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Littérature haïtienne : Edwidge Danticat, une créolité à l'américaine

juillet 2011

Si l’on célèbre la création littéraire francophone d’Haïti, on oublie souvent que l’île fait aussi partie d’une aire culturelle américaine. L’œuvre d’Edwidge Danticat, qui écrit en langue anglaise et vit aux États-Unis, nous fait découvrir cet autre versant de la créativité haïtienne. Un tournant pour la créolité ?

La francophonie n’avait de sens pour le poète Édouard Glissant, qui vient de nous quitter, qu’en se révélant franco-polyphonie, reconnaissance des langues du monde en elle. À cette condition, il acceptait l’idée de Césaire et de Senghor suggérant que le français était, irréductiblement, l’esperanto de l’émancipation, un « lien grammatical [qui] fédère les hommes libres1 » face à l’oppression impériale. Pour Haïti, dont le voisinage avec les États-Unis rend la créolité plus vulnérable encore, le français mêlé est l’autre nom de la liberté.

Si les plumes afro-caribéennes de Derek Walcott, Edward Kamau Brathwaite, Earl Lovelace, Zadie Smith ou Jamaica Kincaid… ont décrit leur antillanité en langue anglaise − faute d’un autre idiome ayant résisté au Commonwealth −, c’est en français et en créole que les porte-parole antillais d’une « négritude » puis d’une « littérature-monde2 » expriment la déchirure de l’exil et la résilience des petites nations postcoloniales. Entre l’ancrage et la fuite3, l’écrivain haïtien a trouvé refuge dans sa langue. L’histoire de la littérature haïtienne fut toujours par ailleurs l’expression d’une résistance viscérale au blan ki deside, ce maître arrogant qui fut jadis le Français mais depuis un siècle le voisin américain.

Peut-on alors, en s’exprimant dans ce qu’Édouard Glissant appelait avec rage « la convention internationale de l’anglo-américain », exprimer le souverainisme culturel d’une terre haïtienne, cette « première nation nègre du monde de la colonisation. Qui depuis deux cents ans a éprouvé ce que Blocus veut dire… Qui sans répit souffre ses campements et sa mer folle » et qui, ajoute encore le poète martiniquais, « a vendu son sang créole un demi-dollar le litre4 » ? Peut-il alors y avoir, sans contresens historique, une haïtianité anglo-américaine ?

Depuis la parution de son premier ouvrage en 1994, la romancière Edwidge Dandicat répond par l’affirmative. Son passeport est américain et, à la différence des Dany Laferrière, Lyonel Trouillot et autres émigrés haïtiens en transit, elle a davantage de souvenirs à Brooklyn ou à Miami qu’à Port-au-Prince où elle retourne pourtant aussi souvent qu’elle le peut. Edwidge Danticat pourrait n’être qu’une romancière américaine d’origine haïtienne. En effet, son écriture est conforme à son passeport : anglophone.

Voix haïtienne-américaine la plus connue aux États-Unis avec le chanteur Wyclef Jean, son œuvre est célébrée jusque dans les médias grand public du pays. Dans Create Dangerously5, qui vient de paraître aux États-Unis, un essai tenant des mémoires et du manifeste anticolonial, elle s’interroge sur sa place d’émigrée de Floride face à une Haïti balafrée par le séisme. À cette œuvre d’urgence, elle ajoute une anthologie magistrale qu’elle coordonne, Haiti Noir6.

Son introspection est celle de la plupart des écrivains haïtiens exilés aujourd’hui7. Nul écrivain haïtien francophone n’a d’ailleurs jamais contesté sa légitimité. Nombreux au contraire sont ceux qui se rallient à la bannière protestataire de l’universitaire de Miami. Car, dans une langue que les États-Unis ne peuvent qu’entendre, Danticat rappelle non seulement les crimes commis par les despotes haïtiens mais également la duplicité de la diplomatie américaine, les souffrances des milliers de damnés de la terre hispaniolienne migrant vers les États-Unis, qui fuient la désolation créole pour s’échouer sur la brutalité anglo-américaine. Danticat, haïtienne immigrée, rappelle − en anglais − à l’Amérique ce que cette dernière doit aux Haïtiens.

Edwidge Danticat a décliné la condition haïtienne au travers de romans, essais et recueils de nouvelles qui évoquent à bien des égards l’œuvre de la romancière Toni Morrison : avec une écriture lyrique et musicale qui ne se comprend que comme la langue d’un lieu et d’un peuple, elle conjugue réalisme social et chronique d’une oppression avec la remémoration douce des contes de nourrices et fables vaudou qui bercent Haïti. Les femmes, mères et filles qui transmettent la douleur et la parole sont au cœur de son travail, en particulier de Breath, Eyes, Memory (1994) l’ouvrage qui la fit connaître. Ses narratrices disent l’absence d’un lieu que la mémoire réclame. The Dew Breaker (2004a) dévoile le secret d’une famille d’immigrée rongée par un crime commis jadis dont un visage balafré est le spectre. Sa propre remémoration d’immigrée sert de fil d’Ariane à tous ses récits, celui de son père hanté par la violence dans Brother I’m dying (2007b), de ses compatriotes massacrés par la République dominicaine en 1937 (The Farming of Bones, 1999), ou bien de ses sœurs îliennes valeureuses qui, dans le chant polyphonique de Krik ? Krak ! (1996c), voient leur monde, métonymie d’une nation soumise aux fers, s’effondrer malgré leur détermination à aimer. Danticat a gagné de très nombreux prix littéraires aux États-Unis, dont le National Book Award en 1999 et le National Book Critics Circle Award en 2007.

a.

Edwidge Danticat, le Briseur de rosée, Paris, Grasset, 2005.

b.

Id., Adieu mon frère, Paris, Grasset, 2008.

c.

Id., Krik ? Krak !, Paris, Pocket, 1998.

