
Les limites de la régulation financière
L’actualité de la crise financière est l’occasion d’interroger l’évolution de la régulation du système financier, et plus largement, le rapport entre pouvoir politique et pouvoirs privés dans ce secteur crucial pour les économies et les sociétés. Dans ce cadre, la revue Esprit a sollicité les points de vue de Pervenche Berès, députée européenne de 1994 à 2019 et présidente de l’association Europe-Finances-Régulations, de Fabrice Demarigny, avocat en droit européen et spécialiste des marchés financiers, et de Bruno Tinel, professeur d’économie à l’université de Witwatersrand à Johannesbourg.
Les faillites de la Silicon Valley Bank, puis de Crédit Suisse, et les turbulences qu’elles suscitent sur les marchés financiers remettent en lumière les fragilités du système bancaire global. On s’interroge de nouveau sur la « résistance » des banques, notamment celles que l’on dit systémiques, et les manières d’éviter des phénomènes de contagion et de panique. Faut-il craindre une nouvelle crise de grande ampleur ? Qu’est-ce qui a changé en matière de régulation depuis 2008-2009 ?
Bruno Tinel – Il serait un peu exagéré de dire que rien n’a été fait après 2008, bien au contraire. Les contraintes et les contrôles sont beaucoup plus nombreux, le système est moins fragile. La notion de risque systémique est désormais dans tous les esprits et l’idée de contagion est au cœur des préoccupations des régulateurs. Le déni de l’instabilité financière a disparu, mais l’architecture du système n’a pas changé. La puissance politique et médiatique de celles et ceux qui tirent parti de la situation actuelle est si immense que l’on peine à imaginer de manière réaliste qu’un changement d’ensemble puisse s’opérer. Ceci ne signifie pas qu’il ne soit pas souhaitable. Il s’agit d’orienter les fonds dans les secteurs dont les rendements sociaux sont les plus élevés, sans pour autant que leurs rendements économiques le soient également (du moins à court terme). Nous avons déjà les outils pour cela : des banques d’investissement recyclant l’épargne longue des ménages à un taux administré, hors des circuits financiers habituels, sur le modèle de la Caisse des dépôts. On pourrait très facilement mettre en place, au niveau européen ou national, de tels mécanismes destinés à orienter les fonds vers le financement d’activités spécifiques en lien avec la transition énergétique. Encore faut-il en avoir la volonté politique.
Fabrice Demarigny – Le principe directeur du renforcement de régulation financière, d’emblée européenne, qui a suivi la crise financière de 2008 était d’apporter une réponse à la répétition d’un fait devenu politiquement, démocratiquement et socialement inacceptable – celui par lequel les profits sont privatisés, alors que les pertes sont supportées par la collectivité. Pour remettre la finance au service de l’économie réelle, l’Union européenne a adopté des règles prudentielles plus strictes, étendu la régulation à des domaines qui n’étaient pas ou peu régulés, créé des mécanismes de résolution doublés d’un fonds de garantie mutuelle abondé par les banques et transféré la supervision bancaire à la Banque centrale européenne. Cela a produit des effets indéniables : ainsi, l’activité pour compte propre des banques, de « finance pour la finance », rendue coûteuse en fonds propres, a aujourd’hui pratiquement disparu.
Des blocs réglementaires significatifs manquent à l’appel pour que le tout constitue une véritable Union bancaire solide et protectrice.
Cela étant dit, même après quinze années de négociations, des blocs réglementaires significatifs manquent à l’appel pour que le tout constitue une véritable Union bancaire solide et protectrice. L’exemple le plus marquant est celui de l’échec de la création d’une garantie européenne des dépôts protégeant le fonds des clients en cas de faillite d’une banque. On touche ici à l’absence de solidarité entre États membres – certains d’entre eux refusant que l’argent de leurs contribuables éponge les déboires d’une banque située dans un autre État membre.
