Haïti : littérature et politique (entretien)
Alors qu’on attend le second tour de l’élection présidentielle, c’est en plein chaos que l’île, frappée par un tremblement de terre, tente de se reconstruire. L’écrivain allemand d’origine haïtienne explique ici pourquoi ce pays peine toujours à construire son État mais aussi pourquoi il suscite l’imagination et crée des attachements aussi forts qu’irremplaçables.
Onze mois ont passé depuis le tremblement de terre et la population attend toujours une reconstruction coordonnée et effective. Haïti se débat en souffrant. L’attente d’une amélioration s’essouffle et les idées les plus fantasques émergent. Un ami haïtien me dit même : « Que la communauté internationale se répartisse la population et qu’on ferme le pays ! » Et voilà maintenant que le choléra s’est introduit, se répandant comme une lourde traînée de poudre rendant chaque poignée de main, chaque gorgée d’eau, chaque bouchée de pain suspecte. Mais nous oublions parfois que, du centre de la capitale jusqu’au fond des campagnes, chacun poursuit son quotidien : les Haïtiens se lèvent tous les matins, vont travailler, font leur marché, retrouvent leurs amis, étudient et les enfants continuent à jouer.
Dans le contexte haïtien actuel, la tenue d’élections présidentielles exemplaires relevait de l’impossible. Malgré tout, les Haïtiens ont tenu à respecter le calendrier électoral, non seulement parce que tous reconnaissent que le gouvernement Préval doit être remplacé mais aussi parce que la somme d’argent dépensée pour cette journée, en grande partie par la communauté internationale, ne pourra être de nouveau mobilisée.
Les rues de la capitale, tapissées d’affiches et de slogans, évoquaient même d’anciens présidents tels Aristide et Duvalier. Peu ont l’espoir d’un gouvernement meilleur, mais l’idée prégnante d’une sortie de la tutelle étrangère caresse tous les esprits. Dans un pays « pauvre » et « en développement », les spots publicitaires de la campagne électorale reflètent l’aspect scandaleux du vide des projets politiques. Cette campagne mettait plutôt en scène un trop-plein de candidats comme pour désorienter le peuple dans ses choix politiques.
Tous craignaient des violences et des bains de sang, le pire a été évité, du moins le jour des élections. Vu la tension politique, sociale, économique et sanitaire, la situation aurait pu dégénérer. Des partisans de certains partis ont cependant ouvert le feu sur quelques bureaux de vote, montrant ainsi leur esprit « mauvais joueur », afin de contester le bon déroulement de la journée qui aurait justifié le report du scrutin. Les fraudes n’ont pas pu être évitées. Et à quoi cela sert-il de recompter des bulletins rajoutés dans les urnes ? Certains sont de trop mais le résultat sera le même. Ce que j’ai pu observer fut l’inadéquation entre les détenteurs de carte électorale et leur inscription sur les listes des bureaux de vote. Beaucoup d’entre eux n’ont donc pas pu voter. Par ailleurs, nombre de Haïtiens ne sont pas allés voter, évoquant des candidats « tous pourris » et « corrompus ».
À la fin de la journée, douze des candidats ont demandé l’annulation du scrutin auprès du Conseil électoral provisoire (Cep).
Mardi 7 décembre, le Cep a annoncé la victoire au premier tour de Mirlande Manigat (31 %), candidate du Rdnp, et de Jude Célestin (Inite) (22 %), poulain du président en place. Ce dernier devançait Michel Martelly, alias Sweet Micky, très populaire et star de musique kompa. À la suite de ces résultats, les partisans de Martelly se sont révoltés dans les rues de Port-au-Prince contestant la manipulation électorale et exprimant leur colère contre le parti au pouvoir en s’attaquant aux bâtiments des services publics.
Le second tour se tiendra le 16 janvier 2011.
