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Gershom Scholem en 1935. wikimédia
Gershom Scholem en 1935. wikimédia
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Sur Gershom Scholem

juin 2019

La longue trace laissée par Gershom Scholem (1897-1982) dans l’histoire du xxe siècle continue jusqu’à aujourd’hui d’intriguer les historiens des idées. On trouve d’abord parmi eux les spécialistes du judaïsme européen, notamment la Kabbale et la mystique juive que Scholem a établies comme un champ de recherche reconnu. Mais Scholem intéresse aussi les historiens du sionisme, dont il est une figure originale, à Berlin puis en Palestine, à partir de 1923, où il a été l’un des fondateurs de l’université hébraïque de Jérusalem. Enfin, il a croisé à de nombreuses reprises la galaxie de l’École de Francfort, notamment ­Benjamin, Adorno, Arendt et Habermas. Il est donc lui aussi un représentant éminent de cette génération de grands intellectuels juifs allemands, dont la vie a bifurqué brutalement en 1933. Sauf qu’au lieu de partir vers l’Ouest, il est parti vers l’Orient, très tôt.

Cette actualité persistante de Scholem est illustrée par la publication récente de trois livres solides, exigeants, portés chacun par un long travail dans ses archives[1]. Biale propose sans doute l’introduction la plus complète, alors que Engel discute son évolution philo­sophique et Zadoff est centré sur son rapport à l’Allemagne. Dans une bibliographie déjà étoffée, l’ensemble peut notamment être complété par un très bon Cahier de l’Herne[2], ainsi que par les deux ouvrages autobiographiques publiés par Scholem[3].

Reste que nos trois auteurs échouent à résoudre une même énigme centrale. Comment en effet se nouent ensemble les deux trames de cette vie : la carrière du grand savant, qui a profondément renouvelé l’histoire du judaïsme européen, et son engagement sioniste précoce, existentiel, bien que resté longtemps en marge des organisations politiques ? Pour Scholem, réécrire l’histoire des juifs, c’était à la fois leur proposer un nouveau rapport à leur passé et prendre parti sur les voies qui s’ouvraient à eux au présent. En ce sens, il est une figure supérieure de l’historien engagé.

Tout commence dès l’adolescence, quand ce lycéen brillant et très irascible scandalise sa famille berlinoise, aisée et assimilée, en se mettant à l’étude de l’hébreu et du Talmud. Pis, en août 1914, il refuse le grand élan national avec lequel les juifs, dit-il, n’ont rien à voir. Renvoyé du lycée et de la maison familiale, il simule la démence pour éviter d’être mobilisé par l’armée, mais il entre à l’université, en mathématique et en philosophie, puis il fait une thèse d’histoire médiévale juive, brillamment soutenue en 1923, juste avant de quitter l’Allemagne.

Très éloigné des positions socialistes et séculières de la génération de Ben Gourion, opposé à la construction d’un État juif, le jeune Scholem voit d’abord dans le sionisme un projet culturel : la transmission et la régénération d’un passé qui, de fait, est d’abord religieux et inscrit dans les livres. Pour autant, cette refondation ne saurait reposer sur la seule tradition des rabbins, centrée sur la loi et les commentaires savants, qui fondent leur pouvoir dans les communautés de la diaspora. Tout aussi important est pour Scholem le versant irrationnel et mystique de l’histoire juive, en particulier l’appel messianique, dont la puissance et la radicalité populaires ont été trop longtemps ignorées. Depuis le xviiie siècle et les Lumières juives, qu’ils aient pris le parti de ­l’assimilation ou du sionisme, qu’ils aient été libéraux ou socialistes, les intellectuels juifs ont toujours parlé, nous dit-il, au nom de la raison critique, de l’émancipation individuelle et de la sécularisation. Ils ont donc proposé une vision atrophiée du judaïsme, bien trop soucieuse du regard porté sur eux par les Gentils.

Scholem serait-il alors un partisan des anti-Lumières, une sorte de Joseph de Maistre juif, qui aurait cherché à fonder une communauté enfin rassemblée sur des forces irrationnelles ? Sur une foi mystique dans la reconstruction ­prochaine du royaume d’Israël ? C’est sur ces questions compliquées que buttent nos commentateurs.