Par ailleurs, l’Union cherche à mieux répartir les risques aujourd’hui trop concentrés sur un système bancaire qui finance par le crédit 80 % des économies en Europe. C’est l’une des idées fondatrices de l’Union des marchés de capitaux, qui doit permettre aux entreprises de lever des fonds par elles-mêmes sur un marché de capitaux intégré aux dimensions de l’Europe. Objectif rendu encore plus nécessaire par le retrait de l’Union européenne de la City de Londres. Mais, ici encore, les progrès sont lents, notamment en raison des rivalités entre places financières nationales qui n’ont toujours pas accepté l’idée d’être les multiples portes d’entrée d’un seul et même marché financier.
Il demeure également que, si l’épargne est abondante en Europe, celle-ci n’est pas investie sur le long terme – les épargnants préférant pouvoir disposer rapidement de leurs fonds, même au prix d’une rémunération rendue aujourd’hui négative par l’inflation. Cette absence d’épargne longue ralentit l’émergence d’un financement des entreprises par les marchés, d’un partage privé des risques et surtout d’un financement privé de la transition vers une économie plus durable – que les États trop endettés ne peuvent plus assumer. Enfin, malgré une extension constante du champ régulé, une source permanente de risque pour l’ensemble du système financier vient de l’émergence d’activités financières innovantes et non régulées. Il faut souvent attendre un accident majeur pour que les autorités de régulation se décident à intervenir. L’essor des cryptomonnaies l’illustre. Alors qu’elles ne financent en rien l’économie réelle, qu’elles n’attirent que la spéculation et enchaînent les faillites, à ce jour, leur existence n’est pas sérieusement encadrée.
Pervenche Berès – Dans le cas des deux banques citées, la hausse des taux d’intérêt a joué un rôle, mais d’autres facteurs, notamment comportementaux, se sont cumulés pour que la confiance soit perdue. Aux États-Unis, la Silicon Valley Bank avait reçu pas moins de six avertissements de la Federal Reserve de San Francisco sans réagir, dans un pays où le seuil de supervision renforcée des banques est passé, en 2018, sous l’administration Trump, de 50 à 250 milliards de dollars d’actifs après l’allégement de la loi Dodd-Frank de 2010. Crédit Suisse, établissement bancaire depuis plus de cent soixante ans, souffrait déjà d’une mauvaise réputation à cause d’une politique agressive et d’une gestion brutale, mais aussi d’accusations de blanchiment d’argent et de corruption, et de sanctions pour violation d’embargo, évasion fiscale, faillites de Greensill Capital ou Archegos Capital Management, et trafic de drogue. Ces banques étaient sur les écrans radar, ce qui a conduit à une réaction rapide des autorités.
Cette crise de liquidité repose la question de la pertinence de la notion de « banques systémiques ». Les enjeux de la stabilité financière ne se résument ni à la taille ni à l’interconnexion des banques, ni à la nature des risques qu’elles prennent. C’est la nature même de l’activité bancaire, la gestion actif-passif (asset liability management), qui doit être régulée afin d’instaurer et de maintenir la confiance en appliquant partout le principe « mêmes risques, mêmes règles », ce qui est encore imparfaitement le cas au sein de l’Union européenne, tout en sachant s’en écarter lorsque c’est nécessaire.
Le concept de too big to fail a aussi été malmené, puisqu’aux États-Unis, les autorités sont venues au secours d’une banque qui n’entrait pas dans cette catégorie et que ceux qui ont participé au bank run semblent avoir principalement réorienté leurs avoirs vers des établissements de plus grande taille, tandis qu’en Suisse, les autorités ont organisé le rachat d’une banque de cette catégorie par une banque encore plus importante.
C’est la nature même de l’activité bancaire, la gestion actif-passif, qui doit être régulée afin d’instaurer et de maintenir la confiance.
