
Les habits neufs de la représentation. Entretien
Au-delà des péripéties politiques en France depuis les primaires, au-delà de l’odyssée personnelle d’Emmanuel Macron, il est indispensable de ne pas céder aux seules grilles d’interprétation qui mettent l’accent sur l’inattendu, l’inédit, le tsunami historique, l’événement révolutionnaire. Des réflexions au long cours permettent de cadrer dans un plan large l’histoire en train de se faire. C’est le cas du travail original et discret de Bernard Manin qui a publié au début des années 1990 un article devenu une référence internationale, « Métamorphoses du gouvernement représentatif1 ».
Celui-ci analysait le glissement, en trois temps, de la démocratie parlementaire à la démocratie de partis puis à ce qu’il appelait à l’époque, afin de bien la distinguer de la démocratie médiatique, de la démocratie sondagière ou de la démocratie d’opinion, la démocratie du public. Plus de vingt-cinq après, alors que nous assistons à la disparition subite des deux partis traditionnels à droite et à gauche, l’occasion se présente de reprendre cette analyse avec son auteur. Qu’en est-il aujourd’hui des partis ? Que signifie la démocratie du public à l’heure où la démocratie est marquée par un mouvement dit réconciliateur comme En marche ! ? On peut également prendre un peu de recul historique pour s’interroger sur le « mythe de l’adversaire » entretenu par la gauche depuis le Front populaire, ou bien encore sur l’ambiguïté des socialistes français face au pouvoir2. Bernard Manin revient sur ces questions d’« actualité » en s’interrogeant non pas sur la disparition des partis mais sur leur mutation dans un univers où l’adhésion idéologique ne prévaut plus et où la volatilité des adhésions individuelles l’emporte sur les convictions idéologiques.
Parallèlement, dans une postface à la réédition de Principes du gouvernement représentatif, en 2012, Bernard Manin met l’accent sur la croissance de la participation à ce qu’il appelle la politique non institutionnalisée, sans en conclure pour autant à un affaiblissement de la démocratie représentative. Pour lui, comme pour la chercheuse américaine Pippa Norris3, il y a une complémentarité entre la forme électorale et la forme non électorale de la participation politique. « L’architecture du régime représentatif est l’œuvre d’une raison pragmatique qui ne cherche pas à atteindre, dans l’ordre politique, la rigueur et la précision de la géométrie. »
Publiée dans Principes du gouvernement représentatif, la réflexion sur la démocratie du public participe d’une interrogation plus large sur la représentation électorale. Se référant autant à Siéyès et à Guizot qu’à la tradition « fédéraliste » américaine d’un James Madison, Manin met en évidence son caractère « hybride », à la fois aristocratique et démocratique. Le peuple choisit une élite via l’élection, ce qui invalide l’opposition exacerbée par l’opinion et les médias du peuple et des élites.
L’entretien qui suit permet d’avancer également sur les formes non institutionnelles (non électorales) de la représentation, un champ d’interrogation qui croise, entre autres, le travail de Pierre Rosanvallon sur l’élargissement de la représentation démocratique. Parallèlement à ces réflexions sur le gouvernement démocratique, Bernard Manin, après s’être penché dans les années 1980 sur la social-démocratie avec son ami Alain Bergounioux4, poursuit un travail au long cours sur le libéralisme et le pluralisme (ce qui va de pair puisque le libéralisme part de l’hypothèse qu’il n’y a pas une conception unique du bien commun) qui le conduit à scruter les traditions politiques américaine et française à travers les œuvres de Montesquieu et de Rousseau5. On imagine sans mal par où et par qui passe le mieux le pluralisme !
Olivier Mongin
Dans votre livre Principes du gouvernement représentatif, paru en 1995 et réédité en 2012 avec une postface inédite, vous distinguez la démocratie parlementaire, la démocratie de partis et la démocratie du public. Pouvez-vous revenir sur votre hypothèse, d’après laquelle notre époque connaît une érosion de la démocratie de partis et son remplacement par une démocratie du public ?