Histoire d’un parler ordinaire

Langue de l’oppresseur blanc, le français demeura la langue des élites après le départ des troupes coloniales en 1804. Mais bien avant que les penseurs issus des Cultural Studies en Europe et aux États-Unis ne théorisent le processus d’affirmation des peuples « minoritaires » dans la langue de l’oppresseur, les écrivains antillais avaient compris le pouvoir de subversion de la langue de la domination lorsque les peuples s’en emparaient. Le français fut ainsi selon la légende nationale haïtienne le « butin de guerre » de la nation émancipée en 1804.

À bien des égards, Port-au-Prince développa dès l’indépendance une « négritude avant la lettre8 » accordant à la langue française et à sa cousine créole un pouvoir de subversion et d’expression de l’âme du pays. Ils ont annoncé les propos de Senghor :

Nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous nous sentons, pour le moins, aussi libres à l’intérieur du français que dans nos langues maternelles […] Il est question d’exprimer notre authenticité de métis culturels, d’hommes du xxe siècle. […] il est, d’un mot, question de se servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial. De cet outil qu’est la langue française9.

Comme le créole, le français est ici pensé comme la langue des « métis culturels ». Mais avant d’être alliées, fondues parfois dans un sabir franco-créole, les deux langues ont d’abord été rivales, ennemies de classe. Les Duvalier corrompirent l’idéal esthétique avec leur pratique d’une « négritude autoritaire », oubliant le métissage pour promouvoir l’essentialisme culturel en réaction au mépris des élites métisses francophones pour le peuple bistre. Au « colorisme » en vigueur sur tout le continent (aux carnations claires la respectabilité, aux peaux noires l’opprobre et l’exclusion) se surimpose il est vrai la distinction linguistique. Les « bien-nés » parlent le français alors que « le créole est expression de la mère et de la misère, de l’humiliation et de l’émancipation, de l’identité et de l’infériorité. Sans le français, on n’est rien. Langue du colon. Langue du statut social. L’enjeu est idéologique10 ». Les « indigénistes » haïtiens dénoncent ce leurre de la domination coloniale. Précédant le Martiniquais Franz Fanon, le maître de la pensée haïtienne Jean Price-Mars condamna dès les années 1920 la compromission morale des élites de l’île, subjuguées par le maître blanc au point d’en imiter les manières et surtout l’expression : il conspue leur « bovarisme collectif », cette francophilie de pacotille qui trahit leur désir d’être blancs. Non, les Haïtiens ne sont pas des « Français colorés11 » et les masses, créolophones, doivent célébrer ce qui n’est en rien un patois méprisable. Taire le créole au nom de la bienséance sociale du français fut un déni culturel à combattre jusqu’à la reconnaissance officielle de la langue du peuple en 1987.

En pays dominé, « nous sommes Paroles sous l’écriture… » écrivit Chamoiseau12 et l’accès du peuple à sa propre voix supposa longtemps une transposition du parlé créole à l’écriture, inévitablement en français. Les écrivains haïtiens sont alors de façon irréductible, selon l’expression de René Depestre, les « fils créoles de la francophonie ». Bien que guère plus de 15 à 25 % des habitants ne parlent le français en Haïti, c’est la langue de ceux qui ont pu être scolarisés. Apprendre à écrire est une immersion de soi dans le français. Devenir « francographe » fut longtemps le seul chemin qui menait à la Parole. Danticat explique ainsi son parcours linguistique chaotique : créolophone à la maison et alphabétisée trop brièvement en français avant son départ pour New York, elle ne maîtrise finalement aucune des deux langues :

Je suis arrivée aux États-Unis alors que j’avais douze ans… À Haïti, je parlais créole mais on n’enseignait pas le créole écrit à l’école et l’essentiel de ma scolarité en Haïti s’est fait en français. Quand je suis arrivée à New York, j’étais égarée entre plusieurs langues ; […] Je suis venue à écrire en anglais parce que mon français n’était pas assez bon et on ne m’avait jamais appris à écrire le créole. Finalement, le fait d’écrire en anglais fut pour moi tout autant un acte de traduction personnelle qu’une collaboration fructueuse avec mon pays d’accueil13.

L’ambiguïté de la francophonie en Haïti est matricielle : au lendemain de l’indépendance, se saisir du français pour y exceller fut pour les lettrés la façon la plus exemplaire de montrer que les îliens n’étaient pas les barbares ingrats décrits par la vulgate coloniale. La voix créole du peuple a lutté pour trouver ses lettres de noblesse mais, y parvenant, elle réintègre la langue française dans le patrimoine national. Plus encore, c’est en français que sont rédigés les textes fondateurs de la république et que le pays fait porter sa voix dans le monde, de l’Onu à l’Afrique. Les accusations d’impérialisme culturel portées à l’encontre du français s’entendent toujours mais elles sont assourdies par le constat de l’admirable contribution haïtienne francophone à la civilisation universelle.

L’anglais en revanche est toujours demeuré la langue de l’occupant, dont l’emprise déborde largement des années d’occupation14 (1915-1934). Pendant ces dix-neuf années, kreyol et français furent même les résistances vernaculaires d’une nation plus que jamais désireuse d’affirmer son souverainisme culturel. Le patriotisme d’un Jean Price-Mars ou d’un Jacques Roumain, soutenus par les poètes de la négritude, s’exprima alors par leur exploration des richesses de la francocréolophonie d’un peuple dominé. Haïti a donc fait de cette dernière le ferment de son identité nationale. Elle est célébrée et − aujourd’hui encore − brandie comme un bouclier face aux États-Unis et, bien que l’anglais soit désormais une promesse d’ascension sociale, on ne s’étonne guère des affinités profondes qui unissent Haïti et le Québec et de l’extraordinaire vitalité culturelle qui en résulte15.

