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Composition aux trois figures, Fernand Léger (1881, France - 1955, France) DR
Composition aux trois figures, Fernand Léger (1881, France - 1955, France) DR
Dans le même numéro

Les entreprises rationnelles et la démocratie

Nous vivons une crise de la raison, laquelle n’est pas tant due à une défaillance de nos facultés intellectuelles qu’à un déclin de la culture démocratique de l’argumentation. Ne pourrait-on instituer de nouvelles scènes argumentatives, notamment numériques, où la délibération serait menée entre égaux et définie par des règles précises ?

Selon Max Weber, la rationalité se comprend comme un cadre de normes, de valeurs et de représentations dans lequel les individus élaborent des conduites susceptibles d’être reconnues par autrui comme rationnelles. Ce cadre est lui-même pluriel, la rationalité collective se différenciant selon les domaines de l’activité sociale (politique, juridique, économique…). C’est dans ce sens sociologique qu’il y a lieu de parler d’une crise de la raison, indissociable d’une crise de la démocratie dont elle est à la fois la cause et la conséquence. Les manifestations de cette crise (complotisme, perte de confiance dans l’expertise scientifique, fondamentalisme religieux…) ne peuvent s’expliquer par un déclin de la raison comme faculté individuelle : les individus sont en moyenne de mieux en mieux formés et capables d’agir rationnellement en vue de leurs intérêts immédiats. Ce qui justifie de parler de crise, c’est la perte des repères qui permettaient de s’entendre sur ce qui mérite confiance et de construire des visions partagées de la réalité. C’est d’abord en tant qu’argumentative que la raison devrait être promue comme une ressource politique.

La raison limitée

Si l’on admet le postulat rationaliste d’une norme univoque de rationalité instrumentale, la défense de la raison se ramène à une tâche d’éducation : apprendre aux gens à juger selon leur intérêt bien compris. Ainsi, Gérald Bronner montre que les gens évaluent mal (c’est-à-dire de manière subjective) les risques quantifiés par des probabilités1. Dans l’une des expériences qu’il rapporte, les personnes interrogées indiquent qu’elles accepteraient de payer plus pour disposer d’un vaccin qui ferait passer leur risque de mourir de 1 à 0 % que pour passer d’un risque de 4 à 3 %. Mais est-ce vraiment irrationnel ? Comme Bronner l’indique, la première situation « offre aux individus la certitude qu’ils seront soignés ». Or le fait de privilégier les situations sans incertitude n’a rien d’irrationnel : il sous-tend la « rationalité limitée » qui fonde la plupart de nos décisions2. Ajoutons que l’incertitude reflétée par les probabilités est aggravée par les limites de la confiance qu’il est raisonnable d’accorder à leur calcul.

Le postulat rationaliste de Bronner est contestable lorsqu’il s’applique à des risques, mais il l’est encore plus lorsqu’il entend démontrer le caractère irrationnel de certaines applications du principe de précaution. Dans ce cas, en effet, l’éventualité d’effets irréversibles (que l’on pense aux organismes génétiquement modifiés) interdit de recourir à un critère dérivé de l’espérance mathématique de bien-être. Cela étant, Bronner a raison de considérer que l’utilité collective doit être au cœur de la rationalité des décisions publiques et que l’agrégation sans filtre des subjectivités individuelles permise par Internet constitue un véritable problème. Mais celui-ci renvoie autant à la déstructuration du cadre de la raison politique qu’aux « biais cognitifs » résultant d’un manque de culture scientifique des individus.

Cette critique du rationalisme n’a rien à voir avec le relativisme épistémologique. À l’ère de la « post-vérité », il n’est pas inutile de le préciser, en rappelant que la science est capable d’établir des vérités objectives, au sens de comptes rendus vérifiables et opposables d’observations ou d’expériences, qui ont au moins le pouvoir de nous obliger à renoncer à certaines idées au sujet de la réalité.