L’érosion de la démocratie de partis est liée à l’effritement des fidélités partisanes stables, qui se traduisaient auparavant par la reconduction de votes identiques d’élection en élection, et même de comportements électoraux hérités de génération en génération. Ce phénomène résulte des transformations des divisions structurant nos sociétés démocratiques : les divisions de classes, de religions et de professions ne se sont pas fondues dans l’uniformité, loin de là, mais elles se sont brouillées, complexifiées, et ne jouent plus un rôle suffisant pour entraîner une partition durable de l’électorat. S’est effacé également le système d’associations qui accompagnait chaque grand parti, qui enserrait, protégeait ses électeurs « du berceau à la tombe », et encadrait les différents aspects de la vie quotidienne (les sports, les vacances, etc.).
L’érosion de la démocratie de partis laisse place à la démocratie du public, qui n’est pas moins conflictuelle ni moins divisée, mais où les conflits et les divisions ne cessent de se reconfigurer. Les « publics », ce sont ces regroupements d’individus ou de citoyens qui changent selon les circonstances, qui se redéfinissent au cours du temps et participent ou non à l’expression électorale. Les différents segments de la population ne se reconnaissent plus durablement dans les partis, mais ils peuvent se regrouper momentanément pour produire le succès ou l’échec de l’un d’entre eux. La volatilité de l’électorat s’accentue, les électeurs se mobilisent et se regroupent selon des lignes de partage qui varient avec les circonstances. Cette mobilité est aujourd’hui favorisée par l’usage d’Internet et des réseaux sociaux, qui ont considérablement réduit les efforts et le temps qu’il faut pour relier et coordonner des individus dispersés. Des groupes, même de taille réduite, peuvent aujourd’hui attirer l’attention sur des sujets très spécifiques, sans passer par la constitution d’organisations structurées. Cette capacité accrue à constituer des publics augmente la possibilité pour des opinions peu répandues ou changeantes de s’exprimer publiquement. Dans la démocratie de partis, ces derniers détenaient la parole publique et ne permettaient guère aux voix très minoritaires ou aux revendications passagères de se faire entendre.
Autre mutation significative, l’abstention se renforce dans des proportions parfois considérables. Depuis 1945, elle progresse en moyenne dans l’ensemble des démocraties. Mais, comme le montre l’étude comparative de référence, celle de Mark Franklin, l’abstention ne croît pas uniformément dans tous les types d’élection6. Certains scrutins continuent de susciter une participation élevée, cependant que d’autres montrent une participation plus faible ou déclinante. Selon la même étude, cette abstention différentielle entre les scrutins dérive de deux facteurs. Lorsque les électeurs perçoivent qu’une élection donnée emportera des conséquences importantes et comportera ainsi des enjeux élevés, et lorsqu’ils anticipent, aussi, que les résultats seront serrés, ils votent en grand nombre. Lorsque l’une ou l’autre de ces deux conditions n’est pas présente, l’abstention est beaucoup plus élevée. L’abstention est, certes, protéiforme et ses différentes causes difficiles à cerner dans chaque cas. Il y a néanmoins des raisons de penser que cette tendance générale est particulièrement à l’œuvre en France, pour ce qui concerne les élections législatives, depuis la réforme du Code électoral de 2001 et la tenue des législatives à la suite presque immédiate de la présidentielle – ce que l’on appelle l’inversion du calendrier électoral. Cette réforme, adoptée sans débat public substantiel et voulue pour éviter les cohabitations, fut à mon sens inconsidérée. Ses promoteurs ont mal pris en compte qu’un changement des institutions provoque souvent aussi des effets, parfois inattendus, autres que celui qui était visé. Constatant de manière répétée que les élections à l’Assemblée ne font guère que confirmer le résultat de la présidentielle, les électeurs ne voient plus bien ce qu’elles mettent en jeu et votent donc peu. On peut même craindre que le phénomène ne se nourrisse de lui-même, toutes les nouvelles élections législatives où l’abstention est élevée renforçant la croyance que ce type de scrutin est secondaire et déprimant donc encore un peu plus la participation la fois suivante. À un certain point, difficile à cerner, la légitimité et l’autorité de l’Assemblée seraient alors ébranlées. Même si l’on écarte ce scénario du pire, l’abstention législative est tout à fait indésirable, non seulement parce qu’elle renforce encore un exécutif déjà très puissant, mais aussi parce qu’elle induit une méprise sur le système institutionnel. En dépit des faibles taux de participation des législatives, le Parlement investit le gouvernement et conserve un rôle majeur dans le déroulement de la vie politique. Le peu d’intérêt qu’il suscite est en contradiction avec nos institutions.
