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LaRose, de Louise Erdrich

Avec ce quinzième roman, Louise Erdrich clôt un cycle consacré aux Amérindiens en substituant l’espoir d’un apaisement à la volonté de vengeance mise en scène dans les deux textes précédents. Dans La malédiction des colombes, l’assassinat d’une famille continue à hanter sur plusieurs générations la petite ville blanche de Pluto et à bouleverser les habitants de la réserve voisine ; dans Le Silence du vent, Joe, un adolescent de treize ans, frustré par la lenteur de l’enquête officielle et par l’impuissance de son père, juge tribal, décide de démasquer et de punir le responsable du viol de sa mère. Ce dernier volet est construit à plusieurs voix entre le moment où un Indien Ojibwé, Landreaux Iron, en visant au fusil un cerf, tue accidentellement Dusty Ravich, le fils âgé de cinq ans de son meilleur ami et de la demi-sœur de sa femme, et celui où les deux familles et leurs proches sont réunis pour une fête. En filigrane aux thèmes de justice, d’expiation et de transmission, la puissance de la rédemption et de l’amour comme rempart à la culpabilité et au désespoir se glissent au cœur du récit.

Ce roman témoigne du double héritage culturel de Louise Erdrich, née à Little Falls (Minnesota) d’un père germano-américain et d’une mère Ojibwé. Inscrit dans la réserve du Dakota du Nord, son terroir littéraire, il répond à la volonté de lutte contre l’oubli et à la perte d’identité des Amérindiens ; ancré autour d’une violence tant physique que psychologique, de la confrontation à la mort, du travail de deuil, de l’effacement douloureux du sentiment d’innocence, il touche à des valeurs qui résonnent aussi hors de ce cadre, donnant à la narration toute sa puissance.

La décision de Landreaux Iron et de son épouse Emmaline de respecter une coutume et d’offrir leur propre fils LaRose à la famille Ravich, en remplacement de Dusty, sert de détonateur à une succession de séquences, éparpillées dans le temps, s’entrecoupant parfois, incursion éclairante du passé dans l’actualité du moment. L’errance du petit garçon, cinquième du nom LaRose, entre les Ravich et les Iron, revient comme un leitmotiv qui révèle tant la dimension poétique des croyances amérindiennes que les atteintes perpétrées à leur encontre. Elle joue aussi le rôle de témoin silencieux du drame vécu par chaque individu concerné et du traumatisme d’une collectivité toute entière qui doit trouver les ressources pour se réparer.

Des scènes surgissent, inattendues : au cours d’une réunion, le récit d’une histoire d’autrefois est soudain interrompu, car il faut respecter la tradition sacrée qui exige d’attendre quand « il n’y a pas de neige sur la terre. Les êtres sans pattes ne dorment pas encore ». Blotti en secret contre l’arbre où son ami Dusty est mort, le jeune LaRose a le sentiment de dialoguer avec son esprit. La première LaRose, gravement atteinte de tuberculose, sent son corps en état de lévitation et sait sa fin imminente quand elle revoit la tête immonde de Mackinnon, l’homme qui l’a violée et qui a été laissé pour mort.

Comme en un miroir déformant, les obstacles qui nuisent à la pérennité de ces rites viennent s’interposer, à commencer par l’école qui vise souvent à immerger les Indiens dans la civilisation ambiante « jusqu’à ce qu’ils en soient totalement imprégnés », selon la Carlisle Indian Industrial School où a étudié la deuxième LaRose. Cette dernière, qui y a appris tout ce qu’« une blanche » doit savoir – travaux domestiques, maintien, histoire américaine contemporaine avec les Amérindiens tout en bas de l’échelle – a lutté pour ne pas oublier les enseignements de sa mère – comment faire usage des poisons ojibwés, comment mettre son esprit à l’abri en cas de besoin ou encore comment, du sommet des arbres, rassembler ses diverses personnalités et les réintégrer en elle.

D’autres fléaux comme les violences sexuelles (Maggie, la sœur de Dusty, est agressée par quatre jeunes Blancs dont LaRose veut se venger), la drogue (Roméo profite de son travail à l’hôpital pour subtiliser toutes sortes de stupéfiants), l’accès libre aux armes à feu (Peter Ravich en a plusieurs, bien chargées), l’alcool (Landreaux et Emmaline en ont fait un large usage pendant les premières années de leur union), le jeu, le suicide (Nola, la mère de Dusty tente de se pendre, mais elle est découverte à temps par sa fille Maggie) traversent le récit comme autant de menaces à l’intégrité d’un idéal. La force spécifique de ce roman est de jouer sur le décalage entre deux approches culturelles, l’une cherchant à annihiler l’autre, comme pour mieux dénoncer aussi la similitude des maux qui les ravagent.

Les dérives dues aux excès, à la pauvreté, au chômage, à la maladie ou au coût de la vieillesse n’abîment pas les seuls Amérindiens : elles affectent la société américaine dans son ensemble, comme le suggèrent les allusions à la guerre au Koweït, à la torture, au recrutement des gardes nationaux, aux doutes religieux, à l’effondrement des classes moyennes ou encore au comportement des adolescents de la ville de Pluto. Le décryptage des stratégies qui permettent de les affronter souligne la dimension universelle des thèmes abordés. Nola symbolise toute mère qui a perdu un enfant et ne sait comment assumer son deuil ; Roméo est l’archétype d’un homme obsessionnel, consumé par la haine (il rend Landreaux responsable de son handicap et du rejet de son amour par Emmaline) et colporteur de rumeurs infondées ; le père Travis est emblématique de l’effort de pénétration de l’Eglise dans un univers obéissant à une spiritualité autre.

Evoqués avec pudeur, sans jugement aucun, ces êtres vulnérables, dépassés par un destin contraire, meurtris dans leurs chairs et dans leurs croyances, apprennent dans la douleur et dans le doute à faire leur un message des anciens : « Le chagrin dévore le temps. Sois patient. Le temps dévore le chagrin. »

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.