Dans La Science en action, Bruno Latour croit pouvoir s’appuyer sur une sociologie de l’activité scientifique pour conclure à l’impossibilité d’une épistémologie qui clarifie la validité respective et les articulations des différents types de connaissances ou de croyances : « Nous refusons complètement d’ouvrir même la possibilité d’une sociologie de la connaissance qui traiterait différemment les sciences et les opinions, les objectivités et les subjectivités, les natures et les cultures. » Il est en effet possible d’analyser l’activité de recherche comme un processus social mettant en jeu des intérêts, des idéologies et des rapports de force. Mais quand l’auteur affirme que l’« on ne doit jamais avoir recours à l’issue finale – la nature – pour expliquer comment et pourquoi une controverse a été réglée3 », il nie que les idées finissent toujours par se soumettre au verdict des faits. Or les théories qui s’imposent à plus ou moins long terme sont bel et bien celles qui s’accordent mieux que leurs concurrentes avec les données empiriques, et qui ont de ce fait des effets sociaux tangibles.

Certains faits sont plus précisément vérifiables que d’autres, et les théories scientifiques sont inégalement « falsifiables »4. En d’autres termes, il existe une structure hiérarchisée des formes de l’objectivité. La différence entre les « faits durs » et les « faits mous » ne se mesure pas au nombre des acteurs sociaux qu’ils « dévient de leur route5 », mais à la manière dont ceux-ci sont déviés, c’est-à-dire à la phénoménalité de ces faits, à leur pouvoir de nous affecter matériellement ou dans nos intuitions concernant le réel.

Logique de l’argumentation

Défendre un ordre du savoir n’est pas faire preuve de scientisme. La question du type d’objectivité se pose pour toutes les propositions que nous tenons pour vraies et dont nous sommes prêts à défendre publiquement la plausibilité, y compris l’expression de convictions religieuses.

On peut faire remonter l’origine de la réflexion sur l’argumentation à la Rhétorique d’Aristote : « L’objet de la rhétorique n’est pas tant de persuader que de voir l’état probable des choses par rapport à chaque question6. » Mais, après Aristote, le fil s’est rompu : la grande clarification cartésienne et l’attraction légitime exercée par la certitude mathématique sur la conception moderne de la vérité rationnelle ont eu pour effet de rejeter pour des siècles la réflexion sur l’argumentation aux marges de la philosophie de la connaissance.

Défendre un ordre du savoir n’est pas faire preuve de scientisme.

Lorsqu’on se place sur le terrain de l’argumentation, il devient évident qu’il faut refuser à la fois le positivisme étroit et le relativisme. Il est en effet assez rare que l’on puisse produire une preuve suffisamment contraignante pour clore toute discussion. Les données empiriques les mieux établies demandent toujours à être interprétées, confrontées à d’autres données et aux théories existantes. La preuve n’existe que quand elle est mise en forme en tant que preuve, et cela passe toujours par une confrontation avec un ensemble de données de statuts divers, et souvent par un débat contradictoire. En anglais, le mot evidence, que l’on devrait traduire au plus près par « données probantes », a le mérite de faire apparaître cet écart entre les éléments empiriques susceptibles de constituer des éléments de preuve et le jugement synthétique formulé sur cette base.

Toute délibération, qu’il s’agisse d’un procès, d’une controverse savante ou d’une discussion informelle, mobilise une pluralité d’arguments qui n’ont pas tous la même valeur ni le même poids, mais qui n’en constituent pas moins un continuum où tous les éléments comptent. On y trouve presque toujours des arguments de style théorique, des arguments empiriques plus ou moins formalisés, sans oublier les arguments d’autorité.

Dans la pratique ordinaire de la discussion, la force de conviction des points de vue qui s’expriment reflète autant l’habileté des orateurs que la valeur objective de leurs arguments. C’est l’une des objections majeures suscitées par l’idée de rationalité communicationnelle, défendue par Jürgen Habermas. Pour ce dernier, toute interaction langagière suppose de la part de ceux qui s’y engagent une volonté commune de s’entendre, au moins pour s’assurer « de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie7 ». L’accent mis sur la logique coopérative inhérente aux « procès d’intercompréhension » a contribué à légitimer une vision optimiste des vertus du débat ouvert entre égaux. Les expériences de démocratie participative et de « forums hybrides » ont pourtant rarement été concluantes, notamment en raison d’une sous-estimation des exigences éthiques, procédurales et méthodologiques d’un débat à la fois équitable et rationnel8. L’utopie communicationnelle oublie que tout processus délibératif a une dimension d’affrontement pour laquelle les participants sont inégalement armés ; elle néglige ce phénomène majeur qu’est l’autorité, le fait qu’une compétence technique reconnue, l’expérience de terrain, les responsabilités opérationnelles que l’on a exercées et/ou une position institutionnelle mettent de facto en position d’être écouté.

