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Film « Les Misérables » | Copyright Wild Bunch Germany
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Dans le même numéro

La banlieue comme décor

De La Haine aux Misérables

novembre 2020

De La Haine (1995) aux Misérables (2019), le cinéma participe des transformations de nos représentations des banlieues. Sur une période de deux décennies, on observe notamment la constitution de références culturelles communes, l’affirmation du thème religieux et l’évolution du rôle des femmes.

« Forêts paisibles, jamais un vain désir ne trouble ici nos cœurs, / S’ils sont sensibles, Fortune, ce n’est pas au prix de tes faveurs… » Le finale de l’opéra-ballet de Rameau, Les Indes galantes, est tellement connu qu’il compte parmi ces standards diffusés sur Radio Classique dans les salles d’attente des dentistes chics. En 2019, on aura vu des choristes et des danseurs l’interpréter sur la scène de l’Opéra Bastille ; plus de Noirs que de Blancs entourent la grande soprano Sabine Devieilhe. Les hoodies de banlieusards cernent la récitante au manteau de brocart, la danse est nerveuse, avec des mimiques de désespoir, de violentes explosions dans des figures qui n’ont rien à voir ni avec le ballet blanc classique, ni avec le texte du livret. Et c’était bien l’effet recherché : Clément Cogitore a travaillé avec la chorégraphe Bintou Dembélé et sa compagnie Rualité1 pour transformer la danse du calumet de la paix imaginée en 1735 en battle de krump, cette danse née dans les quartiers pauvres de Los Angeles en 2000. La banlieue et sa danse ont été applaudies à tout rompre par le public de l’Opéra, plus habitué aux pointes qu’à la break dance.

Comment des corps aussi hétérogènes à la tradition opératique se retrouvent-ils, en 2019, à exprimer une rage contenue sur des vers bucoliques ? Auraient-ils pu figurer également dans le film de Ladj Ly, Les Misérables, sorti la même année ? Pas impossible, puisque la compagnie Rualité voit ses spectacles accueillis par les Ateliers Médicis, tout proches de l’école de cinéma créée par Ladj Ly, lui-même membre du collectif Kourtrajmé, lequel compte parmi ses membres les plus célèbres Mathieu Kassovitz et Vincent Cassel, respectivement réalisateur et acteur de La Haine en 1995. Ajoutons que les producteurs des Misérables, Toufik Ayadi et Christophe Barral sont aussi, avec Frédéric Jouve, ceux de Banlieusards. Y aurait-il une école de Montfermeil ?

Pour paraphraser Bresson, c’est un drôle de chemin qu’il aura fallu parcourir, pour arriver jusqu’à cette présence de la culture de banlieue dans une des institutions les plus installées de France, inimaginable en 1995. Tout comme de faire jouer une figure du patrimoine français, le docteur Knock, par un comédien noir, Omar Sy, dans le film Knock de Lorraine Lévy en 2017. Pour le mesurer, on peut au moins partir de La Haine, et passer par Banlieusards de Leïla Sy et Kery James (2019), avant d’en arriver aux Misérables. Au moins, parce qu’il faudrait aussi évoquer, entre autres, les films de Jean-François Richet (État des lieux en 1995, Ma 6-T va crack-er en 1997) ou, sur un ton plus apaisé, Hexagone de Malik Chibane sorti en 1994, ou encore, avec un questionnement tellement généralisé qu’il en devient presque irénique, le très drôle Tout simplement noir de Jean-Pascal Zadi et John Wax, l’un des premiers films proposés au moment du déconfinement au printemps 2020.

Une situation explosive

La filiation est forte entre ces trois œuvres : La Haine est un film devenu culte, et son réalisateur Mathieu Kassovitz interprète un coach de boxe dans Banlieusards, film dont les producteurs des Misérables, Toufik Ayadi et Christophe Barral, disent qu’il a fait le lien avec le film le plus récent, en influençant Ladj Ly.

À les revoir d’affilée, on y trouve le même désir d’alerter sur l’urgence si bien saisie dans le générique de début de La Haine. Une terre perdue dans l’espace et une voix off qui énonce une fable, l’histoire d’un mec qui tombe du 50e étage et qui, à chaque étage se rassure : « Jusqu’ici tout va bien. » « Mais, rajoute la voix d’Hubert (Hubert Koundé), ce n’est pas la chute qui compte, c’est l’atterrissage.  » À ce moment précis, un cocktail Molotov enflammé fond sur notre planète qu’il embrase. Mieux, au dernier plan de La Haine répond le plan final des Misérables. Kassovitz filmait un face-à-face hérité de Reservoir Dogs de Quentin Tarantino sorti l’année précédente : deux hommes se tiennent en respect, chacun braque un revolver sur le front de l’autre. On entend une détonation, hors champ, et on la « lit » sur le visage du troisième et plus jeune des protagonistes, Saïd (Saïd Taghmaoui). On ne saura pas qui a tiré, du flic qui vient de tuer involontairement Vinz (Vincent Cassel) ou de Hubert, le jeune boxeur noir qui pendant tout le récit se sera pourtant employé à faire comprendre que « la haine attire la haine ».