Dans ce contexte, la présidente de la Banque centrale européenne et le président du Mécanisme de surveillance unique ont tenu des propos rassurants – et entendus, à ce stade – sur la situation des banques européennes et l’efficacité des réformes structurelles mises en place après la grande crise financière, instaurant des ratios de liquidités et ledit mécanisme. Celui-ci a, en quelques années, su asseoir la crédibilité de son approche et du rôle exigeant des joint supervisory teams. Il couvre cent treize banques, représentant 82 % des actifs, contre douze banques aux États-Unis. Pour autant, il y a un paradoxe à voir, face à la panique, les autorités européennes se féliciter des décisions prises par les autorités suisses, alors même que certaines de ces décisions vont à l’encontre des leçons tirées de la crise de 2008.
Reste que cette crise plaide pour une mise en œuvre rapide et la plus complète possible de l’accord de Bâle III (2010), en conservant le niveau d’ambition des normes internationales, mais aussi pour autoriser les superviseurs à procéder à des évaluations sur les compétences et l’honorabilité (fit and proper) des dirigeants d’une banque ou pour intégrer les normes du comité de Bâle sur l’exposition des banques aux cryptoactifs. Elle plaide aussi pour un parachèvement de l’Union bancaire, en particulier de son volet de garantie des dépôts. La Commission européenne doit prochainement faire une nouvelle proposition à ce sujet, dans un paysage bouleversé où certains s’interrogent sur l’obligation de garantir tous les dépôts, les liquidités dont les banques devraient disposer ou l’alternative d’une monnaie numérique de banque centrale.
L’État va chercher une partie de ses financements sur les marchés financiers en émettant des obligations. Quels sont les risques financiers mais aussi politiques associés à une telle procédure ? Entraîne-t-elle des problèmes de dépendance ou de perte de souveraineté démocratique ?
B. Tinel – La dynamique des finances publiques est tout entière connectée à la dynamique macroéconomique et aux choix de long terme opérés par les gouvernements successifs en France. Depuis le début des années 1980, la tendance longue montre une hausse des ratios de dettes publiques par rapport aux produits intérieurs bruts (PIB). L’épisode du « quoi qu’il en coûte », lié à la Covid-19, doit être analysé sous cet angle. Une telle trajectoire eut été impossible si les principes financiers microéconomiques s’appliquaient aux États, car les taux d’intérêt sont supposés augmenter avec l’endettement de l’entité considérée. Or, depuis le début des années 1990, les taux longs réels sur les dettes publiques des pays capitalistes avancés, dont la France, n’ont cessé de baisser jusqu’à une période très récente. Ceci a pu avoir lieu parce que plusieurs mécanismes se sont combinés.
Premièrement, les gouvernements ont choisi, par des réformes fiscales successives, de réduire drastiquement la progressivité des prélèvements. Pour un niveau de dépense donnée, ceci creuse le déficit public et contraint à emprunter davantage sur les marchés financiers. Les fonds qui étaient jusque-là obtenus des ménages les plus aisés, par la force du monopole fiscal et sans contrepartie directe, sont désormais acquis sur les marchés financiers en échange du paiement d’un intérêt. Les possesseurs des titres de la dette publique peuvent ainsi profiter de la « liquidité » des marchés financiers pour revendre leurs titres quand ils le souhaitent. La liquidité du marché de la dette publique repose légalement sur certains acteurs bancaires clés, dont le rôle est de s’assurer que le niveau de la demande de titres ne s’effondre pas. La dette publique est ainsi détenue de manière écrasante par les banques et les intermédiaires qui gèrent l’épargne longue. Tout comme il y a deux cents ans, la dette publique demeure un outil de placement, fût-ce indirectement.
Deuxièmement, avec la baisse de la progressivité fiscale, les politiques dites de « libéralisation » menées depuis quatre décennies ont érodé les protections sociales et accru les inégalités. Les riches sont devenus de plus en plus riches, leurs moyens de placement (leur « épargne ») sont devenus de plus en plus abondants (tout autant que leur puissance politique), favorisant l’essor des intermédiaires financiers spécialisés dans la gestion de portefeuille et alimentant la demande de titres, y compris de titres de la dette publique. L’essor des marchés financiers et l’afflux de liquidités sur les marchés, résultant de la privatisation des systèmes de retraites dans les pays anglophones, ont nourri une demande de titres élevée. Au fil de ce processus de financiarisation, la demande de titres de la dette publique a crû plus rapidement que l’offre, constituée des déficits publics, alimentant une tendance baissière des taux longs sur les bons du Trésor.