Le grand tour de passe-passe d’Edwidge Danticat est ainsi de s’être convertie à l’anglais, parce qu’il fallait bien grandir et s’intégrer au pays qui l’accueillait, mais en conservant l’esprit séditieux des francophones d’Amérique. À cet égard, la relation personnelle et donc littéraire qui l’unit à la langue anglaise évoque l’œuvre d’un autre grand écrivain américain d’adoption : Jack Kérouac. L’auteur de Sur la route était un « canuck », un de ces francophones venus du Québec travailler dans l’industrie textile de Nouvelle-Angleterre. Il n’apprit l’anglais qu’à six ans et toute son œuvre est empreinte de son rapport ambivalent à la langue dominante, celle des Américains arrogants qui se moquent du « patois de Francos » dans lequel il ne cessera jamais de parler à sa mère. Comme pour les Antillais, préserver leur langue signifiait pour les « Francos » être mis au rebut de la société convenable que cette dernière fut américaine ou constituée par les tenants d’un français académique, qui répugne aux tournures patoisantes. Pourtant, Kérouac transcenda sa rancœur pour donner à la littérature américaine, dans une langue anglaise exemplaire, certains de ses chefs-d’œuvre. L’anglais de Dandicat possède la même limpidité, un sens de l’efficacité qui vient peut-être de ce passé commun d’humiliation subie par un parlé créole bien plus musical. Dans son premier ouvrage, Breath, Eyes, Memory16, elle décrit un personnage de jeune fille arrivée de son île aux États-Unis nommée Sophie qui, parvenant à la parole par l’acquisition tardive de l’anglais, est économe de ses mots, les choisit avec parcimonie.

Dénoncer les bourreaux

Sous des régimes de terreur qui persécutaient poètes et écrivains et bâillonnaient la population, en somme de 1957 à 199017, les amoureux du français et de la culture ont clandestinement fait vivre les langues d’Haïti : Dandicat leur rend hommage et s’émerveille de cet exil de l’intérieur. C’est la dissidence culturelle de cette armée des ombres qui inspire son essai.

Son œuvre est hantée par les crimes commis par les Tontons Macoutes, ces milices encartées par les Duvalier qui répandirent la terreur pour prix de prébendes dérisoires. Create Dangerously, qui poursuit aujourd’hui un récit autobiographique commencé en 2007 avec Adieu mon frère, s’ouvre par le récit de l’exécution de deux jeunes hommes dans l’Haïti duvaliériste de 1964. Marcel Numa et Louis Drouin étaient justement exilés aux États-Unis pendant des années avant de rentrer dans l’espoir de participer à la résistance populaire contre le tyran. Leur assassinat public est le traumatisme originel pour Danticat, qui y voit le point de départ d’une double émigration : celle, physique, des milliers d’Haïtiens qui quittent l’île pour les côtes américaines et également, celle des artistes, poètes et militants qui s’évadent par l’esprit en créant. Dangereusement. Dans les caves et les grottes, on monte des pièces de théâtre, on déclame de la poésie. C’est une question de vie ou de mort au sens propre. Dany Laferrière ironise :

Je savais que la littérature comptait pour du beurre dans le nouvel ordre mondial. Il n’y a que les dictateurs du tiers-monde qui prennent les écrivains au sérieux en les faisant régulièrement emprisonner, ou fusiller même18.

Create Dangerously emprunte son titre à Albert Camus qui écrivait : « Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement19. »

La dialectique de l’intérieur et de l’extérieur est ainsi le code inscrit au sein même de l’île. Danticat rejoint sa compatriote Yannick Lahens lorsqu’elle explique que dans un pays majoritairement illettré et soumis à l’arbitraire du tyran, les artistes sont des clandestins sur leur propre terre. Depuis la révolution dévoyée de 1804, la république noire d’Haïti survit ailleurs, dans un « outre-monde » qui porte intacte la flamme de l’émancipation. Lorsqu’elle se présente comme une artiste « immigrée » il faut donc entendre le double sens du mot : exil physique et résistance aux impérialismes de toute nature.

Écrire la conscience haïtienne en exil dans une langue étrangère à sa terre, pour un lectorat américain d’abord puis, si l’éditeur consent à la traduction pour une poignée de compatriotes, apparaît comme un défi éthique et littéraire. Les lecteurs étatsuniens y entendent certes avant tout l’expérience douloureuse des victimes des régimes despotiques qui peuplent ce tiers-monde voisin, sur le modèle des dissidents cubains trouvant asile et salut en Amérique, en conspuant le despotisme de leur île natale. Mais Danticat la native de Port-au-Prince refuse les catégorisations littéraires hâtives, et les identifications exotiques. Junot Diaz, son ami îlien20, exprime cette vigilance viscérale des écrivains exilés :

Cela ne me dérange pas d’être présenté comme un auteur dominicain, tant qu’on a bien à l’esprit que je ne suis pas que cela. Je suis aussi un écrivain du New Jersey, un écrivain de la diaspora africaine. Je suis un écrivain immigré.

Il fait écho à Dany Laferrière et à son bravache : « Je suis un écrivain japonais. »

Si tout écrivain est un nomade et tout écrivain haïtien un exilé, que faire d’une nationalité américaine fraîchement acquise, qui lui donne souvent le sentiment d’être une « renégate » ? Oui, dit-elle, être expatrié est une position compliquée, un dilemme même, en particulier face au regard de ceux qui souffrent à distance. Insupportable après le tremblement de terre. Impossible sans doute pour une Américaine. Mais l’est-elle ? Dans ses mémoires, elle rapporte cette scène classique pour les enfants d’immigrés dans laquelle ses parents ne comprennent pas son créole approximatif après des années de vie à New York et demandent : « Sa blan an di ? » (« qu’est-ce qu’elle dit l’étrangère ? »). Lorsqu’elle revient à Port-au-Prince, on l’appelle « dyaspora », comme si cela la définissait. Certains compatriotes la traitent en étrangère et lui reprochèrent son roman Breath, Eyes, Memory décrivant trois générations de femmes, traumatisées par les violences qu’elles ont subies, qui attouchent leurs filles pour s’assurer qu’elles sont toujours vierges. Les plus virulents l’accusèrent de déshonorer Haïti, d’avoir trahi ses origines.