Les scènes d’argumentation

L’apport majeur de Stephen Toulmin a été de montrer que la structure logique des arguments ne peut être analysée en partant du modèle de la logique formelle. Leur force dépend moins de leur cohérence interne que de justifications dont le fondement et les limites ne s’évaluent qu’en référence implicite à un cadre normatif et cognitif supposé connu. De ce fait, l’autorité des arguments dépend de leur inscription dans la cohérence d’une « entreprise rationnelle », à savoir un domaine de l’activité sociale régi par une forme particulière de rationalité (le droit, la science, le management, l’art ou la médecine, par exemple). Ainsi, « nous ne comprenons la force fondamentale des arguments d’ordre médical que dans la mesure où nous comprenons l’entreprise médicale elle-même9 ». Il en résulte qu’un débat entre égaux ne peut jamais trouver en lui-même les ressources capables de fonder sa propre rationalité. C’est seulement sous l’emprise d’une nécessité ou sous l’autorité d’un principe qui leur est extérieur que les protagonistes d’un débat s’avèrent capables d’une certaine impartialité dans la manière dont ils évaluent leurs propres arguments et ceux des autres.

« Les énoncés judiciaires ont plusieurs fonctions distinctes. Jugements sur une plainte, preuves d’identification, témoignages au sujet d’événements ou de controverses, interprétations d’un statut ou discussion de sa validité, exemptions de l’application d’une loi, plaidoyers en atténuation, verdicts, sentences : toutes ces différentes classes de proposition ont leur part à jouer dans la procédure judiciaire, et les différences entre elles sont loin d’être sans importance10 » De plus, ces énoncés sont produits par des protagonistes (partie civile, défense, témoins, juges, jurés…) dont les rôles et les intérêts sont clairement différenciés, mais qui n’en sont pas moins censés collaborer au dévoilement de la vérité.

Ne faut-il pas étendre la logique d’institutionnalisation à l’œuvre dans le droit à d’autres entreprises rationnelles ? Il existe déjà des scènes argumentatives instituées dont la logique s’apparente à celle d’un procès, comme l’évaluation des politiques publiques et les débats organisés par la Commission nationale du débat public. Leur effet politique est encore limité, mais elles donnent à voir ce qu’est la raison argumentative et permettent aux personnes impliquées d’en percevoir les enjeux, avec des effets d’apprentissage notables. A contrario, ces effets sont loin d’être évidents pour les expériences de démocratie participative tentées par le pouvoir ces dernières années, « grand débat national » et convention citoyenne pour le climat. Leurs règles du jeu floues ne peuvent qu’engendrer des incompréhensions et des frustrations chez leurs participants, sans éviter le risque de délégitimer la démocratie représentative11.

Pour faire progresser la culture démocratique, ces réflexions suggèrent d’instituer avec plus de sérieux des scènes d’argumentation finalisées dans le cadre des diverses entreprises rationnelles qui constituent la substance de la vie d’une communauté politique. Concrètement, la gouvernance des politiques publiques et des biens communs, à tous les niveaux géographiques, de la préparation concertée des décisions à leur évaluation, gagnerait à être repensée dans cette perspective. Il n’est pas difficile d’esquisser les règles qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour garantir l’équité de ces processus et maximiser leurs chances de produire des effets utiles : clarifier d’entrée de jeu le cadre institutionnel, la place et le mode d’expression de chaque catégorie de « parties prenantes », les objectifs cognitifs et le type de conclusions visées, ainsi que les décisions qui pourraient en résulter ; négocier la formulation des questions en débat ; débattre du choix des données, des méthodes d’enquête et des témoignages à recueillir pour répondre à ces questions ; enfin, expliciter les règles de transparence et de traçabilité des informations utilisées, le mode d’élaboration et les règles de validation des conclusions, le mode de restitution des arguments et de rédaction des documents de synthèse.