Troisièmement, les banques centrales ont vu leur rôle évoluer. Il était jadis de boucler le système de financement public en finançant directement les déficits et en contraignant les banques à en détenir une partie. Ces processus se déroulaient très largement « hors marché », par des mesures réglementaires et des contrôles directs ; ils ne faisaient pas l’objet d’un prix. Les taux d’intérêt, y compris les taux longs, étaient pour partie fixés de manière bureaucratique. En somme, une part très importante de la dette publique n’était pas négociable sur les marchés financiers. Pour des raisons idéologiques, les élites au pouvoir ont voulu soumettre ces processus à la détermination d’un « prix de marché ». C’est ainsi que l’État s’est contraint lui-même à émettre ses bons du Trésor par un processus d’enchère et à créer un marché secondaire de la dette publique où, comme pour toute autre obligation, le prix des dettes publiques évolue en raison inverse des taux d’intérêt. En toile de fond, les banques centrales sont toujours là pour veiller sur les dettes publiques, mais comme acteur de second ordre, intervenant auprès des banques en difficulté ou sur le marché de la monnaie, c’est-à-dire sur les taux courts. En revanche, un phénomène nouveau est apparu avec la crise de 2008 : les banques centrales ont acquis un rôle de plus en plus grand dans la détermination des taux longs. On peut lire cette période comme une forme de re-bureaucratisation (cachée) de la gestion des dettes publiques.
Ces trois éléments combinés ont rendu possible un essor continuel des dettes publiques associé à une baisse continuelle des taux longs. Malgré l’écume des discours, il ressort des quatre dernières décennies que l’État reste un acteur clé de la dynamique économique et que ses finances demeurent plus que jamais un composant essentiel de la finance (grande ou petite). Certes, les finances publiques sont désormais soumises à des processus de marchés, mais ceux-ci reposent très largement sur des mécanismes non marchands, au premier rang desquels le fait que les banques centrales soient les prêteurs en dernier ressort. Les mesures dites non conventionnelles ont massivement recouru à cet outil. Ce fut fait au nom de l’assainissement bancaire, ce qui a certainement redonné un bon coup de fouet à la finance privée marchande (la politique monétaire accommodante favorise l’inflation financière) ; ce faisant, les finances publiques ont également été servies par des taux d’intérêt toujours plus faibles.
La crise actuelle est liée à la hausse des taux d’intérêt, qui succède aux politiques expansionnistes et au déversement sur les marchés par les banques centrales de liquidités pour faire face aux crises financières puis sanitaire. Outre la question de la régulation, il y a donc une question de politique monétaire en jeu dans ce qui se passe actuellement. En luttant contre l’inflation, les banques centrales paraissent avoir compromis la stabilité des marchés financiers, donnant l’impression au grand public que l’économie et la finance sont bien deux mondes distincts. Comment réarticuler les deux ?
F. Demarigny – C’est en finançant l’économie réelle que la finance se réconcilie avec l’économie. Ainsi, par exemple, lors de la crise de la Covid, le système bancaire et financier a fait preuve d’utilité économique et sociale. Il a lui-même absorbé le choc et, en relais de l’État, a permis à l’ensemble du tissu économique de traverser les périodes de paralysies de l’activité.
Au-delà de la stabilité économique et financière, on notera que l’Union européenne légifère beaucoup pour mettre la finance au service d’une économie plus durable. Ainsi, un cadre réglementaire assez strict va progressivement obliger les investisseurs et les financeurs à décider de leurs opérations en fonction de leur caractère plus ou moins contributif à une économie plus durable. Ces choix se feront sur la base de la diffusion par les entreprises d’informations de durabilité formellement standardisées et auditées, afin qu’elles soient comparables dans le temps et dans l’espace. Ainsi, de la même manière que les entreprises publient aujourd’hui des informations financières en fonction de normes comptables, elles établiront dès 2024 des « comptes » de durabilité sur la base de normes portant sur l’environnement (climat, pollution, eau et ressources maritimes, économie circulaire, biodiversité et écosystèmes), sur leur politique sociale (emplois directs, emplois dans la chaîne de valeur, communautés affectées, consommateurs) et, enfin, sur l’intégrité de leur gouvernance.