Danticat met des mots sur la déchirure immense dont souffrent ceux qui sont partis pour de bon mais qui reviennent parfois, partagés entre culpabilité et soulagement :

À l’aéroport Toussaint L’Ouverture, je dois montrer mon passeport américain pour pouvoir embarquer dans l’avion du retour. Le premier douanier américain de la police des frontières me demande de retirer mes lunettes en observant la photo de mon passeport. Il lève bien haut le passeport à la lumière pour s’assurer que ce n’est pas un faux. Je suis embarrassée et un peu humiliée mais j’imagine que ce n’est rien par rapport à ce que subissent ceux que j’aime et tant d’autres. Les deuxièmes et troisièmes officiers des douanes sont des Haïtiens-Américains qui me parlent en créole. Ils me souhaitent un bon retour « à la maison ».

Elle partagea ses tourments de diaspora avec son ami « Jean-do », journaliste et activiste le plus connu d’Haïti, que le pays écoutait religieusement sur Radio Haïti Inter. Jean Dominique fut assassiné en avril 2000 par le régime, qui lui fit payer ses diatribes hostiles aux Duvalier. Danticat, bouleversée, lui rend hommage dans son essai et rapporte leurs derniers échanges et cette mélancolie qui se saisissait parfois de lui aussi :

Quand je parle de « mon pays » à certains Haïtiens, ils pensent que je parle des États-Unis ; quand je dis « mon pays » à certains Américains, ils pensent à Haïti.

Dyaspora et boat people

Les exilés sont, il est vrai, une part intégrante de la population haïtienne, au point, relève Dandicat, qu’on les appelle parfois le « dixième département » d’un pays qui en compte neuf.

Un peu moins d’un million d’immigrants haïtiens vit aux États-Unis, ce qui en fait la plus importante communauté haïtienne en dehors de l’île. À eux seuls, ils financent un sixième de la richesse de l’île. C’est une immigration récente, débutée par l’arrivée au pouvoir de François Duvalier en 1957 mais accentuée encore par le règne meurtrier de son fils, Jean-Baptiste. Entre 1980 et 2000, la communauté haïtienne des États-Unis a quadruplé. Un quart est arrivé après 2000. Plus de la moitié réside à New York et en Floride. Même installés depuis des années aux États-Unis, les Haïtiens de Boston ou d’Orlando continuent de parler créole et parfois français. Ils bénéficient en cela d’une législation multiculturelle, qui, à la différence notable de ce qui se pratiquait dans l’île, valorise l’enseignement des deux langues et reconnaît le créole comme langue vernaculaire des nouveaux immigrés. La communauté installée dans le sud de la Floride, en particulier dans le quartier de Little Haiti au nord de Miami, a sauvegardé sa culture native : dans certains comtés, les documents administratifs sont rédigés en créole, les bulletins de vote également. Les chaînes de télévision locales diffusent des émissions dans les langues d’Haïti et, chaque jour, le journal d’information de la chaîne nationale est retransmis. Comme les Hispaniques avec l’espagnol, les Haïtiens voient ainsi leur langue non seulement prospérer mais également être protégée par la loi. Cette reconnaissance institutionnelle du créole aux États-Unis joue un rôle essentiel dans la préservation de l’haïtianité des émigrants :

À la crainte de la dilution de l’identité haïtienne en diaspora se substitue l’espoir suscité par l’officialisation de la langue créole et la reconnaissance des apports de l’héritage culturel haïtien à la société21.

Mais avant de parvenir à se transplanter de l’autre coté des mers, il faut aux émigrés endurer bien plus que le choc linguistique. Bien souvent en effet, leur statut de « triple minorité » (étrangère, non anglophone et noire) les condamne au chômage (un tiers des immigrés de Miami arrivés depuis les années 1980 n’ont jamais été employés) ou aux travaux les plus durs et les plus rebutants. Ils y rencontrent le racisme dont sont traditionnellement victimes les Noirs mais, plus encore, la discrimination des autres minorités qui associent leur misère et leur langue à de l’arriération culturelle. Être Haïtien aux États-Unis vous promet souvent à un sort moins enviable encore que celui des Afro-Américains ou des Hispaniques. Leur ascension sociale, arrachée par l’accumulation des heures de travail ingrat en serrant les dents, suscite également la jalousie et le mépris des autres minorités de couleur.

Mais le plus humiliant pour certains nouveaux venus est certainement l’attitude des représentants officiels du pays d’accueil. Beaucoup racontent leur sentiment d’être perçus comme un peuple sale et nuisible en particulier aux yeux des institutions sanitaires américaines. Dans les années 1970, des rumeurs accusaient ainsi les Haïtiens d’être porteurs de la tuberculose. Il fallait les mettre en quarantaine. Danticat elle-même dut différer son arrivée auprès de ses parents déjà à New York car on soupçonnait un début de tuberculose. Depuis les années 1980, c’est pour l’épidémie de sida que les Haïtiens ont été mis en cause. Dans les années 1990, on leur interdisait de faire des dons de sang, jugé « à risque », douteux. Depuis 2001, ils figurent au sixième rang des populations considérées comme les plus dangereuses par les services de sécurité.