D’un côté, Scholem n’aura de cesse de contester que le sionisme soit un messianisme. Les fondateurs de l’État juif ne sont pas les substituts de Dieu ou de son messie, et leur projet n’est pas de refonder l’ancien royaume. Ceci éclaire sa participation à la fin des années 1920 au groupe Brit Shalom, qui défend un accord avec les Arabes, ainsi que son opposition aux révisionnistes de Jabotinsky, puis au groupe terroriste Irgoun, avant ­l’indépendance. Pour la même raison, il condamnera le Goush Emounim, ce groupe ultrareligieux qui appelle à coloniser les territoires occupés au nom d’Eretz Israel, à partir de 1974. D’ailleurs, dès l’automne 1967, il avait signé une pétition appelant à rendre ces territoires, dans le cadre d’une paix négociée.

Face à cet ancrage libéral, l’autre terme de la discussion est donc l’œuvre scientifique de Scholem et la signification politique qu’il a voulu lui donner. Le problème est qu’il n’a jamais donné de discours de la méthode qui aurait explicité son projet historiographique et politique. Ses exégètes sont donc réduits à rechercher des indications ici et là, dans son œuvre, les entretiens ou l’immense correspondance qu’il a laissés. Beaucoup ont souligné sa propension à cacher ses traces et à s’en tenir à des commentaires indirects ou à des allusions cryptées, selon une pratique assez similaire à celle des auteurs mystiques auxquels il a consacré tant d’années. Cela vaut aussi pour sa foi personnelle, dont il a fait souvent état, mais dont personne n’a jamais saisi les contours.

À partir de la fin des années 1920, les recherches de Scholem se concentrent sur la figure mystérieuse de Sabbataï Tsevi. Né à Smyrne en 1626, ce fils de commerçant a reçu une longue formation religieuse avant de se proclamer messie à l’âge de vingt-deux ans et de commettre toute une série de sacrilèges, comme prononcer à haute voix le nom de Dieu. Il est chassé de Smyrne par les rabbins, voyage en Méditerranée orientale et s’installe enfin à Jérusalem où son message rencontre un succès croissant, qui cause un trouble profond dans de très nombreuses communautés juives, en Orient et en Europe. Emprisonné par le sultan à Istanbul, il finit cependant par se convertir à l’islam en 1666, puis est exilé dans les Balkans où il meurt en 1679.

Pendant trente ans et jusqu’à la publication d’une biographie monumentale, qui fera beaucoup pour sa gloire, Scholem revient donc sur le destin étonnant de Tsevi, sur ­l’environnement dont il est issu et sur ses conséquences pour le judaïsme européen[4]. Le sabbataïsme relève selon lui d’une histoire interne au judaïsme, centrée sur l’émergence en Palestine d’une hérésie, dans les années 1570, dont le message principal était de transférer de Dieu vers les hommes l’initiative de la reconstruction du royaume d’Israël, de la « réparation » du monde. Tsévi aurait alors été l’acteur presque impromptu de cet appel messianique : Scholem dresse d’ailleurs de lui le portrait d’un personnage assez médiocre, passant par des phases d’exaltation et de dépression, et au total peu inspiré.

Au lieu de répondre à des considérations historiques immédiates, l’origine lointaine du sabbataïsme aurait été, selon Scholem, l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492. La fin de la communauté la mieux établie et la plus influente aurait ébranlé ­l’ensemble du monde juif et ouvert la voie à une contestation radicale de l’ordre rabbinique, profondément inerte. De là, dans le langage de l’historicisme allemand, un « retour dans l’histoire » du peuple juif, qui aurait « repris son destin en main ». Mais au lieu de s’inscrire dans le grand récit de l’émancipation collective et de la raison occidentale, ce mouvement aurait pris cette forme messianique, démoniaque dit Scholem, qui a affaibli et divisé durablement le judaïsme européen. Le mouvement hassidique tout comme l’option de l’assimilation résulteraient de ce mouvement à la fois radical et archaïque, au xviie siècle.