Cette nouvelle dimension de la transparence donnée aux marchés va mettre fin à l’écoblanchiment (greenwashing) et sera plus exigeante dans l’Union européenne. S’appliquera ainsi un principe de double matérialité, qui veut que l’on mesure à la fois l’effet de l’environnement sur l’entreprise mais également l’effet de l’entreprise sur l’environnement (intégrant un droit de suite à la chaîne de sous-traitance). Mais ce dispositif de fléchage de la finance privée vers des objectifs de durabilité est fragile, car il dépend de la manière dont les investisseurs soupèseront les critères de durabilité et ceux de rentabilité. En la matière, deux philosophies s’affrontent. En dehors de l’Europe, et surtout aux États-Unis, seul l’effet de l’environnement sur l’entreprise sera mesuré – il est interprété alors comme un risque ou une opportunité affectant sa valeur financière. En Europe, en revanche, l’information supplémentaire sur l’effet de l’entreprise sur l’environnement se conçoit comme la mesure d’un investissement créateur de valeur à long terme.
P. Berès – La remontée des taux à ce niveau et à ce rythme, une première dans l’histoire de l’euro, répond aux objectifs de politique monétaire. Elle alimente le débat sur la hiérarchie des rôles des banques centrales : lutter contre l’inflation, garantir la stabilité financière et faciliter le financement de l’économie. Cette hausse des taux ouvre aussi un débat sur l’anticipation de ses conséquences sur la stabilité financière et économique par la Banque centrale européenne et les banques elles-mêmes, avec le risque d’une crise. Les banquiers centraux estiment avoir alerté sur les risques, alors que certains les accusent de négliger le risque bancaire en luttant contre l’inflation et l’instabilité financière.
Dans ce contexte, l’Union européenne a des défauts. L’essentiel de son ajustement repose sur la politique monétaire, en l’absence d’instruments de pilotage de politique économique. Faut-il rappeler que la zone euro n’est pas dotée d’un budget, que la possibilité de renouveler l’émission d’une dette commune, comme lors du plan de relance européen de 2020, paraît bloquée et que les mécanismes de mobilisation de l’investissement privé, créés par le plan Juncker (2015), n’ont pas été reconduits, tandis que l’Union des marchés de capitaux n’est toujours pas réalisée et que la relance de la titrisation, voulue par le secteur bancaire, pourrait être compromise par la crise actuelle ?
Cette situation va peser sur des arbitrages politiques qui dépassent le périmètre d’action de la Banque centrale européenne, quelle que soit l’interprétation de son mandat secondaire1. Tout d’abord, la hausse des taux rend plus difficiles le financement du Pacte vert et la transition écologique de l’économie européenne2. Ensuite, l’exclusion du marché de l’emprunt des classes moyennes ou inférieures conduit, par exemple en France, à l’ouverture de discussions à propos des crédits immobiliers entre la Banque de France et le ministère des Finances.
B. Tinel – Les banques centrales ont désormais des prérogatives très étendues pour veiller sur les marchés financiers et les banques, et de manière indirecte sur les finances publiques. Elles sont également supposées être garantes du pouvoir d’achat de la monnaie et, à ce titre, elles se doivent d’afficher une volonté de fer de lutter contre l’inflation. Enfin, dans certains pays, elles doivent également prendre en compte explicitement l’évolution de la croissance et de l’emploi dans leurs décisions. C’est à elles qu’il incombe donc de gérer un nombre important de contradictions inhérentes au système. Les banques centrales sont bel et bien des institutions publiques ; elles détiennent une part du pouvoir souverain, mais elles échappent depuis bien longtemps au contrôle démocratique, alors même que leur rôle dans la gestion des affaires publiques est de plus en plus important.