Dans Les Misérables, un autre face-à-face final terrible oppose un enfant que la maltraitance a rendu haineux à un flic qui doit tirer sur lui s’il veut empêcher le jet du cocktail Molotov que tient le « microbe ». Mais le film s’arrête avant la résolution2. En 1995, après le coup de feu, Hubert reprenait d’outre-tombe et en voix off son histoire initiale, mais en la modifiant : «  C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui ne s’en rend pas compte… » Entre-temps, Banlieusards, de Leïla Sy et Kery James, a également entrepris, en 2019, de raconter la situation explosive des banlieues mais avec cette fois un parti pris différent : là aussi le drame arrive, plein cadre cette fois. Le frère aîné mafieux Demba (interprété par le coréalisateur) se jette sur son cadet, Soulaymaan (Jammeh Diangana), le brillant élève-avocat – héritier du personnage d’Hubert –, pour le protéger et reçoit la balle… qui lui était de toute façon destinée. Le règlement de compte continue jusqu’à extinction des adversaires. Mais le dernier plan est bien différent : le plus jeune de la fratrie (Bakary Diombera) passe son brevet dans une salle d’examen. À la différence des deux autres films, Banlieusards est porteur d’un message plus appuyé : il faut, malgré la dureté du climat social, refuser la victimisation.

Les films Velvet et SRAB Films, producteurs de Banlieusards, ont éprouvé des difficultés à réunir les fonds, « comme n’importe quel film peut en rencontrer et pas parce que c’était un film de banlieue », dit l’un d’eux, Frédéric Jouve, mais le film a trouvé un public nombreux sur Netflix, qui a investi dans la fabrication du film et sa diffusion. La plateforme lançait alors une stratégie d’investissement, redoutablement efficace, sur les talents européens un peu décalés. Résultat, 2 634 101 foyers ont regardé Banlieusards dans le monde en sept jours. La première semaine, du 20 au 26 novembre, Les Misérables ont cumulé 559 378 entrées France. Pour Frédéric Jouve, ce succès est peut-être dû, en dehors même du système de visionnement en ligne, à cette volonté de s’adresser à tous et à ceux de la banlieue dans un message très explicite. Un propos dont on peut regretter, par ailleurs, qu’il arase en partie la forme cinématographique, moins originale que celle des deux autres films. Comme le dit le personnage de Mirabeau (!), président du concours d’éloquence auquel participe Soulaymaan : « Au moins, vous nous avez permis de nous poser des questions sur les réponses toutes faites qu’on nous a données », et ce pourrait être la note d’intention du film. On notera que ce personnage est interprété par Bertrand Périer, lui-même animateur du concours Eloquentia, qui a fait l’objet du documentaire À voix haute. La force de la parole, coréalisé par Stéphane de Freitas… et Ladj Ly, sorti en 2016, dans lequel des étudiants de l’université de Saint-Denis apprennent les subtilités de la rhétorique. Le coup de chapeau est manifeste : on peut essayer de s’en sortir ! Leïla Sy et Kery James mettent la finale du concours en exergue, un peu à la manière des grands films de procès hollywoodiens qui font des plaidoiries une acmé. Les deux adversaires doivent débattre d’une question qui traverse tout le film : « L’État est-il seul responsable de l’état actuel des banlieues en France ? » Les arguments portent autant d’un côté que de l’autre et le jury ne départagera pas les deux concurrents, le Noir «  bounty, noir dehors et blanc dedans » et la jeune femme blonde « petite bourgeoise du 5e arrondissement », selon les termes dont ils ­s’affublent réciproquement. Soulaymaan doit défendre l’hypothèse négative, ce qui lui va bien, lui qui incarne la certitude que l’on reste maître de son destin. Les cinéastes le caractérisent clairement à l’ouverture du film dans une séance d’habillage, chemise blanche et cravate sombre, incongrues par rapport au dress code de la cité (les ­claquettes soquettes du benjamin) ou encore dans les allers-retours que le personnage est le seul des trois films à faire facilement entre la banlieue et Paris.

Car la banlieue est d’abord enclavée, comme en témoigne la deuxième partie de La Haine où les personnages sont « fermés dehors », condamnés à errer toute la nuit dans un Paris hostile dans l’attente du premier train du matin. Ou bien encore dans la véritable expédition qui ouvre Les Misérables, quand les jeunes prennent les trains d’assaut pour aller célébrer « la » finale de foot sur les Champs-Élysées. Soulaymaan, lui, prend simplement le RER comme tout un chacun. Si la situation reste explosive, beaucoup de choses ont changé depuis 1995.

De nouvelles représentations

La représentation de minorités visibles s’est évidemment accrue dans les trente dernières années. Le cinéma a certainement sa part dans cette avancée, mais il n’est pas le seul : s’il peut parfois précéder les changements sociétaux, comme les autres arts, il en est plus souvent le contemporain et remplit la fonction de sismographe.