Pauline Vermeren, 17 décembre 2010
Pauline Vermeren1 – Votre nouveau livre, Haïti : nachruf auf einen gescheiterten Staat (Haïti : nécrologie d’un État échoué), est paru en septembre 2010 en Allemagne. Pourquoi parler d’un État « échoué » ?
Hans-Christoph Buch – Je parle d’un État « échoué » (et pas seulement en décomposition) parce que cet État n’a jamais fonctionné. Aujourd’hui Haïti est sous la tutelle des Nations unies depuis plus de dix ans, les Haïtiens ont des difficultés à se gouverner eux-mêmes, il faut le dire ouvertement, parce que le pays pourrait retomber dans le chaos. J’ai vu ce chaos de très près, et je ne me fais pas d’illusions. Mais le titre est aussi une provocation dans l’espoir qu’Haïti puisse se redresser et surmonter les problèmes que je décris dans mon livre.
Vous êtes étroitement lié à Haïti de par votre histoire familiale. Votre grand-père allemand arrive à Port-au-Prince en 1898, monte une pharmacie et se marie avec une Haïtienne, votre grand-mère. Dans Ombres dansantes ou le zombie, c’est moi, j’ai relevé cette phrase : « À être ainsi contraint de s’occuper de Quisqueya [Haïti], B. avait consumé toutes ses énergies, et cela avait laissé dans son existence un vide que rien ne pouvait combler : peut-être était-ce pour cette raison que B. ne parvenait pas à se défaire de l’obscur objet de ses désirs » (p. 233). Cette relation passionnelle n’est-elle pas aussi celle que vous avez construite avec Haïti ?
Oui, c’est devenu une obsession. Mes romans ont toujours une base historique et politique à travers laquelle j’essaie d’expliquer Haïti à mes lecteurs allemands. Cette obsession est devenue comme une osmose, parce que je me sens en même temps haïtien et allemand. Je fais partie du chaos d’Haïti. Je ne le décris pas seulement de l’extérieur, j’y vais régulièrement, au moins une fois par an, pour rendre visite à mes amis, des intellectuels comme Laënnec Hurbon, ou des écrivains comme Frankétienne. Je vis en partie en Haïti, mais principalement à Berlin. Le sort d’Haïti me touche profondément et est une source inépuisable pour mes livres. Car ce que j’écris vient des histoires qu’on me raconte en Haïti, des histoires invraisemblables, fantastiques, folles, insolites. Je n’invente presque rien. Parfois, je change les noms, comme dans ce roman où je ne parle pas d’Haïti mais de « Quisqueya » (l’ancien nom de l’île à l’époque des autochtones, avant l’arrivée de Christophe Colomb).
Haïti est ma seconde patrie où je suis obligé de retourner, comme si un sort avait été jeté sur moi parce que mon grand-père a épousé une Haïtienne. Il a passé toute sa vie à Port-au-Prince et il est enterré là-bas. Mon grand-père était pharmacien, il avait un grand magasin qui s’est écroulé durant le tremblement de terre de l’année dernière. Comme tous les biens des Allemands, notre pharmacie avait été confisquée au cours de la Seconde Guerre mondiale. Mais le bâtiment était encore là, une belle maison avec des meubles en acajou, de la vaisselle en porcelaine ou en céramique avec des inscriptions et des symboles peints dessus. C’est comme si le petit-fils devait revivre les exploits et les erreurs de son grand-père. Haïti est devenu le sujet principal de mes livres. Ce que j’ai écrit plus tard sur l’Afrique ou d’autres régions comme l’Amérique latine, tout cela n’aurait pas été possible sans Haïti comme point de départ.
Haïti se situe au carrefour de plusieurs cultures, c’est bien connu, un pays où le mélange des langues et des civilisations a une longue tradition. Ma grand-mère était une mulâtresse, c’est le terme qu’on emploie en Haïti pour désigner les personnes libres de couleur, et elle était considérée comme une noire en Allemagne sous le régime nazi, car à l’époque le racisme était institutionnalisé, pas seulement dirigé contre les juifs mais aussi contre les noirs. Alors qu’en Haïti, elle était considérée comme une blanche dans le contexte de la société postcoloniale. Moi, je ne me suis jamais senti exclu en Haïti du fait d’être un blanc. Là-bas, le mot « blanc » veut dire « étranger » plutôt qu’autre chose.