Pour contrecarrer l’abstention aux élections législatives, on pourrait envisager de rendre le vote obligatoire, de placer le scrutin législatif le même jour que le scrutin présidentiel, ou au contraire de revenir à la non-coïncidence des deux élections. Chacune de ces solutions, et d’autres encore qui restent à imaginer, présente à la fois des mérites et des défauts qu’il faudrait mettre en balance. Mais avant de se prononcer, il faudrait connaître avec plus de précision les raisons de cette abstention. La perception que les enjeux du scrutin sont faibles n’est peut-être pas seule en cause. D’autres facteurs sont également plausibles : la lassitude des citoyens après une séquence électorale chargée et allongée par les primaires, la volonté de laisser sa chance au président élu, ou encore un réflexe légitimiste, qui conduit à se rallier au vainqueur de la présidentielle ou, du moins, à lui permettre de former une majorité. Chacun de ces mécanismes appellerait un traitement institutionnel différent. Tous les facteurs peuvent se combiner, mais il faudrait alors pouvoir les hiérarchiser. Or nous ne disposons pas, à ma connaissance, d’un tel savoir. La première tâche est donc, à mon sens, de constituer un corps d’études et de discussions sur ce sujet.
Dans la postface de cet ouvrage, vous écrivez qu’il faut néanmoins nuancer le déclin des partis.
Les partis sont des objets complexes, et le fait que leur influence diminue dans l’une de leurs dimensions ne signifie pas en effet leur affaiblissement général. Si leur capacité à susciter une adhésion de long terme a disparu, leur contribution au fonctionnement de la démocratie n’a en revanche guère changé : ils fournissent toujours des candidats aux différentes élections, organisent les campagnes électorales, structurent le fonctionnement du Parlement, rassemblent des militants autour de convictions fortes, etc. La volatilité propre à la démocratie du public concerne le rapport des électeurs aux responsables politiques, mais pas les rapports des responsables politiques entre eux, qui demeurent relativement stables au sein des partis.
À supposer même que les partis s’affaiblissent globalement, il ne s’ensuivrait pas que nous devions ratifier un tel changement et nous y adapter, encore moins le favoriser. D’une part, les évolutions affectant les partis sont moins univoques et déterminées qu’on ne pourrait le penser. D’autre part, le principe qu’il faudrait agir d’une certaine manière au motif que cela irait « dans le sens de l’histoire » relève d’un hégélianisme ou d’un marxisme rudimentaires, maintes fois critiqués et insoutenables. Concernant les partis, je plaiderais pour passer d’analyses descriptives à une perspective normative, ce qui n’était pas mon propos dans les années 1990. La question la plus importante aujourd’hui n’est pas, contrairement à ce qu’on lit souvent : « Les partis sont-ils obsolètes ? », mais plutôt : « Les partis sont-ils une bonne chose, et si oui, en quoi ? » Pour ma part, je pense que leur valeur pour la démocratie représentative tient à trois raisons principales. La première raison tient à l’efficacité de l’action politique collective. Les projets politiques collectifs que forment les citoyens, et qui sont au fondement de leur association en partis, requièrent de manière générale des actions soutenues et persévérantes. Ils se heurtent à des résistances, soit du réel (en particulier lorsqu’ils visent à changer le statu quo), soit d’autres acteurs ayant des projets opposés. Des acteurs ont peu de chances d’atteindre l’objectif qu’ils se sont fixé s’ils changent leurs projets selon les circonstances ou agissent seulement en fonction de ce qui paraît le plus important sur le moment. En deuxième lieu, les partis facilitent l’exercice de la responsabilité politique. Un Parlement dans lequel les décisions seraient votées par des regroupements changeants de députés sans attaches serait pour l’essentiel irresponsable. Au terme du mandat, les électeurs auraient les plus grandes difficultés à imputer les décisions prises à tels représentants plutôt qu’à tels autres et à les reconduire ou à les renvoyer en conséquence. En dépit de son caractère séduisant, la formule des « majorités d’idées », chère à Edgar Faure, ne serait pas un bon principe de fonctionnement parlementaire dans les démocraties d’aujourd’hui. Enfin, les partis produisent des bienfaits cognitifs. L’existence de regroupements politiques relativement stables et aux orientations idéologiques fixées permet aux électeurs de se repérer dans un univers qui ne serait autrement intelligible qu’aux spécialistes et aux citoyens les mieux informés. Pour toutes ces raisons, et peut-être d’autres encore, même si les partis sont fragilisés, il faudrait les conforter par des dispositions institutionnelles et procédurales : avantages dans la composition des commissions parlementaires et la fixation de l’ordre du jour, attribution de ressources, accès garanti aux médias. Certains analystes critiquent de telles mesures au motif qu’elles ne sont que des artifices institutionnels. Mais c’est le rôle des institutions que de servir des valeurs qui ne se réaliseraient pas sans elles. La question n’est pas de savoir si les partis naissent plus ou moins spontanément de la vie sociale mais s’ils contribuent à des finalités dignes d’être poursuivies.