La poussée inflationniste que nous connaissons est à lier à la combinaison de plusieurs facteurs qui n’ont pas une cause monétaire : reprise d’activité post-Covid, tensions sur les marchés de matières premières et montée générale de l’incertitude liée à l’invasion russe en Ukraine. Dans ce contexte, les banquiers centraux savent parfaitement que l’augmentation des taux n’est pas un outil adapté pour réduire cette poussée inflationniste. Ils savent également très bien que, s’ils augmentent trop les taux, cela peut produire une récession qui, certes, réduirait l’inflation, mais aurait des conséquences encore plus désastreuses sur l’activité et l’emploi (et sur les finances publiques).
Les banques centrales sont bel et bien des institutions publiques, mais elles échappent depuis bien longtemps au contrôle démocratique.
D’un autre côté, le jeu de coordination dans lequel tous les acteurs monétaires et financiers sont pris fait que, même si tout le monde sait que l’inflation n’est pas monétaire et que l’augmentation des taux est nocive, la Banque centrale européenne se doit d’augmenter un peu ses taux face à l’inflation, simplement pour sacrifier à un rituel, parce que tout le monde s’attend à ce qu’elle fasse cela en de pareilles circonstances, sous peine de générer une incertitude qui se traduirait par une hausse encore plus rapide des taux longs. Ce geste est simplement là pour signifier quelque chose comme : « Je suis le banquier central et même si nous savons tous que c’est un peu idiot, je le fais quand même pour vous rappeler que je veille aux problèmes importants qui peuvent surgir, soyez donc rassurés et ne changez pas trop vos anticipations, n’augmentez pas trop les taux longs. » Aussi bizarre que cela puisse paraître, cette stratégie semble marcher, car les taux longs réels ont nettement moins augmenté que les taux courts, et les anticipations d’inflation restent modérées, car cette stratégie monétaire reste crédible aux yeux de la majorité des acteurs. Paradoxalement, si la Banque centrale n’augmentait pas ses taux courts, il faudrait parier que la courbe ne serait pas inversée, comme elle l’est actuellement, mais ceci se paierait par une hausse des taux longs réels beaucoup plus conséquente, qui obligerait les gouvernements à revoir complètement leur politique fiscale, ce qui est actuellement hors sujet, ou de passer à des politiques très restrictives, dont on sait qu’elles produisent les effets exactement inverses de ce qu’elles sont censées produire.
Dans l’hypothèse où la stratégie actuelle fonctionne et que l’inflation soit amenée à ralentir davantage, les taux longs réels n’augmentant pas de manière décisive, il est imaginable que les gouvernements successifs puissent continuer à gérer le délabrement progressif des infrastructures publiques en France, comme c’est le cas depuis une bonne trentaine d’années, sans remettre en cause les choix fiscaux effectués depuis quarante ans. En revanche, une augmentation plus conséquente des taux, avec l’aval de la Banque centrale, obligerait le gouvernement à modifier durablement sa trajectoire, soit par une mortifère politique très restrictive destinée à ne pas toucher à la structure fiscale, soit par une relance industrielle et un retour de la progressivité fiscale. Dans la première option, les intérêts immédiats des classes possédantes prévalent inconditionnellement sur tout le reste, quitte à mener le pays à une crise politique des plus graves. Dans la seconde option, un compromis mettant en jeu la solidarité nationale est trouvé, ce qui peut éviter les soubresauts sociopolitiques les plus violents et permettre de maintenir une forme politique démocratique.
En définitive, il reviendra aux pouvoirs publics d’opérer les « sauvetages » nécessaires et de restaurer la confiance. Ce constat ne plaide-t-il pas pour ranger la finance dans la catégorie des « infrastructures critiques », à protéger et gérer selon une logique d’intérêt général ? Si oui, qu’est-ce qui devrait évoluer pour que ce soit le cas ? Pour l’Europe en particulier, la prédominance des banques américaines pose-t-elle des questions de souveraineté ? Quelle serait la bonne échelle de régulation d’une finance mondialisée et multipolaire ?