Le surnaturel quotidien
Les Haïtiens connaissent très bien leur histoire, qui tient une place essentielle dans la vie de chacun. Dans vos textes, qui sont à la fois historiques et romancés, vous mêlez la réalité et la fiction. C’est perturbant et intriguant parce que parfois vous racontez une histoire qui a vraiment existé, avec des personnages historiques, et vous introduisez des éléments surnaturels, irréels. On se demande quel est le vrai du faux, on est même tenté d’aller vérifier, historiquement parlant. Par exemple, la première femme de votre grand-père, qui s’appelait Pauline, tomba malade en arrivant en Haïti, et fut soignée secrètement par une prêtresse vaudoue. Mais au moment où quelqu’un découvre la bouteille contenant ses ongles et ses cheveux enterrés dans le jardin et la brise, Pauline meurt.
Mes romans sont inspirés par ces histoires qu’on racontait dans ma famille en Haïti souvent avec une relation directe au vaudou parce que les vaudouisants croient tout. Par exemple, on disait, lors de ma première visite en Haïti, en 1968, que Papa Doc pouvait se transformer en voiture, en jeep ou en limousine, et que cette voiture roulait la nuit sans chauffeur et tuait beaucoup de gens. Ce sont des histoires que j’ai notées à l’époque et que je reprends dans mes livres. D’ailleurs, Varga Llosa, le prix Nobel de cette année, a dit que ses romans sont des mensonges, mais des mensonges fondés sur des faits, c’est-à-dire qu’on choisit un fait historique et qu’on invente une histoire à partir de ce fait, ou autour de lui.
Parfois, la littérature est plus crédible que les faits historiques. Par exemple, j’ai inventé quelques détails de la vie et de la carrière politique de Papa Doc que mes lecteurs haïtiens ont pris à la lettre. Ils me disent : « C’est vrai ! » « Mais pourquoi est-ce vrai ? » « Parce que c’est imprimé dans un livre. » Et quand je dis : « Mais c’est moi qui ai écrit ce livre ! » Ils répondent : « Oui, mais vous êtes allemand, et l’Allemagne est un pays tellement sérieux que ça doit être vrai » ! En Haïti, il y a évidemment des archives, des historiens, mais la limite entre les faits et la fiction, la frontière entre les rumeurs et la réalité n’est pas bien marquée. On est donc prêt à tout croire, et quand on va là-bas, c’est contagieux, on commence à croire que tout est possible parce que les gens le disent. De plus, on voit des choses tellement invraisemblables et folles, que l’esprit européen avec sa logique cartésienne est à la dérive, et on ne sait plus comment expliquer les événements étranges qui se passent en Haïti.
Tout cela est lié à un humour, une ironie très spécifique. Si ces faits divers sont pris à la lettre, si on n’a pas un sens d’ironie, mes romans ne seront pas intéressants. Mais pour ceux qui succombent au charme d’Haïti, à cet esprit exubérant et gai, en dépit de toute la misère, ces lecteurs-là comprennent mes livres sans problème.
Dans le Mariage de Port-au-Prince, Toni, une des filles de votre grand-père a une liaison avec un officier allemand à Port-au-Prince. Un soir, ils vont au cinéma et assistent à une projection de Frankenstein quand, soudain, le film s’arrête, il y a une panne de courant : « On ne savait pas très bien s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle ou d’une révolution » (p. 240). C’est un peu comme ce qui s’est passé pour le séisme, les premières minutes, tout le monde y allait de son interprétation. Haïti a véritablement cette faculté à rendre tout possible, à faire qu’on peut tout imaginer.
