
Une nouvelle crise financière ?
Si le risque systémique n’a pas disparu de la finance mondiale, la vigilance des autorités de régulation et des taux d’intérêts durablement bas permettent d’écarter la perspective d’une crise.
Qu’ils soient de droite ou de gauche, libéraux ou keynésiens, orthodoxes ou hétérodoxes, rarement une même idée aura autant fait consensus chez les économistes : une nouvelle crise financière est imminente. Livres, articles, rapports de think tanks, etc., tous les supports sont mobilisés pour nous prévenir de la crise qui vient. Le raisonnement est simple : la crise de 2007-2008 était due à un excès d’endettement ; or, selon les données de la Banque des règlements internationaux (Bri), les crédits aux agents non financiers (États, entreprises et ménages) atteignaient, à la fin de 2018, 178 000 milliards de dollars, en hausse de plus de 80 % par rapport à la fin de 2006. Si la dette crée la crise, encore plus de dette créera encore plus de crise, CQFD.
Sauf que ce n’est pas si simple. D’abord, si toutes les bulles financières sont effectivement précédées d’une bulle de crédits, la progression de ces derniers ne représente pas une condition suffisante pour faire apparaître une crise financière. Ensuite, la finance paraît moins spéculative qu’il y a dix ans. Enfin, les conditions d’endettement ne sont plus les mêmes, avec des taux d’intérêt bas et amenés à le rester. La probabilité d’une crise financière n’est jamais nulle, mais la prochaine n’est pas forcément pour demain.
La hantise de la dette
« Comment ne pas s’inquiéter du fait que nos sociétés restent sous la menace des excès de dettes alimentant les bulles ? », demande Laurence Scialom, économiste institutionnaliste[1]. Comment ne voit-on pas venir « le tsunami de l’endettement qui menace nos économies » ?, complète le financier Georges Ugeux dans le sien[2]. Le professeur d’économie hétérodoxe Steve Keen analyse le trop-plein de crédits dans un livre intitulé Pouvons-nous éviter une autre crise financière ? [3] et l’orthodoxe ancien banquier central Jean-Claude Trichet s’inquiète de la montée des dettes publiques et privées[4]. La dette fait peur.
Il est vrai qu’une analyse historique des grandes crises financières démontre que toutes les bulles financières ont été précédées d’une bulle de crédits : pour gagner beaucoup d’argent avec des paris spéculatifs, il faut miser gros, c’est-à-dire jouer avec l’argent des autres, c’est-à-dire s’endetter. En sommes-nous là ? La progression du crédit devient inquiétante lorsqu’elle n’est pas justifiée par la dynamique de l’économie. Or, selon les analyses de la Bri qui tente de mesurer cet excès de crédit, à la fin de 2018, pour la grande majorité des pays, la croissance du crédit se situe plutôt en dessous qu’au-dessus de la tendance attendue : - 12, 4 % pour la zone euro, - 15, 1 % pour le Royaume-Uni, - 6, 9 % pour les États-Unis.
La dette fait peur.
Le crédit qui pose le plus de problèmes est moins celui octroyé aux entreprises ou aux particuliers que celui qui se dirige vers les acteurs de la finance (banques[5], fonds d’investissement…) : entre décembre 2002 et décembre 2008, l’endettement du secteur financier américain a progressé de 28 %, celui de la zone euro de 40 % et celui du Royaume-Uni de 74 %. Selon les données de l’Institute of International Finance, l’endettement du secteur financier a augmenté de 10 % au cours des dix dernières années.
Enfin, si un crédit croissant représente une condition nécessaire des dérapages financiers, c’est loin d’être une condition suffisante[6]. Une bulle financière démarre par des innovations, de nouveaux moyens de gagner de l’argent qu’une banque invente, avant d’être copiée par les autres dans une course aux profits, alimentée par la bulle de crédits, tout ceci mettant plusieurs années à se mettre en place. Aujourd’hui, si telle ou telle pratique financière inquiète (les exchange traded funds des organismes de placements financiers, les prêts à fort effet de levier aux États-Unis, etc.), on ne voit pas d’instrument de placement bizarre et opaque dont les volumes progresseraient fortement d’année en année. L’endettement croissant des grandes entreprises françaises inquiète, mais il a déjà fait l’objet d’une réaction de la part des autorités de régulation visant à en modérer la progression.