B. Tinel – En acceptant d’entrer dans la zone euro, la France a de facto perdu sa souveraineté monétaire. Ce recul démocratique s’est-il traduit, en contrepartie, par une amélioration des conditions socio-économiques pour l’essentiel de la population française ? Les contestations de plus en plus violentes, tout comme les indicateurs quantitatifs, permettent d’en douter. Si les finances publiques devaient se retrouver davantage sous pression en raison d’une hausse des taux d’intérêt, il ne fait pas de doute qu’une partie de nos élites sociales puisse être tentée de se servir de l’argument « des marchés qui exigent que… » pour prendre de nouvelles mesures anti-sociales et anti-démocratiques. Comment réagirait l’immense majorité des Français, dont les ressources mesurées en termes réels n’augmentent plus depuis bien longtemps déjà ? Suffirait-il de leur envoyer des brigades de CRS pour les mater une nouvelle fois ? En toile de fond, ce qui est en question derrière les considérations sur les finances publiques, c’est la base sociale du régime politique qui le sous-tend. Comment ne pas voir que la trajectoire actuelle ne cesse de voir cette base se réduire ? Est-ce autre chose qu’une crise de souveraineté démocratique ?
Depuis la fin des années 1980, ceux qui nous gouvernent ont choisi de mettre la France dans un régime de surévaluation monétaire, pérennisé avec l’euro. Comme ceci n’a pas été accompagné d’une politique industrielle volontariste et cohérente, il en résulte une provincialisation larvée : notre pays s’est peu à peu vidé de ses activités manufacturières, pariant sur la financiarisation, le tourisme et les services. Le problème est que cette nouvelle spécialisation post-industrielle ne permet pas de compenser structurellement la valeur de nos importations manufacturières, car nous ne vivons pas exclusivement de services et de finance ! Pour les finances privées comme pour les finances publiques, la France devient débitrice nette. Consommant plus qu’elle ne produit, elle ne cesse de s’endetter, tout particulièrement auprès de ses partenaires européens qui n’ont pas abdiqué leur rôle industriel. Il en résulte une immense perte de compétence, qui n’est pas un atout pour mettre en place la politique de transition énergétique, indispensable aujourd’hui, pour faire face au réchauffement climatique.
Autrefois légèrement positive, la position extérieure nette de la France est devenue négative avec l’avènement de l’euro pour, aujourd’hui, dépasser les 30 % du PIB, niveau jamais atteint par notre pays depuis que les statistiques permettent d’enregistrer cet indicateur tout aussi fondamental que peu commenté. En d’autres termes, des pans entiers de notre économie sont désormais contrôlés par des agents non résidents, sous la forme de placements à long terme dans notre économie. Ainsi, de manière croissante, les décisions stratégiques prises dans notre économie échappent à notre contrôle, car elles sont prises ailleurs. Ces dernières considérations ne sont pas étrangères à la trajectoire des finances publiques ; bien au contraire, il s’agit des deux faces d’une même médaille. Notre dette publique a crû plus rapidement que notre PIB. Quelle en a été la contrepartie réelle ? S’il s’était agi d’investir, de préparer l’avenir, de développer notre outil industriel, etc., alors notre niveau actuel de revenu et d’emploi (et donc le PIB !), tout autant que notre endettement extérieur, eut été bien moindre. Nous traversons une crise sociale doublée d’une crise politique sans précédent, parce que la trajectoire passée a désarmé la France en matière de souverainetés industrielle, monétaire et démocratique, non pas pour améliorer les conditions de vie du plus grand nombre, mais uniquement des classes les plus privilégiées, qui ont tiré parti des défiscalisations massives et de l’érosion de la progressivité. Sortir de cette crise qui ne cesse de s’aggraver suppose de changer de trajectoire longue en recréant de la solidarité nationale par l’impôt progressif et par l’investissement dans des projets de développement qui aient un sens pour l’ensemble de la population et non uniquement pour un cercle restreint de privilégiés.