Au début du séisme, beaucoup de gens ont cru qu’il s’agissait d’un bombardement. Parce qu’il y avait un bruit affreux comme du tonnerre qui sortait de la terre. Les vaudouisants et même les protestants antivaudouisants ont cru que c’était la fin du monde, le Jugement dernier. Ma grand-mère m’a souvent raconté que quand elle allait en ville, au marché ou à la pharmacie, tout d’un coup, la route était bloquée par une révolution. Je lui disais : « Comment ça une révolution ? » Elle me répondait : « Oui, une révolution. Et à ce moment-là, il fallait garer la voiture et laisser la révolution passer, et puis on continuait son chemin. » Même chose avec les tempêtes, les ouragans et les cyclones. Donc en Haïti, la différence entre une catastrophe naturelle, un soulèvement politique ou un coup d’État n’est pas si grande.
Vous parlez de manière très précise de cérémonies vaudoues et vous relatez même le moment où vous êtes allé avec un problème à la jambe. Vous vous seriez fait soigner lors d’une des cérémonies. Quel est votre lien avec le vaudou ?
Autrefois, j’avais l’habitude d’assister à des cérémonies vaudoues, c’était sous Baby Doc, et l’atmosphère étant relativement libérale on pouvait sortir le soir et même la nuit sans risquer sa vie et sans être embêté par les Tontons Macoutes. J’ai été invité comme spectateur à une cérémonie, tout d’un coup, j’ai compris que je faisais partie de cette cérémonie, que tout avait été fait pour moi et que j’étais au centre de l’attention. On me donnait à boire et à manger et, à la fin de la cérémonie, j’étais couché dans un lit, et c’était moi qui allais être marié. J’y ai épousé une vieille dame, une incarnation de la déesse vaudou Erzulie qui est la déesse de l’amour. Après cela, j’ai mis beaucoup de temps et j’ai dû écrire plusieurs livres pour me débarrasser de ces obligations. Ayant été initié, on a certaines obligations envers les dieux africains. Mais comme je ne voulais pas devenir un vaudouisant, je me suis libéré par l’écriture, en racontant tout cela.
Les rites ne sont pas vraiment secrets car tout se passe en public, mais en même temps les gens de la bourgeoisie mulâtre, de la bonne société comme on dit en Haïti, n’en parlent pas en public parce que c’est la religion des paysans et des analphabètes, le culte des pauvres dans des bidonvilles comme Cité Soleil, et c’est là où se trouvent la plupart des hounforts, des temples vaudous. J’ai vu beaucoup de choses étranges pendant ces cérémonies, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’il se passait quelque chose de surnaturel. C’étaient plutôt des phénomènes physiques et psychologiques qui sont ignorés et refoulés ou bien qu’on ne veut pas éveiller en nous parce que nous vivons dans un monde trop ordonné où nous ignorons nos capacités parapsychologiques. Dans les cérémonies vaudoues, on voit des crises de possession, des crises de folie, cela fait penser à une crise d’épilepsie, les gens s’écroulent, tombent par terre, leurs yeux sont révulsés, blancs, et de l’écume sort de leur bouche. Ou bien ils commencent à parler dans des langues étrangères qu’ils ne connaissent pas, on appelle cela « parler Congo ».
J’ai vu tout cela. Mais c’est déjà décrit dans la Bible. Au sud des États-Unis, quand les prédicateurs évangéliques guérissent au nom du Saint-Esprit, en invoquant Jésus, les mêmes scènes se produisent. Ou bien dans le soufisme, on connaît des phénomènes semblables, et chez les hindous bien sûr. C’est un patrimoine humain qui existe un peu partout, dans le chamanisme en Asie aussi bien que chez les Indiens d’Amérique du Nord et du Sud. Mais dans le vaudou, il y a un effet de synergie, car les dieux africains sont identifiés depuis longtemps avec les saints de l’Église. Les vaudouisants vont aux cérémonies le samedi et à la messe le dimanche. Le catholicisme et le vaudou ne s’excluent pas. Autrefois, c’était différent, il y a même eu des campagnes contre le vaudou menées par l’Église dans les années 1940. Mais en général le catholicisme et le vaudou s’entendent bien tandis que les protestants et les missionnaires américains sont très intolérants envers le vaudou et ils interdisent aux croyants d’assister aux cérémonies. Parfois des prêtres vaudous sont attaqués et les temples sont incendiés par ces fanatiques.