On ne voit pas, à ce jour, de source de risque systémique, une crise locale capable d’entraîner une crise mondiale. À contre-courant du consensus actuel, l’économiste Patrick Artus ne perçoit aucune menace de crise financière à court terme, ni du côté des ménages, ni de celui des dettes publiques de la zone euro, de la Chine, des autres émergents ou des banques[7]. Son approche agrégée n’empêche pas de pouvoir s’inquiéter sur des cas particuliers. Par exemple, en Europe, la plus grosse banque allemande, la Deutsche Bank, connaît des difficultés importantes. Nul doute que son effondrement aurait des répercussions significatives sur le reste de la finance européenne et mondiale. Mais on voit mal le gouvernement allemand et les autres pays de la zone euro ne pas intervenir. Ce ne serait pas un scénario à la Lehman Brothers.
Une finance moins spéculative
La Deutsche Bank appartient au groupe des banques systémiques, telles qu’elles sont identifiées au niveau international par le Forum de stabilité financière. Les chercheurs Jézabel Couppey-Soubeyran et Thomas Renault soulignent que, depuis la crise, le nombre d’établissements systémiques est resté stable et le poids total de leurs activités a eu tendance à croître, sauf dans la zone euro où leur nombre a diminué (de 10 en 2011 à 7 en 2018) de même que leur volume d’affaires[8].
Plus importants pour les phénomènes de contagion, les liens entre les banques par l’intermédiaire du marché interbancaire, là où elles s’échangent de l’argent, ont considérablement diminué. Depuis la crise, le volume de ce marché a été divisé par sept aux États-Unis et par huit en Europe. Autre évolution positive : le marché des produits financiers opaques et risqués, sur lequel les grandes banques sont des acteurs clés, a été divisé par près de quatre entre son pic de 2009 et 2018.
Pour autant, insistent Couppey-Soubeyran et Renault, les risques n’ont pas disparu de la finance. Une partie des échanges de produits financiers risqués doivent désormais passer par des « chambres de compensation », des sortes de notaires qui enregistrent les transactions mais doivent également se substituer à une banque qui ferait faillite pour rembourser ses créanciers. Si plusieurs gros établissements connaissaient des difficultés en même temps, comme c’est le cas lors des grandes crises, les chambres de compensation rencontreraient des problèmes. Une partie du risque de la finance leur a été transféré.
Il faut également mentionner le shadow banking, des activités de crédits sous la forme de transferts d’épargne risqués. On y retrouve des fonds d’investissement à court et moyen terme (environ la moitié du total), des intermédiaires financiers internes aux multinationales (un peu moins d’un quart) et divers autres acteurs.
Le risque systémique fait aujourd’hui l’objet d’une plus grande attention de la part des autorités de régulation bancaire.
Selon le Forum de stabilité financière (Fsb), cette finance croît depuis 2012 pour représenter 13, 5 % du total mondial, mais cela reste une proportion assez faible et très largement inférieure à celle des banques. Les risques éventuels posés par la finance de l’ombre ne sont pas uniquement liés à sa taille mais également aux liens que ses acteurs entretiennent avec le secteur bancaire, leurs difficultés se répercutant sur les établissements de crédit. De ce point de vue, le rapport du Fsb souligne bien que banques et « banques de l’ombre » sont directement liées. Mais, selon les données fournies, ces liens restent faibles. Ainsi, les prêts aux institutions financières de l’ombre représentaient, fin 2017, 5, 5 % du total des actifs des banques, tandis que le financement qu’elles en reçoivent représente 5, 7 % du total de leur financement. À l’inverse, les banques pèsent pour 6, 2 % des financements de la finance de l’ombre et ce qu’elle apporte aux banques correspond à 6, 3 % de ses actifs. Il n’y a donc pas de dépendance forte entre ces deux faces de la finance.
Reste un problème : dans des centres financiers comme les îles Caïmans et l’Irlande, le shadow banking pèse d’un poids considérable, concentrant beaucoup de risques. Ce sont des foyers par lesquels peuvent être attisées les flammes d’une panique financière, surtout après le constat de leurs forts liens internationaux. D’autant plus que les grandes banques internationales sont, elles aussi, très présentes dans les paradis fiscaux : si les pays du G20 ont progressé dans leur remise en cause de ces territoires lorsqu’ils visent à réduire les bases fiscales des pays développés, ils n’ont rien fait pour sortir les banques des paradis fiscaux, des territoires où elles peuvent prendre des risques importants de manière opaque[9].
Le risque systémique n’a donc pas disparu de la finance mondiale. Mais il fait aujourd’hui l’objet d’une plus grande attention de la part des autorités de régulation bancaire que ce n’était le cas au début des années 2000. De plus, un autre facteur de différenciation important avec cette période tient au niveau des taux d’intérêt.