Les Haïtiens immigrés expriment souvent le sentiment d’être sans cesse surveillés, encadrés, tenus à distance et de n’être qu’une main-d’œuvre servile. Ce n’est pas un hasard si les chanteurs haïtiens-américains les plus connus du pays sont membres d’un groupe intitulé The Fugees, abréviations de refugees. Dans un article rageur de 2006 pour The Progressive, Danticat dénonce l’hypocrisie américaine (la sienne également puisqu’elle dit « nous ») qui ferme les yeux sur la condition des nouveaux venus :

Le fait est que nous aimerions des immigrants-jetables, prêts à travailler quand nous en avons besoin mais qui disparaîtraient quand nous nous en passons. Nous ne voulons pas qu’ils aient des enfants parce qu’on s’inquiète de ces masses d’enfants qu’il faudra scolariser et qui encombreront nos écoles alors qu’on préférerait qu’ils s’occupent de nos enfants à nous. On ne veut pas qu’ils tombent malades et qu’ils occupent nos lits d’hôpitaux et s’ajoutent, à nos frais, aux 45 millions de gens privés d’assurance santé. On ne veut pas qu’ils vieillissent, en tout cas pas chez nous, parce qu’on craint qu’ils ne creusent le déficit de la sécurité sociale qu’ils ont pourtant largement refinancée… La citoyenneté est le plus grand honneur que ce pays peut accorder et ces immigrés le savent. C’est pour cela qu’ils furent si nombreux à partir se battre en Irak et à y mourir pour n’être naturalisés qu’à titre posthume22.

Or, parce que leur terre n’a jamais cessé d’être un lieu funeste de misère et de violence et qu’elle se situe à quelques encablures des côtes de Floride, les Haïtiens candidats à l’exil américain sont nombreux. La rhétorique de l’immigré dangereux qui transpire au sein des administrations ne vient que couronner une politique étrangère et domestique entièrement vouée à prémunir le territoire américain d’une immigration haïtienne massive.

Depuis les années 1970 en effet, des dizaines de milliers de boat-people ont tenté leur chance en franchissant la centaine de kilomètres qui sépare l’île des côtes de Floride. Les autorités américaines arraisonnent et rapatrient une grande partie de ces rafiots de réfugiés. Elles ont créé des camps d’internement pour migrants illégaux capturés lors de leur traversée ou une fois sur le sol américain. L’existence de ces centres de rétention n’est guère connue du grand public américain : Krome North Refugee Camp, à Miami ; Brooklyn Navy Yard à New York, mais aussi Fort Allen à Puerto Rico ou Fox Hill, Nassau aux Bahamas n’en sont pourtant que quelques exemples. Les conditions de détention de clandestins traités comme des criminels dangereux furent dénoncées23 mais l’injustice demeura confidentielle. Danticat a visité Krome et témoigne de l’humiliation des détenus :

Certains prisonniers […] nous parlèrent d’autres gardiens qui leur disaient qu’ils sentaient mauvais, qui se moquaient d’eux en leur lançant que, contrairement aux boat-people cubains qui trouvaient refuge aux États-Unis, ils n’obtiendraient jamais le droit d’asile […] ils avaient parfois si froid qu’ils grelottaient toute la nuit, les repas leur donnaient des diarrhées […] La honte d’être emprisonné les obsédait plus que tout autre chose. Une blessure dont la plupart ne pouvaient pas guérir. Avoir été mis aux fers, menottés, nombre d’entre eux, en frottant l’endroit de leurs poignets où les menottes souples avaient été placées à peine le pied posé sur le rivage américain, nous dirent : « De ma vie, je n’ai jamais connu une telle honte24. »

En 1981, Ronald Reagan entama une politique de durcissement du contrôle migratoire en partenariat avec le régime Duvalier, les bateaux pourraient être fouillés et le bannissement des contrevenants facilité. Cette politique fut poursuivie par les administrations suivantes, les forces spéciales américaines ayant même négocié avec Port-au-Prince en 1997 le droit d’intercepter des clandestins dans les eaux territoriales haïtiennes.

Malgré cet arsenal, on estime qu’entre 100 000 et 200 000 illégaux sont aujourd’hui installés aux États-Unis. Ils vivent sous la menace permanente de l’expulsion, alors même que leur terre natale est ravagée par le crime, les épidémies, la misère et la corruption. Mais le statut de réfugié politique ne leur est pas octroyé. Cela fut jugé contraire aux principes du droit d’asile et suscita l’indignation de nombreux avocats de la cause des droits civiques. Les conditions de leur rapatriement sont en effet dénoncées depuis des décennies par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Hcr) et par Amnesty International. Un groupe d’avocats américains a plaidé leur cause devant les tribunaux mais en février 1992, la Cour suprême des États-Unis déclarait que l’expulsion des boat-people haïtiens était parfaitement constitutionnelle. Pourtant, souvent brutale et discrétionnaire, cette criminalisation de l’immigration, en particulier vis-à-vis des îliens, a des effets tragiques que Danticat rappelle de livre en livre. Elle répète que son cousin Laris, clandestin de Miami, est mort à 30 ans, faute de pouvoir être soigné. Trop pauvre et trop humilié écrit-elle, il n’avait de toute façon pas droit de « sortir de l’ombre » même pour sauver sa vie25.

Elle rappelle également le destin de son oncle bien-aimé Joseph, clandestin sur le sol américain, dont le corps ne put être rapatrié en pays natal. L’oncle d’Edwidge Danticat, un prêtre, avait fui Haïti en 2004 après la destruction de son église, victime des rixes opposant les Nations unies aux gangs locaux, les chimères. Malade, âgé de 81 ans, il s’était alors rendu en Floride pour y demander l’asile temporaire. Choqué par la rudesse de l’interrogatoire auquel les services d’immigration le soumettent avant de l’enfermer dans le terrible centre Krome, il perdit connaissance. « Simulation » décréta alors le médecin de garde qui tarde à le faire transférer à l’hôpital de Miami où il décédera le lendemain. À Edwidge échoit la mission de faire revenir le corps de son oncle chez lui. Elle se heurte à nouveau à la violence des administrations. Face à cette obstruction bureaucratique, Danticat grince :

Mon oncle a-t-il été jeté en prison parce qu’il était haïtien ? S’il avait été blanc, cubain, n’importe quoi d’autre qu’haïtien, l’aurait-on envoyé à Krome26 ?