F. Demarigny – À ce jour, ce sont les infrastructures de marché par lesquelles transitent tous les flux financiers (bourses, chambres de compensation, systèmes de règlement-livraison, dépositaires centraux et centrales de paiement) qui sont considérées comme des infrastructures critiques. Ce choix vise à couvrir le risque de voir l’écroulement de l’une d’entre elles se propager à l’ensemble du système financier. Ce n’est pas le cas pour les banques, car il est sain qu’elles mesurent et assument leurs risques, et que ne s’installe pas un aléa moral déresponsabilisant.
En revanche, la propagation des crises soulève immédiatement des questions de souveraineté car, en cas de crise, les réflexes nationaux de protection sont automatiques. Cela explique qu’après le Brexit, par exemple, les régulateurs européens cherchent à rapatrier les infrastructures de marchés en euros dans la zone euro.
Mais, de manière générale, l’Europe n’anticipe pas le caractère autosuffisant de l’écosystème qui sous-tend son marché financier. À titre d’illustration, si l’on reprend l’avancée que constitue la diffusion par les entreprises de leur performance en matière de durabilité, il est clair que ce seront les données et les informations sur la durabilité qui rythmeront à l’avenir l’évolution des marchés financiers. Pour autant, l’écosystème européen des données et de l’information sur la durabilité est déjà dominé par des duopoles (agences de notation, diffuseurs de données) ou des oligopoles (auditeurs, concepteurs d’indices) composés exclusivement d’acteurs non européens.
Depuis 2008, l’Union européenne s’est donc affirmée comme un échelon pertinent de régulation, mais elle n’a pas encore comme priorité de favoriser l’émergence d’un écosystème financier autosuffisant servant de socle à l’Union bancaire et à l’Union des marchés de capitaux et sur lequel les superviseurs pourraient actionner, sans dépendances extérieures, l’ensemble des leviers limitant les risques.
P. Berès – Que ce soit aux États-Unis ou en Suisse, le bank run résulte aussi d’une complaisance du législateur et du superviseur. Ils étaient too close to talk, quand bien même les problèmes étaient connus de tous. Pourtant, la crise a obligé les pouvoirs publics à des interventions massives, faisant voler en éclats de nombreuses règles mises en place après 2008, y compris celles du bail-in ou de la hiérarchie des créanciers. L’expérience acquise par le Mécanisme indépendant de surveillance unique pourrait devenir une référence s’il réussissait l’épreuve de cette crise.
Cette dernière rappelle aussi, si besoin en était, que la finance n’est pas une activité économique comme une autre : elle n’est pas une industrie, mais un service destiné à financer les besoins de l’économie. Est-ce que cela suffit à la ranger parmi les « infrastructures critiques » ? La récente directive sur la résilience des entités critiques du 14 décembre 2022 exclut les banques et les infrastructures des marchés financiers de l’essentiel du dispositif, tandis que certains États membres rangent dans cette catégorie leur bourse ou chambre de compensation.
Enfin, l’absence de concertation entre superviseurs conduit à s’interroger sur les structures de coopération et de dialogue, alors même que les solutions mises en œuvre unilatéralement ont des conséquences au-delà des frontières en matière de stabilité financière ou de concurrence, et que ni le comité de Bâle ni le Conseil de stabilité financière ne se sont intéressés aux risques des taux. Manifestement, au-delà des sujets qui mobilisaient jusqu’en février 2023 (la finance décentralisée, les cryptoactifs et la cybersécurité), cette crise oblige les acteurs à revisiter les fondamentaux de la finance.
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon et Jonathan Chalier
- 1. Voir le dossier « Les nouvelles doctrines des banques centrales », Revue d’économie financière, no 144, 4e trimestre 2021, p. 9-245.
- 2. Voir Stéphane Dées, Annabelle de Gaye, Camille Thubin et Oriane Wegner, « Transition vers la neutralité carbone : quels effets sur la stabilité des prix ? », Le Bulletin de la Banque de France, no 245, article 3, mars-avril 2023.