Vous distinguez la démocratie du public de la démocratie d’opinion. La vie politique ne serait pas comparable à un marché, où se confronteraient une offre et une demande, mais plutôt à un théâtre, une scène où des acteurs viendraient à la rencontre de leur public.
La démocratie du public ne correspond ni au triomphe de l’individualisme consumériste, ni au « règne des sondages », comme le laisse entendre le terme trop flou de « démocratie d’opinion ». Les grandes décisions politiques ne sont pas aujourd’hui prises en fonction des seules études d’opinion. Celles-ci ne constituent qu’un facteur des choix publics parmi d’autres. En France, on pourrait même dire que les manifestations et les blocages influencent davantage les décideurs que les sondages ! Les gouvernants ont intériorisé le fait que se régler sur les sondages n’est pas nécessairement la route sûre du succès. Quant au consumérisme, il a été observé depuis longtemps que les électeurs, à la différence des consommateurs, n’ont pas une connaissance claire et directe des conséquences de leurs choix. Ils se décident par de tout autres mécanismes.
Dans l’un de vos articles, « L’exclu de la nation. La gauche française et son mythe de l’adversaire » ( Le Débat, mai 1980), vous expliquiez que la gauche s’était inscrite, depuis la Révolution française, dans le schéma dualiste et conflictuel du peuple uni dressé contre une poignée d’ennemis. Qu’en est-il aujourd’hui ? La gauche a-t-elle changé ? Quelles sont les impasses de ce modèle ?
Les combats politiques de la gauche en France se sont déroulés selon une représentation binaire, qui divise la société en deux groupes : l’immense majorité du peuple d’un côté, et une poignée d’élites illégitimes de l’autre. Le fameux slogan des « deux cents familles » illustre cette conception que Pierre Birnbaum a étudiée en détail dans un livre publié chez Grasset en 1979, le Peuple et les gros. Au cœur de l’idéologie de la gauche logeait cette conviction que pour retrouver l’unité du peuple il suffisait d’abattre cette minuscule minorité dominante. L’abbé Siéyès peut être tenu pour l’un des initiateurs de cette représentation : il invite, dans son opuscule Qu’est-ce que le tiers-état ? à « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles [nobles] qui conservaient la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits ». L’immense succès de ce livre, à l’époque de la Révolution et bien au-delà, montre le puissant attrait qu’exerce cette conception politique. On aurait pu croire, ces dernières décennies, qu’elle s’essoufflait, mais la montée en puissance de Jean-Luc Mélenchon et du Front national signe son retour en force. Le populisme constitue par certains aspects un avatar moderne de cette tradition. Le péronisme en Argentine, le chavisme au Venezuela, la popularité des conceptions inspirées par les travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe montrent par ailleurs l’importance mondiale de cette vision de la politique.