L’avenir politique
Qu’en est-il des questions raciales en Haïti et de la distinction entre Noirs, Mulâtres et Blancs, bien propre aux Antilles, que les Haïtiens pensent en termes de différenciation sociale ? Un écrivain comme René Depestre s’est engagé au côté du mouvement de la négritude, et dans un autre genre, au moment de Duvalier, on parlait de « noirisme », ce sont donc des questions qui ont préoccupé Haïti.
Le noirisme et la négritude ne sont pas la même chose. Haïti est une république indépendante depuis 1804. Et les blancs n’ont plus joué de rôle important après l’indépendance. Les Français, y compris des femmes et des enfants, furent massacrés par ordre de Dessalines, tandis que les blancs qui restaient sur place étaient soit des diplomates, soit des commerçants car Haïti avait besoin d’eux comme intermédiaires pour son commerce extérieur. Donc il y avait toujours un petit nombre de blancs, mais ils étaient bien vus et ils le sont jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a pas de préjugés raciaux en Haïti comme, par exemple, à la Jamaïque. En revanche, il existe un conflit social et psychologique entre les mulâtres et les noirs. Autrefois, les mulâtres étaient la classe riche et aisée, et ils avaient la réputation d’être arrogants, hautains, snobs et méprisants envers les noirs. Après l’indépendance, la majorité du peuple était des ex-esclaves, mais il y avait aussi cette minorité, une espèce d’aristocratie mulâtre qu’on enviait pour sa richesse. Cela ne signifie pas que les mulâtres contrôlaient le pouvoir politique qui était réservé aux représentants de la majorité, le chef d’État ayant toujours, ou presque toujours, été un Noir.
Le noirisme était l’idéologie politique de Duvalier, mais aussi de son ennemi Aristide, un gauchiste, tandis que Duvalier était plutôt un homme de droite. Mais les deux partageaient les préjugés du noirisme. En tant qu’idéologie politique, cela veut dire promouvoir les défavorisés, donner plus de postes aux noirs et écarter les mulâtres qui étaient devenus riches parce qu’ils avaient fait des études, parce qu’ils parlaient des langues étrangères et avaient voyagé et étudié à l’étranger. Presque toute l’élite intellectuelle venait de cette classe des mulâtres, par exemple Jacques Roumain, le fondateur du parti communiste en Haïti et l’auteur du roman Gouverneurs de la rosée. Ma tante Jeanne, qui était une mulâtresse, m’a toujours dit : « Ah, tu te trompes, il n’était pas communiste, c’était un homme très fin qui portait des chemises de soie. » Il n’empêche qu’il avait bien fondé le parti communiste ! Cette distinction entre noirs et mulâtres s’exprime dans des proverbes créoles qui montrent les préjugés des deux côtés. On dit par exemple : Nèg rich se mulat, mulat pov se nèg (un noir riche est un mulâtre, un mulâtre pauvre est un noir). Ou de manière plus insolite : « À bas les mulâtres, vive les mulâtresses ! », parce que les mulâtresses sont considérées comme très chics et érotiquement attirantes. Vous retrouvez cela dans beaucoup de poèmes et de chansons en Haïti. Il y a donc une relation amour/haine entre noirs et mulâtres. Le côté sérieux, triste et tragique de cette histoire, c’est que les mulâtres ont souvent été massacrés et persécutés politiquement, non seulement par François Duvalier, mais déjà au début xixe siècle, lors de la guerre du sud entre Toussaint Louverture et son rival, le général Rigaud. Plus tard, les mulâtres étaient terrorisés par Soulouque qui s’est fait couronner comme empereur d’Haïti d’après le modèle de Napoléon III, et par Papa Doc quand il faisait face à une tentative de guérilla dans le sud d’Haïti, soutenue par Cuba. Les villes portuaires du sud ont été pillées par les Tontons Macoutes et ils ont tué, torturé et violé beaucoup de gens. Les mulâtres savent très bien qu’ils ne peuvent pas exercer le pouvoir politique pour longtemps, car le président doit toujours être un noir sinon les masses populaires seront mécontentes.
