 2012 à juin 2013. Le groupe de jeunes moines activistes à l’origine de cette campagne suscite alors une large convention monastique pour lancer un mouvement religieux ultra-nationaliste aujourd’hui connu sous le nom de Mabatha. Il se donne pour but la protection de la « religion nationale », c’est-à-dire du bouddhisme qui, dans cette vision, est attaché par essence à l’identité nationale birmane, bien que la constitution de 2008 garantisse la liberté de confession. L’argument principal des « sauveurs » de la religion nationale est que l’enseignement du Bouddha reposant sur la tolérance, il faut, pour préserver l’identité nationale, le défendre contre l’expansionnisme d’autres idiomes plus agressifs, au premier rang desquels figure l’islam. Boosté par l’activisme de moines aux discours parfois virulents, tel Wirathu dont la réputation sulfureuse n’est plus à faire, le mouvement a gagné une influence considérable jusqu’à menacer le processus électoral de 2015, en incitant à voter contre la Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi. L’électorat birman n’a pas tenu compte de la consigne et a voté en masse pour la NLD, considérant que le scrutin ne relevait pas de l’influence des moines. Cependant, le Mabatha a entretenu pendant toute cette période un climat dans lequel prendre de la distance par rapport au nationalisme bouddhique, ou même utiliser le nom de Rohingya en public, était incriminé comme un acte de traitrise à la patrie.
Dans ce contexte, la tentative de Aung San Suu Kyi, au lendemain de sa prise de pouvoir, de mettre en usage l’appellatif de « musulmans d’Arakan » à la place de Bengalis fut un acte courageux mais voué à l’échec. Les activistes religieux descendirent immédiatement dans la rue, reléguant le vocable au magasin des accessoires. Aung San Suu Kyi monta à nouveau au créneau en août 2016, suscitant la formation d’une commission consultative indépendante sur la situation du nord de l’Arakan, dirigée par Kofi Annan. En octobre 2016, le groupe de rebelles identifié sous l’acronyme d’ARSA lançait sa première attaque contre des postes frontière, pour « sauver les Rohingyas d’Arakan », entraînant une première riposte des forces de l’ordre birmanes et près de 300 000 réfugiés au Bangladesh. Les recommandations de la commission Annan visant à donner un statut aux résidents non-citoyens et à encourager le développement pour l’ensemble des communautés de la région furent rendues publiques à la veille de l’attaque du 25 août, après une année de montée lente de la tension et alors que le chef de l’État-Major avait déjà dépêché des troupes sur place.
Dans cette situation de vulnérabilité extrême, les communautés musulmanes du nord de l’Arakan, prises en tenaille entre les revendications nationalistes arakanaises et la pression du groupe de rebelles de l’ARSA, privées de tout droit et de toute protection, n’avaient guère d’autre alternative que de fuir en masse dès que s’est abattue sur elles la répression de l’armée birmane. Ici comme ailleurs, le nouveau gouvernement civil s’est révélé impuissant à contrôler les militaires qui ont gardé une part importante du pouvoir par voie constitutionnelle. Par ailleurs, la libéralisation politique a pour conséquence que la définition de l’identité nationale n’est plus le monopole de l’armée et que des religieux s’en emparent pour promouvoir leur vision exclusive de l’identité birmane bouddhique. John Holt[3] rapportait récemment le commentaire d’un moine modéré, jouant sur la notion bouddhique d’« attachement », selon lequel les bouddhistes birmans devraient se libérer de leur attachement à l’institution du bouddhisme (thathana), et les Rohingyas de leur attachement au nom qu’ils se sont choisi.
En faisant le choix de l’identification à une « minorité nationale », les Rohingyas se sont en effet enferrés dans le piège de l’identité « nationale » qui, dans sa construction actuelle, birmane et bouddhique, les condamnait au déni. Aujourd’hui, en Birmanie, les musulmans d’Arakan ne peuvent être vus que comme des « invités » (ayde), pas comme une « minorité nationale ». L’avenir des Rohingyas en Birmanie reste donc une question brûlante.
[1] Centre Asie du Sud-Est (CNRS/EHESS)
[2] Le terme thathana, du pâli sâsana désigne au sens premier les enseignements du Bouddha, et par extension, les institutions assurant la continuité de ces enseignements. En Birmanie et à Arakan, il réfère à l’espace social bouddhisé auquel le locuteur appartient.
[3] Un spécialiste américain des études du bouddhisme du Theravada.