Le vice de ce schéma est qu’il travestit la réalité sociale et politique, en construisant, à des fins de mobilisation, une image fantasmagorique des élites, et surtout en oblitérant les différences d’intérêts et d’opinions qui traversent la société. Les chefs et les porte-parole des différents mouvements politiques, y compris populistes, sont eux-mêmes des élites : ce sont des personnalités particulièrement saillantes, qui articulent les projets, les volontés ou les croyances des autres. L’important n’est pas de se débarrasser des élites, mais de s’assurer qu’elles expriment et défendent les différents intérêts, souvent en conflit, présents dans la société, d’une manière dans laquelle les citoyens se reconnaissent. La force du populisme et sa nocivité viennent de sa négation des intérêts multiples et contradictoires qui parcourent le champ social.
Pouvez-vous développer votre analyse du gouvernement représentatif comme système hybride, mêlant tendances démocratiques et aristocratiques ?
Ce que j’écrivais dans la première édition du livre, en 1995, me paraît toujours valide aujourd’hui. Les élus, et même les représentants non élus, présentent un double caractère. D’un côté ils jouissent d’une position aristocratique, c’est-à-dire qu’ils sont distingués par des traits positivement valorisés par leur environnement, qui leur donnent un relief particulier par rapport à l’ensemble du corps social. Mais les traits valorisés qui les distinguent de leurs concitoyens, et en font des élites, sont déterminés par ces concitoyens eux-mêmes. C’est là le versant démocratique de cette forme de gouvernement. Nous avons beaucoup de difficultés encore à reconnaître cette nature duale de notre démocratie représentative. Il me semble que dans les lectures faites de mon livre, on a surtout retenu la dimension de démythification et de critique du gouvernement représentatif. Pourtant, mon propos n’était pas de critiquer la représentation, mais de montrer ses deux visages, démocratique et aristocratique. Il faut les penser ensemble, ce qui ouvre une autre perspective que l’opposition entre démocratie directe et démocratie représentative.
Un autre élément de mon analyse a peu retenu l’attention, alors que je lui attache une grande importance : le rôle de la participation politique non électorale dans le gouvernement représentatif. Cette forme de gouvernement ne se réduit pas à l’élection des dirigeants, et ne s’y est jamais réduite. Dès son origine, elle a comporté le principe selon lequel, entre les élections, les gouvernés peuvent s’organiser, manifester, présenter des pétitions pour défendre leurs droits ou faire valoir leurs opinions. Dès 1791, le premier amendement de la Constitution des États-Unis, dans le cadre de la Déclaration des droits, a protégé ces pratiques. L’idée que les citoyens ont le droit, à tout moment, de présenter leurs requêtes et revendications aux gouvernants, d’emblée fondamentale aux États-Unis, s’est également développée dans les démocraties européennes, quoique plus tardivement. Dans le gouvernement représentatif, les gouvernés peuvent toujours faire entendre des voix autres que celles de leurs représentants. Les canaux par lesquels ces voix s’expriment sont protégés. Les gouvernants ne peuvent ignorer les demandes qui leur sont adressées et sont incités à les prendre en compte. Il ne s’agit pas pour autant de démocratie directe, car ces expressions non institutionnelles n’ont pas le dernier mot et ne se substituent pas aux mécanismes de la représentation.
Ces formes d’expression, si elles sont partie intégrante de la vie démocratique, sont plus difficiles à mesurer que le vote, et il n’existe pas de manière unique de les conceptualiser. Mais les phénomènes qu’elles désignent sont assez nettement identifiables. Citons, par exemple, outre les manifestations et les pétitions, les actions de boycott, les occupations de lieux publics ou de lieux de travail. Plusieurs études empiriques montrent que de telles actions se sont multipliées dans les démocraties au cours des dernières décennies. Cette évolution s’inscrit dans le passage de la démocratie de partis à la démocratie du public : ces mobilisations se caractérisent en effet par leur caractère épisodique et circonstanciel, par la variation des groupes impliqués et par le fait qu’elles s’organisent autour d’un objectif ou d’une cause uniques, et non pas autour d’un programme à multiples dimensions.