C’est un conflit dont on ne parle pas ouvertement, mais quand on connaît bien Haïti, on comprend ce qui se passe en coulisses. Officiellement, c’est un pays sans préjugés raciaux, mais la réalité est différente. Par exemple, les soldats brésiliens étaient célébrés en Haïti comme une équipe de football lorsqu’ils sont arrivés avec l’Onu, mais plus tard ils sont tombés en disgrâce parce qu’ils ont eu des comportements racistes. Les Argentins et les Chiliens étaient encore plus méprisants envers le peuple haïtien car il n’y a pas de noirs dans leur pays. Toutes les tentatives de réconcilier les classes ou les acteurs politiques en Haïti pour résoudre la crise permanente de l’État et du gouvernement, toutes les tentatives ont échoué, et les fonctionnaires onusiens, les bureaucrates et les militaires de l’Amérique latine ne comprennent pas Haïti mieux que les Canadiens car ils ne parlent ni français, ni créole et ne connaissent ni l’Afrique, ni l’Europe. Tout cela a créé un malaise assez profond. Les Haïtiens sont mécontents de la présence de l’Onu, et en même temps ils ont besoin des casques bleus pour maintenir un minimum de sécurité.
La situation est d’autant plus compliquée qu’après le séisme, la communauté internationale s’étant mobilisée de toutes parts en promettant 10 milliards d’euros dont seulement 1 milliard a été versé pour le moment, les acteurs institutionnels et gouvernementaux haïtiens ne savaient plus où donner de la tête parmi les offres multiples d’aide à la reconstruction.
Il y a beaucoup trop d’acteurs internationaux en Haïti et cela crée une confusion totale. Au lieu d’encourager les initiatives des Haïtiens, on ne leur donne pas la chance d’avoir leur sort entre leurs mains. Quand on s’habitue à l’aide étrangère, on devient de plus en plus dépendant. Les gens ont même cessé de réparer les nids de poules sur les routes ou bien un pont écroulé, tout doit être fait par l’Onu ou par des organisations internationales. L’effet est désastreux parce que les Haïtiens perdent le sens de l’initiative et du travail en attendant des aumônes. L’industrie humanitaire et caritative ne fait pas appel aux capacités, aux facultés du peuple haïtien et de son élite. Il y a pourtant des ingénieurs, des architectes, des médecins, des dentistes et des intellectuels très compétents en Haïti, mais ils quittent le pays parce qu’ils ne trouvent pas de travail. Par exemple, en ce moment, les médecins et les pharmaciens ont beaucoup de problèmes parce que les soins médicaux et les médicaments sont distribués gratuitement par des organisations internationales, donc le peuple n’est plus prêt à payer pour ces services. On peut reprocher à l’Onu de ne pas employer assez de spécialistes haïtiens. Mais ce qui est encore plus grave, c’est qu’elle n’écoute pas ce que les Haïtiens ont à dire. Par exemple, il y a des commissions pour les droits de l’homme qui ne se sont jamais entretenues avec les organismes qui existent depuis très longtemps en Haïti et qui défendent les mêmes droits. Un sismologue haïtien, Claude Prépetit, qui a fait ses études à l’École des mines de Paris, avait prédit le tremblement de terre. Il n’a jamais été consulté par l’Onu. C’est de l’incompétence totale ! L’Onu coûte cher ! Nous avons tendance à croire que les choses vont s’améliorer quand les casques bleus interviennent quelque part, mais tout ce qu’ils font, c’est écrire des rapports à leur quartier général à New York pour demander plus d’argent et plus de personnel ! Bien sûr sans eux, ce serait pire, mais l’Onu n’est pas la solution au problème, elle fait partie du problème.