Amir Engel reprend dans le détail ­l’ensemble du dossier, les contributions successives de Scholem et leur lien possible avec ses prises de position successives, en Palestine mandataire puis en Israël. Si Scholem conserve une position centrale dans l’historiographie juive, en revanche, nombre de ses thèses sont aujourd’hui contestées. Ses sources sont parfois étroites, certaines pistes ont été écartées sans plus de justification et la centralité du sabbataïsme ne fait certes pas l’unanimité. Les signes de tension avec les chercheurs plus jeunes sont d’ailleurs attestés, dès son vivant, notamment par Habermas. Se dégage ainsi l’image d’un professeur traditionnel, « à l’allemande », autoritaire et doté d’un solide égocentrisme.

Reste ce thème central : la catastrophe (1492, Sabbataï Tsevi et, bien sûr, la Shoah). Il n’y a pas, pour Scholem, d’essence du judaïsme ou de la religion juive : il n’y a qu’une évolution problématique, toujours en cours, exposée à la violence des autres, à la menace de l’assimilation et à la déraison des juifs, le messianisme. Même le sionisme peut mal tourner, politiquement et culturellement. Lorsqu’il arrive en Palestine, plutôt que d’admirer la vitalité de l’hébreu moderne, vernaculaire, qui est alors en pleine expansion, Scholem est horrifié par le déclin de la vieille langue sacrée, qui rompt le lien avec la tradition, en particulier avec les textes sacrés.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le ralliement à Ben Gourion peut alors se comprendre comme une réponse à la Shoah et au constat raisonné, mais toujours inquiet, que la construction d’un État est désormais la seule voie envisageable. Après d’autres, nos trois auteurs insistent ici sur la rupture avec Hannah Arendt, dont Scholem dénonce la tiédeur envers Israël, dès l’indépendance, puis à nouveau au moment du procès Eichmann (1961). Le choix de rester dans l’exil et sous la menace de ­l’assimilation témoigne pour lui d’une désinvolture ou d’une complaisance inexcusables.

Dans un contrepoint frappant, Noam Zadoff explore le lent retour de Scholem vers l’Allemagne, à partir des années 1950. De fait, Scholem publie et participe souvent à des conférences en allemand et il est invité à plusieurs reprises à Francfort, où il édite avec Adorno une correspondance (contestée) de leur ami commun, Walter Benjamin. Enfin, il séjourne plusieurs mois au Wissenschaftskolleg de Berlin, en 1981, peu avant sa mort à Jérusalem. De manière étonnante, on voit alors se dessiner un rapport presque banalisé, tout à la fois à la citoyenneté, à l’État et à l’engagement intellectuel, qui désormais ne semble plus relever que de la vie civile. Établi au cœur des institutions israéliennes, dans un État consolidé, Scholem peut revenir dans sa ville natale, recevoir l’admiration de ses hôtes pour son bel allemand classique et poursuivre avec eux cette conversation que le jeune étudiant rejetait absolument. En somme, la figure de l’exilé aurait changé : il ne serait plus dans la diaspora, avec laquelle il a rompu par un pur acte de volonté, mais dans ce regard nouveau sur une tradition et un milieu intellectuels dans lesquels il s’est formé et qu’il a emportés avec lui à Jérusalem.

 

[1] - David Biale, Gershom Scholem: Master of -Kabbalah, New Haven, Yale University Press, 2018 ; Amir Engel, Gershom Scholem, an Intellectual Biography, Chicago, The University of Chicago Press, 2017 ; et Noam Zadoff, Gershom Scholem: From Berlin to Jerusalem and Back [2014], trad. de l’allemand par Jeffrey Green, Waltham, Brandeis University Press, 2017.

[2] - Maurice Kriegel (sous la dir. de), Cahier Scholem, Paris, L’Herne, 2009.

[3] - Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié [1975], trad. par Paul Kessler, Paris, Hachette, 2001 et De Berlin à Jérusalem [1977], trad. par Sabine Bollack, Paris, Albin Michel, 1984.

[4] - Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi. Le messie mystique 1626-1679 [1957], trad. par Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Paris, Verdier, 2008.

Jérôme Sgard

Docteur en économie, Jérome Sgard est professeur d’Économie Politique à Sciences Po. Auparavant, il a notamment été chercheur au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). Il est notamment l’auteur de L’Économie de la panique (La Découverte, 2002) et Europe de l’Est : la transition économique (Flammarion, 1997).…

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