On a mis en avant parfois le caractère contestataire de ces mouvements, qui témoigneraient surtout d’une défiance envers les institutions, à l’inverse de mobilisations constructives. Mais cette distinction n’est pas seule en cause. Il faut aussi remarquer que ces mouvements sont très souvent déclenchés par des conjonctures et des occasions particulières (des événements médiatisés et saillants ou des configurations de forces passagères, par exemple) auxquelles ils ne survivent pas, ou pas longtemps. Le principal défaut des formes de participation non institutionnelle vient surtout, à mon sens, de ce caractère variable et circonstanciel. Si elles s’évanouissent lorsque disparaissent les conditions qui leur ont donné naissance, si elles se montrent labiles, incapables de s’inscrire dans des projets de long terme, elles risquent de ne déboucher sur rien de concret. On retrouve ici le problème que j’évoquais tout à l’heure : il n’y a pas d’action politique efficace sans un minimum de durabilité.
Les expériences démocratiques (jurys de citoyens, assemblées citoyennes, budgets participatifs, conférences de consensus, sondages délibératifs) se sont multipliées dans toutes les démocraties au cours de ces dernières décennies. Quoique dispersées et ne revêtant pas une forme unique, ces pratiques dessinent un phénomène de grande ampleur. Elles procèdent, en outre, d’une conception philosophiquement élaborée de la démocratie, qui confère un rôle essentiel à la formation de la volonté collective par discussion et échange d’arguments, plutôt que par simple agrégation des préférences des citoyens telles qu’elles se trouvent être d’emblée. Cette théorie est connue sous le nom de « conception délibérative de la démocratie ». Il faut noter que les dispositifs de discussion et de confrontation argumentée ne se substituent pas aux instances représentatives, ni ne visent à les remplacer. Il s’agit plutôt de compléments et de perfectionnements de la démocratie représentative. Soulignons enfin que les pratiques de délibération constituent une réponse possible au risque de balkanisation propre à la démocratie du public : la formation de bulles d’opinion dans lesquelles la communication n’a lieu qu’entre gens qui pensent plus ou moins de même, sans contact avec des opinions différentes ou opposées.
Comment voyez-vous le paysage politique français à la lumière de ces analyses ? Le discrédit de nos élites, la volonté populaire de renouveau, l’ambition affichée d’inaugurer une séquence inédite : comment penser ces bouleversements ?
La prudence s’impose : ce quinquennat ne fait que commencer, nous n’avons pas le recul nécessaire pour en voir se dessiner la forme. Cela dit, il faut prendre la mesure de ce qui a déjà été accompli. Notre pays s’est trouvé, il y a peu, devant une bifurcation décisive. Si, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, le 23 avril 2017, il était apparu que le second tour opposerait Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, le cours des choses aurait été radicalement infléchi. Ce n’est pas céder à l’emphase de dire que l’histoire de ce pays et celle de l’Europe auraient pris un tour différent. Nos vies quotidiennes, et celles de nos successeurs, auraient été changées.
Un autre résultat hors de l’ordinaire a également été atteint : le renouvellement massif des membres de l’Assemblée. Il faut remonter loin dans le temps, peut-être jusqu’aux élections de 1919 et à la « Chambre bleu horizon », pour observer, en France, un changement aussi considérable dans le personnel représentatif. Ce résultat est, certes, dû en partie à une règle décidée avant l’élection (l’interdiction de détenir à la fois un mandat parlementaire et un mandat exécutif local), mais les analyses et les choix du mouvement En marche ! ont joué un rôle décisif. Emmanuel Macron et ses « marcheurs » ont bien capté la force du sentiment de lassitude et de rejet à l’égard des personnels en place. Et ils en ont fait délibérément un instrument de mobilisation. Ce sentiment était sans doute lui-même le produit de plusieurs facteurs : la place exceptionnelle tenue par les scandales durant la campagne, mais aussi, plus profondément, la professionnalisation généralisée des fonctions politiques qui fait apparaître les représentants comme plus soucieux de leur carrière que des intérêts de leurs électeurs, ou encore l’expérience d’alternances politiques ne changeant pas de manière spectaculaire et palpable les politiques suivies, et vulnérables, du coup, au slogan ravageur « Tous les mêmes ». Quoi qu’il en soit, le changement massif du personnel a eu lieu. Ses conséquences sont cependant encore indécises. D’un côté, des individus sans expérience des fonctions électives ou peu familiers avec elles sont susceptibles d’apporter à l’Assemblée des perspectives et des préoccupations que l’on n’y trouvait pas antérieurement. D’un autre côté, des députés inexpérimentés se prêtent tout particulièrement à l’encadrement par les plus anciens ou par les membres de l’exécutif. Ces deux mécanismes possibles n’opèrent pas nécessairement dans des directions contraires, mais le résultat de leur combinaison est difficile à prévoir.