Dans Ombres dansantes ou le zombie, c’est moi, vous dites : « Haïti est un État marron, cela veut dire un État qui se cache devant ses citoyens comme un forçat évadé, vit de vol et de pillage et se dérobe avec une grande habileté à toute responsabilité de ses méfaits » (p. 139).
L’État n’existe pratiquement pas, surtout là où on en a besoin. En même temps, le gouvernement est présent là où on ne veut pas le voir, par exemple à la douane pour bloquer des livraisons de médicaments ou de vivres, et il crée des obstacles bureaucratiques ridicules. L’État et le gouvernement sont en général absents, mais avant le tremblement de terre, quand les bâtiments des ministères étaient encore debout, ils ne faisaient pas leur travail, ils n’étaient pas performants.
Le cinéaste Raoul Peck, par exemple, qui a été ministre de la Culture, raconte dans son livre Monsieur le ministre… Jusqu’au bout de la patience (1998) qu’il ne pouvait rien faire, que son ministère ne fonctionnait pas, même sa voiture de service n’était pas disponible et la plupart du temps utilisée par d’autres personnes. En Haïti, les structures administratives manquent et les ministères opèrent dans le vide, c’est pour cela que rien ne fonctionne. Le mot corruption est trop faible, car il s’agit de kleptocratie organisée : chaque député, par exemple, a droit à deux voitures, une maison, un bureau en ville, une secrétaire, une maîtresse… celle-ci n’étant pas payée par l’État, du moins officiellement. En même temps, c’est une énigme pour moi ou une contradiction difficile à comprendre : il y a des gens très compétents, très intelligents, prêts à faire leur travail, ce qui n’est pratiquement pas possible dans ces conditions-là. La plupart d’entre eux se sont retirés dans la vie privée ou dans la société civile (une alliance de 184 organisations dont les membres faisaient partie du mouvement de contestation contre Aristide) car c’est un secteur qui n’est pas corrompu et où l’on peut développer des idées et des projets alternatifs mais souvent sans effets réels.
Le 28 novembre 2010 ont eu lieu les élections présidentielles…
Pour un pays déstabilisé et chaotique comme Haïti, ce n’était pas une bonne idée de tenir des élections dix mois après un tremblement de terre. En même temps, le gouvernement Préval ayant perdu toute sa crédibilité, un changement profond était nécessaire. On se contente d’administrer le chaos ou de le limiter afin de créer des conditions de vie acceptables.
Haïti, une histoire allemande
Vous connaissez sûrement ce proverbe qui dit : « On sait quand on part en Haïti mais on ne sait jamais quand on en reviendra. » Cette phrase exprime le fait que quand on va en Haïti, on peut tomber amoureux de ce pays, il se passe quelque chose, comme une symbiose. Cela n’arrive peut-être pas à tous, mais la vie que vous menez, les gens que vous rencontrez, ce qu’on vous raconte, ces histoires que vous avez évoquées, font aussi que l’on construit un imaginaire fantasmagorique.
Haïti n’est pas un pays comme les autres, c’est un pays extrême, un pays dont on tombe amoureux à jamais. Cela m’est arrivé, et c’est pour cela que j’écris des livres sur Haïti. Mais mes livres ne se vendent pas très bien en Allemagne parce que Haïti n’est pas une priorité pour les lecteurs allemands. Au contraire, ceux qui n’y ont jamais été ne comprennent pas de quoi je parle. Ce sont seulement les diplomates, les humanitaires, les coopérants qui ont passé quelque temps en Haïti, en Afrique ou dans d’autres pays du tiers-monde qui sont mes lecteurs, mais c’est une minorité.