Avant le séisme de 2010, plus de 1 000 personnes étaient « rapatriées » chaque année. Au lendemain du tremblement de terre de janvier 2010, les États-Unis relâchent l’étau. Barack Obama a posé un moratoire sur la « déportation » des Haïtiens illégaux pour une durée de 18 mois. Le gouvernement accepte par ailleurs d’accorder des visas temporaires à près de 50 000 immigrés sans papiers déjà installés aux États-Unis. Ils sont inexpulsables jusqu’à juin 2011. Mais en Haïti, 50 000 autres demandeurs d’asile qui avaient obtenu leur visa avant le 12 janvier 2010 sont toujours en attente du feu vert des services d’immigration américains. Par ailleurs, plusieurs dizaines de clandestins ayant un casier judiciaire ont déjà été reconduites lors des premières semaines de 2011. Et il reste une zone trouble, celle de ces camps de rétention dans lesquels 350 clandestins haïtiens sont encore maintenus.

Haïti, Guantánamo et Bagdad : dire les errements de la diplomatie américaine

Edwidge Danticat ne se contente pas de dénoncer le traitement qui est réservé aux immigrés haïtiens et l’inhumanité avec laquelle les clandestins sont réduits à des vies de « cafards », pour reprendre l’image d’un autre immigré en Amérique du Nord27. Dans son introduction d’Haiti Noir, le recueil de textes qu’elle coordonne en 2011, elle rappelle que si le mot « noir » correspond si bien à Haïti (première république noire mais aussi métaphore de son destin sombre et, enfin, conforme à l’esthétique du genre noir), on trouve les exemples littéraires les plus édifiants de cette coloration dans l’occupation américaine du début du siècle : elle attire en particulier l’attention de ses lecteurs américains sur les récits rapportés par les GI’s après leur évacuation de 1935. Ces souvenirs de soldats fraîchement rentrés d’Haïti ont façonné l’imaginaire impérial de leur pays en décrivant une terre de cannibales assoiffés de sang, de sauvages réduits au rang de bêtes qu’il fallait à tout prix « civiliser ».

Aux États-Unis, politiques et militaires furent à jamais convaincus, même une fois retirés d’Haïti, qu’il fallait maintenir leur tutelle, établir un régime ami et américaniser les institutions qui pouvaient l’être. La realpolitik s’ajouta au complexe impérial. Au nom de la proximité entre le pays le plus pauvre du continent et son voisin cubain, les États-Unis ont ainsi soutenu les Duvalier, de 1957 à 1986, et remis à plus tard l’installation de la démocratie. Ils ont déterminé le destin politique de Jean-Bertrand Aristide, qui portait les espoirs du peuple, l’administration Clinton le rétablissant à la présidence en 1994 et fermant les yeux sur ses dérives et prédations. Mais après sa réélection en 2000, ils lui retirèrent leur soutien, la guerre à l’émigration haïtienne devenant le mot d’ordre des relations avec Port-au-Prince. Chassé du pouvoir en 2004, le prêtre populiste est maintenu en exil avec l’accord tacite de l’Amérique et de la France, qui réclame toujours au pays exsangue le paiement de réparations pour les dommages subis en 1804. On abandonne alors le pays aux mains des Ong et d’une élite corrompue tolérée et parfois soutenue par une administration Bush qui a désormais fort à faire en Afghanistan et en Irak.

D’une occupation à une autre, en somme. Derrière l’Irak, il y aurait, ose Danticat, l’intertexte haïtien. L’un des récits de vétérans publiés au lendemain du retrait des troupes américaines d’Haïti s’intitulait ainsi Black Bagdad28 prophétisant peut-être les errances de l’administration de George W. Bush sur les terres de Saddam Hussein. N’y aurait-il qu’un pas, prévisible, de l’occupation américaine d’Haïti du début du siècle aux crimes commis lors de l’occupation irakienne de 2003 ?

Danticat, citoyenne américaine, l’affirme avec une audace politique remarquable pour une jeune artiste et universitaire qui ne jouit pas de la liberté contestataire d’un Noam Chomsky29. Dès ses premières publications, elle évoque la captation de la destinée d’Haïti. Elle rappelle les propos amers de son père, qui ne se résigna jamais à avoir dû trouver asile aux États-Unis :

Si l’on avait donné à notre pays la chance d’être un pays comme un autre, aucun de nous n’aurait à vivre et à mourir ici.

Comme les Haïtiens, souligne Danticat, les Irakiens ne se sont vus accorder aucune chance, ils sont victimes de la bienveillance impériale.

Rapprocher le sort de son pays natal de celui des Irakiens avec les mots du président mexicain Porfirio Diaz, « pauvre Haïti, si loin de Dieu et si proche des États-Unis », peut paraître extravagant. Pourtant, si Guantánamo est devenu tragiquement célèbre pour les conditions de détention des prisonniers accusés de terrorisme, cette parcelle eut une longue préhistoire : depuis 1898, cette enclave américaine en terre cubaine a lié son destin à la terre haïtienne. Lorsque des milliers de boat-people misérables fuient le pays après le coup d’État militaire de 1991, Guantánamo devient le comptoir privilégié des autorités américaines : jusqu’à 45 000 migrants y sont emprisonnés. Nombreux sont des réfugiés politiques, victimes du nouveau régime et peuvent attester des tortures subies. Mais parce qu’il s’agit à la fois de décourager les candidats à l’exil et de lutter contre un trafic de drogue en Caraïbe, opportunément attribué aux trafiquants haïtiens, les détenus de Guantánamo sont en dehors de toute juridiction. Le cas des prisonniers séropositifs détenus en nombre et privés de soins est porté à l’attention des tribunaux et de l’opinion publique. Mais Bill Clinton, qui s’était fait le chantre de la démocratisation d’Haïti, exige, malgré ses engagements de campagne, que les clandestins capturés soient reconduits ou incarcérés dans l’enclave cubaine. Le primat de la stratégie anticastriste condamne ces impétrants à l’invisibilité forcée.