La limitation du nombre des mandats dans le temps, promise par le président de la République, se présente comme un remède à la lassitude vis-à-vis des personnels en place. Elle garantira assurément, mécaniquement même, un renouvellement des élus. Une telle réforme aurait cependant des implications considérables. Elle devrait donc faire l’objet d’un débat public approfondi, nourri par des études, et prenant en considération les expériences étrangères. Quelques observations suffisent à montrer pourquoi la limitation du nombre des mandats successifs appelle réflexion. Sachant qu’à un certain point, ils ne pourront être réélus, les députés commenceront, avant cette échéance, à se préoccuper de leur avenir et à chercher un emploi. Une telle préoccupation sera d’ailleurs parfaitement légitime. Mais on pourrait arguer qu’ils consacreront alors à rechercher leur emploi futur une énergie qu’ils auraient mise au service de leurs électeurs s’ils avaient pu se faire réélire. En outre, la nécessité de trouver un emploi aiguisera sans doute la tentation d’échanges de services avec les employeurs potentiels, publics ou privés. Peut-on empêcher ou limiter de tels effets et comment ? Cela doit être discuté. Il faudrait aussi se demander si, tout bien considéré, les avantages du renouvellement des personnes pèsent plus lourd que de tels inconvénients. Il conviendrait enfin de noter que certains pays pratiquent déjà la limitation du nombre des mandats successifs. C’est le cas, en particulier, des États-Unis où de nombreuses fonctions électives sont soumises à des term limits. Quinze des États fédérés ont, par exemple, des term limits pour leurs assemblées législatives. La Cour suprême a, en revanche, considéré comme inconstitutionnels les term limits au niveau fédéral pour la Chambre des représentants et le Sénat, en 19957. Quoi qu’il en soit, la limitation du nombre des mandats successifs, ses justifications et ses effets ont fait l’objet de multiples débats et études aux États-Unis. Il serait regrettable que la France adopte une pareille réforme sans les prendre en compte.
Pour revenir à la France, les élections présidentielle et législatives ont peut-être produit une troisième rupture dans l’histoire de notre démocratie : le remplacement d’une démocratie d’alternance par une démocratie de consensus. En se positionnant au centre du spectre politique, La République en Marche ! vise à ne pas laisser d’espace à une force d’opposition (ou à une alliance de forces) d’importance à peu près égale à la sienne et avec laquelle elle alterne au pouvoir selon le modèle qui a fonctionné depuis 1981. La logique de la nouvelle structure serait plutôt de constituer un vaste consensus central, laissant sur les marges deux forces extrêmes opposées entre elles. À certains égards, une telle formule ne serait pas sans rappeler la stratégie de Valéry Giscard d’Estaing. Si cette logique prévalait, les élections ne détermineraient plus qui occupe tour à tour le pouvoir, mais où se situent le centre de gravité et les frontières du groupe central. Mais ce n’est là, pour l’instant, qu’une potentialité. Il me paraît encore trop tôt pour dire si elle se matérialisera.
Est-ce à dire que nous entrons dans l’ère du compromis, après celle de la dualité ?