Des taux d’intérêt durablement faibles
La dette devient par définition un problème lorsque les débiteurs ne peuvent pas la rembourser. C’est le cas lorsque le coût de la dette est important, c’est-à-dire supérieur au rendement de l’utilisation du crédit. Or les taux d’intérêt évoluent depuis plusieurs années à un niveau très bas.
Après la crise financière et celle de la zone euro, les politiques monétaires des banques centrales ont contribué par leurs interventions, notamment en Europe, à maintenir les taux à un niveau faible. Le fameux quantitative easing, l’achat de titres de la dette publique (et un peu de dettes privées) par la Banque centrale, nourrit une demande forte, ce qui permet aux États de proposer des taux de plus en plus faibles. Ceux qui nous annoncent une prochaine crise de la dette parient sur le fait que les taux d’intérêt ne vont pas rester bas indéfiniment et que, compte tenu du niveau important des dettes, leur coût deviendra prohibitif.
À cela, on peut répondre par plusieurs arguments. La fin du quantitative easing sera très progressive puisque, même si la Banque centrale européenne a arrêté en janvier 2019 d’acheter des titres de dettes publiques, elle va réinvestir pendant un moment – aucun terme n’a encore été fixé – ce qu’elle touche en remboursements des dettes passées qu’elle a achetées. Par ailleurs, elle a indiqué qu’elle ne commencerait à remonter, graduellement, ses taux d’intérêt qu’à partir de 2020. La banque centrale des États-Unis a suivi le même processus et, face au ralentissement de l’économie mondiale et à la faiblesse persistante de l’inflation, 2019 pourrait être déjà marquée par un nouveau mouvement de baisse des taux d’intérêt.
En Europe, la baisse du volume de la dette allemande, du fait d’une position constante d’excédents budgétaires, prive les investisseurs de titres peu risqués et devrait les inciter à vouloir acheter plus de dette d’autres pays européens bien vus des investisseurs, ce qui contribuera à en maintenir, à l’avenir, le coût à un niveau faible. Les Pays-Bas, l’Autriche et la Belgique profitent de cet effet et, de manière encore plus prononcée, la France, du fait de la taille relativement plus importante de sa dette qui lui permet d’offrir un marché plus important aux investisseurs en quête de placements.
Enfin, de manière plus structurelle, l’épargne mondiale disponible pour s’investir se trouve depuis plusieurs années à un niveau plus élevé que ce que les entreprises et les administrations publiques sont prêtes à investir, poussant le loyer de l’argent, les taux d’intérêt, à la baisse. Du fait de cet excédent d’épargne mondiale, les taux d’intérêt étaient déjà orientés à la baisse avant l’intervention des banques centrales. Une situation qui s’explique par le fait que, au niveau mondial, l’investissement public est en berne et l’investissement privé également, avec cette situation paradoxale que l’épargne des entreprises est aujourd’hui supérieure à celle des ménages !
Dans son dernier livre, le professeur Steve Keen annonçait une crise financière en Australie et au Canada avant la fin 2017. Elles n’ont pas eu lieu. De son côté, le financier Georges Ugeux annonce qu’une crise de la dette mondiale « va déferler sur nos économies au plus tard à la fin de 2020 ». Il y aura certainement d’autres crises financières mondiales. Mais les arguments avancés jusqu’à présent par ceux qui l’annoncent pour bientôt peinent à convaincre.
[1] - Laurence Scialom, La Fascination de l’ogre ou comment desserrer l’étau de la finance, Paris, Fayard, 2019.
[2] - Georges Ugeux, La Descente aux enfers de la finance, préface de Jean-Claude Trichet, Paris, Odile Jacob, 2019.
[3] - Steve Keen, Pouvons-nous éviter une autre crise financière ?, trad. par Élise Roy, préface de Gaël Giraud, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
[4] - Sur Europe 1, le 7 janvier 2019.
[5] - Pour gagner de l’argent, les banques qui reçoivent beaucoup de dépôts les prêtent aux autres banques qui peuvent avoir des besoins temporaires de financement.
[6] - Voir Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2013.
[7] - Patrick Artus, Discipliner la finance, Paris, Odile Jacob, 2019.
[8] - Jézabel Couppey-Soubeyran et Thomas Renault, « 10 ans après la faillite de Lehman Brothers, le risque systémique a-t-il baissé ? », La Lettre du Cepii, n° 391, octobre 2018.
[9] - Christian Chavagneux, « Sortir les banques des paradis fiscaux », Revue d’économie financière, n° 128, 4e trimestre 2017.