Un avocat et militant noir américain de renom, auteur d’un livre remarqué sur la diplomatie américaine en Haïti30, entama une grève de la faim de vingt-trois jours pour alerter l’opinion. Parmi ceux qui se joignent à son indignation, certains révèlent les conditions de détention à Guantánamo, la séparation des familles, la stigmatisation des séropositifs et les détentions arbitrairement renouvelées jusqu’à la fermeture du centre en 199531. Sans recours juridique véritable (par définition, n’étant pas vraiment sur le territoire américain, ils ne peuvent en appeler aux tribunaux32), ni accès aux soins de santé, ces clandestins ont préfiguré pour Danticat les scandales des années 2000. Pourtant, en janvier 2010 les autorités y réinstallent (à bonne distance de la base militaire destinée aux « terroristes islamistes ») des centaines de tentes afin de faire face à un « éventuel afflux massif d’Haïtiens cherchant refuge aux États-Unis ». C’est d’elle également que partira l’aide matérielle destinée à Port-au-Prince après la catastrophe. On ne ferme pas Guantánamo, on l’optimise.

En 2005, la romancière signait un article traduit par Haiti Tribune intitulé « Les fantômes de l’occupation américaine hantent toujours Haïti33 » dans lequel elle montre que sur sa terre natale comme en Irak, un impérialisme aveugle a condamné les peuples envahis à des décennies de désolation. Alors que l’Amérique s’égare sur les bords du Tigre, elle soutient que les mêmes erreurs avaient été commises en Haïti. Rappelant le contexte de l’invasion commandée par Woodrow Wilson en 1919, elle rage :

L’administration de Wilson a transformé la géographie du pays, divisé l’espace en départements de police, fait taire la presse, installé un gouvernement de fantoches, réécrit la Constitution pour donner aux étrangers le droit de devenir propriétaires des terres, a pris en main les banques et les douanes haïtiennes et institué le travail forcé. Ceux qui se sont opposés à l’Occupation − comme par exemple un groupe de paysans appelés les Cacos − ont été décimés.

Elle fustige l’amnésie américaine à l’endroit de ces décennies d’occupation et de domination qui ont estropié pour longtemps sa terre natale. Elle concluait alors son article avec ces mots : Iraq, take heed (Irak, garde ceci en mémoire).

*

L’exil et ses tourments sont un thème infiniment décliné par les milliers de plumes déracinées qui, de l’Allemagne au Brésil, du Québec à la Suède, nourrissent les littératures nationales d’un souffle nouveau. On parla de « migritude34 » en France (contraction de migration et négritude) pour désigner la génération d’écrivains africains ou caribéens qui donnent à leur exil des accents hexagonaux.

La question de la langue légitime n’a jamais cessé de hanter les écrivains haïtiens, la majorité de leurs concitoyens ne sachant lire ni le français ni le créole. Ils écrivent donc aussi en français afin de trouver une maison d’édition qui les publie et un lectorat qui les lise, quitte à rapatrier ensuite le texte en créole dans un exercice parfois périlleux de traduction. Danticat offre aujourd’hui au lectorat le plus vaste, celui des anglophones, non seulement son œuvre personnelle mais également celle des plus grands auteurs francophones qu’elle fait traduire et publier aux États-Unis, en particulier dans les nombreux recueils de textes qu’elle coordonne. Grâce à Haiti Noir, dix-huit hérauts de l’âme haïtienne malmenée sont traduits en anglais en 2011. Elle a également, en 2009, travaillé à la traduction et donc à la découverte aux États-Unis de l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet, l’une des intellectuelles les plus marquantes de l’Haïti contemporaine. Danticat est donc une passeuse en plus d’une militante et d’un grand écrivain. Elle porte la voix des millions d’Haïtiens qui ont parlé au travers des œuvres francophones qui n’auraient sans doute pas été traduites aux États-Unis sans sa détermination.

Danticat est donc éminemment haïtienne dans sa domestication de l’exil, du déplacement et du retour propre aux écrivains de son île natale. Mais elle est aussi profondément américaine dans sa volonté de contester au gouvernement la légitimité de sa violence vis-à-vis des minorités et la liberté d’expression dont elle fait usage pour appuyer sur les plaies de son pays d’accueil. En s’exprimant dans un anglais limpide et tranchant, elle porte un message assourdissant : les Haïtiens qui ont élu domicile aux États-Unis ne sont destinés ni à rentrer, ni à vivre dans des enclaves exotiques. La majorité des Haïtiens-Américains sont des citoyens américains qui entendent que leur mémoire − qui est aussi celle des États-Unis − soit reconnue. L’œuvre d’Edwidge Danticat décline en anglais ce que son proverbe haïtien de prédilection tranche : Pito nou lèd, nou la (on est peut-être « laids » mais nous sommes là).

Finalement, elle porte à son paroxysme la tradition nationale de lutte sans cesse réinventée pour l’émancipation culturelle. La parole libératrice des enfants de Césaire, Roumain et Glissant n’est plus seulement le français. C’est ce que relève le grand poète René Depestre qui, en 2010, s’étonne que l’on s’étonne :

On me dit qu’il y a une jeune étoile qui monte en ce moment qui s’appelle Edwidge Danticat, on m’a dit qu’elle écrit en anglais… Pourquoi pas puisqu’il y a tant d’Haïtiens qui vivent aux États-Unis ? […] Au fond, cette créolité qui nous caractérise, le phénomène de créolisation qui a été le creuset de la constitution d’Haïti en tant qu’imaginaire et en tant que force de créativité peut-être d’expression créole… comme en langue française… et demain, en anglais… Haïti n’a pas dit son dernier mot.

  • *.

    Auteur de Homérique Amérique, Paris, Le Seuil, 2008. Voir son précédent article dans Esprit : « Les ghettos américains sur écoute », novembre 2010. Sylvie Laurent a édité et traduit un texte d’Edwidge Danticat, « Femmes d’Haïti », disponible sur Telerama.fr depuis le 15 juin 2011.

  • 1.

    Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 126-127.

  • 2.

    Le 15 mars 2007, Jean Rouaud et Michel Le Bris publient un manifeste dans Le Monde des livres dû à la suite de nombreuses récompenses attribuées à des écrivains francophones « venus d’ailleurs ». Ils y affirmaient que la littérature française était désormais et « enfin » riche d’une « littérature-monde en français » pour laquelle « la langue française était enfin “libérée de son pacte exclusif avec la nation” au lourd passé colonial ». La cinquantaine d’écrivains prestigieux qui signèrent le texte appelèrent ensuite de leurs vœux ce double mouvement de décentrement et désimpérialisation de la littérature francophone afin de mettre à bas la distinction classique faite dans l’Hexagone même entre la littérature « française » et la littérature « francophone ».

  • 3.

    Voir l’essai lumineux de la romancière Yannick Lahens, l’Exil : entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1990.

  • 4.

    É. Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 139.

  • 5.

    Edwidge Dandicat, Create Dangerously: The Immigrant Artist at Work, Princeton University Press, coll. « The Toni Morrison Lecture Series », 19 septembre 2010.

  • 6.

    Dix-huit des plus grands écrivains haïtiens (notamment Rodney Saint-Eloi, Madison Smartt Bell, Gary Victor, Yanick Lahens, Louis-Philipe Dalembert, Kettly Mars, Evelyne Trouillot, Katia Ulysse, Ibi Aanu Zoboi, Nadine Pinede) y offrent un texte, Akashic Books, 2011.

  • 7.

    On peut citer Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, Paris, Grasset, 2011 ; Yanick Lahens, Failles, S. Wespieser, 2011 ; L.-Ph. Dalembert, Noires blessures, Paris, Mercure de France, 2011. Voir également l’entretien avec Hans-Christoph Buch, « Haïti : littérature et politique », paru dans Esprit en janvier 2011.

  • 8.

    Henock Trouillot, « Haïti ou la négritude avant la lettre », Éthiopiques, numéro spécial, revue socialiste de culture négro-africaine, 70e anniversaire du président L. S. Senghor, novembre 1976.

  • 9.

    L’académicien développe son propos dans « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.

  • 10.

    Christophe Wargny, Haïti n’existe pas, Paris, Autrement, 2008, p. 118.

  • 11.

    Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’oncle, Montréal, Mémoire d’encrier, 2009.

  • 12.

    Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p. 37-39.

  • 13.

    “Conversations with Edwidge Danticat”, Bookbrows.com

  • 14.

    Aujourd’hui on parle d’une « américanisation » d’Haïti, l’anglais concurrençant fortement le français comme langue d’échange dans les domaines politique, culturel et surtout économique.

  • 15.

    On compte des dizaines d’écrivains haïtiens installés aujourd’hui au Québec, dont Dany Laferrière, Rodney Saint-Eloi, Anthony Phelps, Gérard Étienne…

  • 16.

    E. Danticat, Breath, Eyes, Memory, Vintage, 1994.

  • 17.

    De la prise de pouvoir de Jean-Baptiste Duvalier, dit « Papa Doc » à l’élection démocratique de Jean-Bertrand Aristide.

  • 18.

    Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Paris, Grasset, 2008, p. 111.

  • 19.

    Discours de Stockolm, 1957.

  • 20.

    Écrivain dominicain installé aux États-Unis, Junot Diaz a produit une œuvre remarquée sur la vie des Dominicains-Américains pour son écriture audacieuse, mêlant espagnol, anglais et parlé des jeunes noirs. Son roman principal est traduit en français : la Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, Paris, Plon, 2009.

  • 21.

    Cédric Audebert « La langue et la culture créoles, vecteurs identitaires de l’intégration institutionnelle des Haïtiens aux États-Unis », Arecf, 10 décembre 2004.

  • 22.

    E. Danticat, “Out of the Shadows”, The Progressive, juin 2006.

  • 23.

    On ne peut que recommander la lecture de l’essai à charge de Jean-Claude Charles, De si jolies petites plages, Paris, Stock, 1982.

  • 24.

    E. Danticat, Adieu mon frère, op. cit., p. 270.

  • 25.

    Ibid., p. 270.

  • 26.

    E. Danticat, Adieu mon frère, op. cit., p. 281.

  • 27.

    Rawi Hage, le Cafard, Alto, 2009.

  • 28.

    Capitaine John Houston Craige, The Arabian Nights Adventures of a Marine Captain in Haiti, Minton, Balch & Company, 1933.

  • 29.

    Le professeur radical du Mit n’a cessé de dénoncer dans la presse et dans ses conférences publiques la vassalisation d’Haïti par les États-Unis. En 2010, il a signé une pétition publiée dans The Guardian condamnant l’attitude de son pays après le séisme.

  • 30.

    Randall Robinson, An Unbroken Agony: Haiti, from Revolution to the Kidnapping of a President, Basic Civitas Books, 2008.

  • 31.

    Une jeune Haïtienne-Américaine, engagée par les autorités américaines pour servir d’interprète, témoigna de l’indignité des conditions de détention. Voir Jana Evans Braziel, “Haiti, Guantánamo, and the ‘One Indispensable Nation’: U.S. Imperialism, ‘Apparent States’, and Postcolonial Problematics of Sovereignty”, Cultural Critique, automne 2006, 64, p. 127-160.

  • 32.

    Le statut juridique ambigu de Guantánamo justifia son choix comme lieu de rétention des indésirables. Mais par deux arrêts décisifs, Rasul v. Bush (2004) et Boumediene v. Bush (2008), la Cour suprême a affirmé que les détenus de Guantánamo relevaient de la juridiction américaine et bénéficiaient ainsi, en droit, de l’Habeas Corpus.

  • 33.

    Article rédigé en anglais pour The Progressive Media Project.

  • 34.

    Voir Sylvie Laurent, « Le tiers-espace de Léonora Miano », Cahiers d’études africaines, à paraître.