Il faut distinguer, je le pense depuis longtemps, le compromis et la politique centriste ou modérée. Les définitions sont, certes, en partie conventionnelles, mais on trouve dans la réalité des configurations ou des structures de décision ayant une forme particulière et distincte : celle du donnant-donnant, du quid pro quo, dans laquelle des protagonistes aux conceptions et aux intérêts opposés acceptent de se faire des concessions mutuelles pour parvenir à un accord. Il est préférable, je crois, de réserver l’appellation de compromis à cette structure que ne présentent pas les politiques de voie moyenne généralement qualifiées de centristes. Cette structure se rencontre de manière récurrente dans l’histoire, les partis sociaux-démocrates en ont fait l’un de leurs instruments favoris. Aujourd’hui, elle se retrouve dans le dispositif dit de « flexisécurité » inventé au Danemark dans les années 1990, et qui, malgré les débats et les différences d’interprétation qu’il suscite, demeure l’une des innovations sociales les plus notables des dernières décennies. Les salariés concèdent une plus grande facilité d’embauche et de licenciement pour les entreprises, qui en retour financent des indemnisations substantielles en cas de chômage, ainsi que des formations en perspective d’une reconversion. Il faut noter, d’ailleurs, que le modèle scandinave se fonde depuis longtemps sur une telle approche des rapports sociaux : dans le cadre de ce qu’on appelle « les politiques actives de marché du travail », il donne la priorité aux dépenses de formation plutôt qu’aux dépenses de secours.
Dans vos travaux, vous faites jouer les différentes cultures politiques pour penser le libéralisme, et notamment celle des États-Unis. Pourriez-vous, en guise de conclusion, revenir sur le rapport intellectuel que vous entretenez avec ce pays, où vous enseignez depuis plusieurs décennies ?
C’est l’immersion dans le vaste ensemble de la pensée politique de langue anglaise, tant américaine que britannique, qui m’a beaucoup nourri. Cette longue tradition de pensée, allant du Moyen Âge jusqu’à la période contemporaine, était mal connue en France dans les années 1970 et 1980. Mon enseignement aux États-Unis et les échanges que j’y ai eus m’ont permis de me familiariser avec elle. J’ai été impressionné, aussi, par la qualité et l’abondance des réflexions entourant l’indépendance américaine et l’adoption de la Constitution de 1787. Il y avait là, cependant, une certaine ironie. Les Pères fondateurs américains me ramenaient en France. C’est à Montesquieu, en effet, qu’ils empruntaient la maxime que quiconque a du pouvoir est porté à en abuser, ainsi que les remèdes qu’il proposait : la séparation et la balance des pouvoirs.
- 1.
Celui-ci a été repris et intégré dans Principes du gouvernement représentatif [1996], Paris, Champs/Flammarion, 2012. L’ouvrage, initialement publié en anglais et en français, a été traduit en six autres langues.
- 2.
Voir l’article de Bernard Manin et d’Alain Bergounioux publié dans Le Débat en 1980 et republiable aujourd’hui tel quel (« L’exclu de la nation. La gauche française et son mythe de l’adversaire », Le Débat, mai 1980). Sur l’histoire de la gauche et du Parti socialiste, voir l’ouvrage d’A. Bergounioux et de Gérard Grunberg, les Socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords, Paris, Pluriel/Hachette, 2007, un ouvrage rigoureux qui explique l’implosion récente du Ps en s’arrêtant sur quatre phases historiques. Sur l’érosion du système partisan, voir aussi Philippe Raynaud, l’Esprit de la V e République. L’histoire, le régime, le système, Paris, Perrin, 2017. Le résultat des élections lui donne raison.
- 3.
Voir Pippa Norris, Democratic Phoenix: Reinventing Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
- 4.
A. Bergounioux et B. Manin, la Social-démocratie ou le compromis, Paris, Puf, 1979 et A. Bergounioux et B. Manin, le Régime social-démocrate, Paris, Puf, 1989. L’intérêt de cette réflexion est double : elle distingue, en lien avec une interrogation sur le pluralisme, un « pluralisme de la dispersion » à l’américaine et le « pluralisme du face-à-face » des social-démocraties scandinaves. Ensuite, elle montre que la France n’a jamais été un pays social-démocrate, car incapable de compromis entre le capital et le travail et que le tournant dit « néolibéral » de 1983 tient à cette difficulté de mettre en œuvre un régime social-démocrate dans l’Hexagone. On n’en continue pas moins d’opposer illusoirement social-démocratie et social-libéralisme…
- 5.
Voir ses articles sur Montesquieu et Rousseau dans François Furet et Mona Ozouf (sous la dir. de), le Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1992.
- 6.
Mark N. Franklin, Voter Turn Out and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies Since 1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
- 7.
U.S. Term Limits, Inc. v. Thornton (1995).