À l’ère d’Internet, c’est bien sûr des forums numériques à grande échelle qu’il conviendrait d’organiser en s’inspirant de tels principes, sur toutes sortes de sujets d’intérêt général, afin de mettre un peu de raison dans ce nouvel espace de communication, trop largement ouvert à l’irresponsabilité des experts autoproclamés et à la surenchère contagieuse des mauvaises passions.

  • 1.Gérald Bronner, « Précautionnisme et biais de raisonnement », Raison présente, no 184, 2012, p. 25-32.
  • 2.Le concept de rationalité limitée renvoie au constat que les individus rationnels se contentent souvent de la première réponse satisfaisante à leur problème, sans chercher la meilleure solution (du point de vue de l’utilité espérée). Voir Herbert Simon, “A behavioral model of rational choice”, The Quarterly Journal of Economics, vol. 69, 1955, p. 129-138. Cependant, dans la vie réelle, l’action sensée n’est pas la poursuite d’un but stable, mais toujours la recherche créative de son propre sens, en interaction avec un monde lui-même mouvant. Voir Hans Joas, La Créativité de l’agir [1992], trad. par Pierre Rusch, Paris, Éditions du Cerf, 1999 ; et Bernard Perret, De la société comme monde commun, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
  • 3.Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences [1987], trad. par Michel Biezunski, Paris, La Découverte, 2005, p. 446 et 241. Voir aussi Alan Sokal, « Les mystifications philosophiques du professeur Latour » [en ligne], physics.nyu.edu, 1997.
  • 4.Pour Karl Popper, une théorie n’est vraiment scientifique que si elle est réfutable, ce à quoi certains opposent le fait qu’une théorie peut être validée par la variété des phénomènes qu’elle permet de décrire et de rendre intelligibles (ce qui est le cas en histoire).
  • 5.B. Latour, La Science en action, op. cit., p. 508.
  • 6.Aristote, Rhétorique, trad. par Charles-Émile Ruelle, Paris, Le Livre de poche, 1991, p. 87.
  • 7.Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel [1981], t. 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, trad. par Jean-Marc Ferry, Paris, Fayard, 1987, p. 27.
  • 8.Les forums hybrides sont des instances réunissant des décideurs, des experts et de simples profanes pour débattre de choix collectifs. Voir Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
  • 9.Stephen E. Toulmin cité par Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, op. cit., p. 48.
  • 10.S. Toulmin, The Uses of Arguments [1958], Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 96.
  • 11.Voir Pascal Perrineau, Le Grand Écart. Chronique d’une démocratie fragmentée, Paris, Plon, 2019.

Bernard Perret

Bernard Perret est haut fonctionnaire ; il a longtemps travaillé pour l'INSEE, pour ensuite se tourner vers les questions écologiques et de développement durable au sein de différentes instances (dont le Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie). Il est l'auteur de nombreux essais sur les politiques publiques, les liens entre économie et société, le développement durable (

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Science sans confiance

On oppose souvent science et croyance, comme si ces deux régimes de discours n’avaient rien de commun. Pourtant, l’expérience nous apprend que c’est généralement quand l’un des deux fait défaut que l’autre subit une crise. Dans le contexte pandémique actuel, l’incapacité des experts et des gouvernants à rendre compte dans l’espace public des conditions selon lesquelles s’élaborent les vérités scientifiques, aussi bien qu’à reconnaître la part de ce que nous ne savions pas, a fini par rendre suspecte toute parole d’autorité et par faciliter la circulation et l’adhésion aux théories les plus fumeuses. Comment s’articulent aujourd’hui les registres de la science et de la croyance ? C’est à cette question que s’attache le présent dossier, coordonné par le philosophe Camille Riquier, avec les contributions de Jean-Claude Eslin, Michaël Fœssel, Bernard Perret, Jean-Louis Schlegel, Isabelle Stengers. À lire aussi dans ce numéro : l’avenir de l’Irak, les monopoles numériques, les enseignants et la laïcité, et l’écocritique.