Il existe pourtant un intérêt ancien pour Haïti en Allemagne, dont témoignent les ouvrages littéraires d’Heinrich von Kleist, les Fiançailles à Saint-Domingue (Die Verlobung in St. Domingo) (1808) et ceux d’Anna Seghers, Die Hochzeit von Haïti (1949) et Drei Frauen aus Haïti (1980).
Il y a aussi une pièce d’Heiner Müller intitulée Der Auftrag (La mission, 1979) qui parle d’une tentative d’exporter la révolution des noirs d’Haïti à la Jamaïque. Ce texte reprend une nouvelle d’Anna Seghers, Das Licht auf dem Galgen (1961). Heiner Müller s’est intéressé à Haïti, il avait lu un de mes livres dont il a utilisé quelques éléments pour écrire cette pièce de théâtre inspirée par la révolte des esclaves. Les Allemands s’intéressent à Haïti parce que nous vivons dans un pays extrêmement ordonné et organisé, c’est pour cela que nous sommes fascinés par le chaos et le désordre. Et Haïti, en ce sens, est encore plus extrême que l’Afrique. Heinrich von Kleist a écrit une nouvelle sur Haïti après avoir été emprisonné au fort de Joux, dans le Doubs, où Toussaint Louverture est mort.
Anna Seghers était une amie de Jacques Roumain, le grand écrivain haïtien, communiste comme elle, qu’elle a rencontré au Mexique. D’origine juive, elle s’était réfugiée au Mexique avec d’autres antifascistes et y a fréquenté Jacques Roumain qui fut à l’époque ambassadeur d’Haïti. C’est lui qui l’a encouragée à écrire un recueil de nouvelles intitulé Die Hochzeit von Haïti (le Mariage d’Haïti). Mais en général, les Allemands ne savent pas très bien de quoi je parle. Mon éditeur, le directeur de Suhrkamp Verlag, m’a dit une fois : « Combien dois-je vous payer, M. Buch, pour que vous cessiez d’écrire sur Tahiti ? Ou s’agit-il de Hawaii ? »
Par contre en Suisse, on connaît mieux Haïti, peut-être parce qu’ils sont bilingues, les Suisses s’intéressent au tiers-monde et à Haïti, puisque Toussaint Louverture, le héros national, est mort au fort de Joux près de la frontière suisse. Il y avait des Suisses dans l’armée de Napoléon, comme il y avait des Polonais et des Allemands parmi les soldats envoyés à Saint-Domingue pour y rétablir l’esclavage. Les Allemands et les Suisses ont déserté et ils se sont rangés du côté des Polonais pour soutenir les esclaves noirs dans leur lutte contre le régime colonial français. C’est pourquoi on rencontre parfois des gens blancs et blonds aux yeux bleus avec des noms polonais ou allemands en Haïti.
Propos recueillis par Pauline Vermeren
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Hans-Christoph Buch est un écrivain et journaliste allemand, né en 1944, il a publié Ombres dansantes ou le zombie, c’est moi, Paris, Grasset, 2006 ; Amiral Zombie ou le retour de Christophe Colomb, Paris, Grasset, 1993 ; Haïti chérie, Paris, Grasset, 1990 ; le Mariage de Port-au-Prince, Paris, Grasset, 1986. http://www.hans-christoph-buch.de/
Le choix de la minuscule pour les termes « blanc », « noir » et « mulâtre » incombe à l’écrivain.
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Doctorante en philosophie à l’université Paris 7 et chercheuse pour un projet européen à l’université Viadrina en Allemagne. Elle a travaillé auprès du gouvernement français pour la reconstruction du système éducatif et universitaire en Haïti suite au séisme du 12 janvier 2010.