Quand Kassovitz tourne à Chanteloup-les-Vignes et à la Noé en 1994, les émeutes de Vaux-en-Velin après la mort du jeune Thomas Claudio, percuté par une voiture de police en 1990, ne sont pas oubliées et le réalisateur prend comme point de départ ce qu’il est convenu d’appeler « une bavure » : la mort de Makomé M’Bowolé, tué pendant une garde à vue, et les nuits d’émeutes qui se sont ensuivies en plein Paris en 1993. Mais comme le rappelle Erwan Ruty dans un article récent, les émeutes ne s’inscrivent pas dans un projet politique3. Kassovitz décrit les conditions d’une explosion. Pas sa préparation délibérée.

Sans s’inscrire non plus dans la ligne d’aucun parti référencé, Kery James et Leïla Sy se font l’écho d’un autre type d’engagement dans les cités. Soulaymaan Traoré, dont le patronyme est un hommage à Adama Traoré, participe régulièrement à des actions de soutien scolaire dont on peut supposer que, au vu de la tenue de la directrice à la tête couverte par un foulard et aux propos tenus pendant les cours, elles sont proches d’organisations libérales, musulmanes ou pas. Il intervient aussi dans l’éducation de son frère lors d’une tirade sur les tirailleurs sénégalais dont le benjamin apprend l’existence à l’école, au grand étonnement de l’aîné. Enfin ! D’ailleurs, leur père… L’intérêt tardif et récent pour le sort de ces hommes qui ont combattu dans l’armée française trouve en partie sa source dans l’action vulgarisatrice des études postcoloniales, mais également dans l’influence du film Indigènes, de Rachid Bouchareb. À la sortie du film en 2006, le gouvernement de Dominique de Villepin annonçait que 80 000 de ces anciens combattants de l’empire colonial verraient leur pension enfin alignée sur celle des soldats français. Une des récentes résurgences cinématographiques de ce débat montre, dans Tout simplement noir, le personnage principal interprété par le coréalisateur Jean-Pascal Zadi faire irruption dans une librairie du Marais à Paris et demander des livres sur le sujet, livres qui, bien sûr, n’existent pas (sauf que le tournage était en caméra cachée et que l’acteur s’est trouvé bien embêté quand la libraire lui a cité deux références… L’équipe est revenue le lendemain pour retourner une scène fidèle à la tonalité burlesque du scénario, avec un comédien cette fois).

Plus que la question politique, c’est la représentation du religieux qui évolue vraiment depuis 1995 : le premier plan de Banlieusards est consacré à la mère de la fratrie qui fait ses ablutions et il est frappant que, dans ce film, la pratique religieuse reste cantonnée au sein de la famille. On peut comparer avec La Haine : la première apparition de Vinz se fait sur un air klezmer et le petit-déjeuner est servi par la grand-mère qui ressert la plaisanterie juive classique : « On commence par incendier les salles de boxe et on finit par ne plus aller à la synagogue  », ce qui n’a pas l’air de préoccuper le jeune homme. En fait, le trio de La Haine est composé d’un juif, Vinz, d’un Arabe, Saïd et d’un Noir, Hubert, un peu comme l’équipage du bombardier de Docteur Folamour de Kubrick, qui respecte la composition ethnique des États-Unis. La question de leur appartenance à une religion ne se pose pas : ce qui les réunit est leur condition économico-­sociale de banlieusards et leur génération. Et leur culture masculine. Lorsqu’un vieux Juif rescapé des camps de Sibérie qui les a entendus se quereller leur raconte un apologue tiré de la Shoah censé leur faire relativiser leurs problèmes, ils n’en comprennent pas le sens, même si cela les interroge : ils ne sont pas plus inscrits dans une confession qu’ils ne le sont dans l’histoire. Dans Les Misérables, la religion musulmane n’est pas présentée dans sa pratique intime mais dans sa réalité sociale, voire territoriale : le film détaille les rouages du pouvoir au sein de la cité et la « régulation » exercée sur la cité par les Frères musulmans. En vingt-cinq ans, le thème religieux s’est installé dans la fiction comme dans la société française.

En vingt-cinq ans, le thème religieux s’est installé dans la fiction comme dans la société française.

La description des rapports avec la police évolue moins : on reste sur les affrontements pluriquotidiens entre flics et jeunes, provocations, contrôles incessants, humiliations, brimades… Curieusement, le film le plus ancien est aussi le plus violent sur le sujet, peut-être parce qu’il était alors important d’alerter sur un phénomène encore peu relayé par les médias. Un « grand frère » devenu flic essaie d’y défendre la police : « La majorité des flics dans la rue ne sont pas là pour vous taper mais pour vous protéger », ce à quoi Hubert rétorque : « Mais nous, qui nous protège de vous ? » Dans les films les plus récents, le dialogue semble même devenu impossible.

Les caméras sont relativement absentes dans La Haine, sauf celles de la télé, copieusement insultées. Sous l’influence croissante des usages sociaux, généralisation des portables, démocratisation des drones, mise en ligne instantanée d’images de manifs ou de bavures sur les réseaux sociaux, ce n’est plus le cas en 2019. La prise d’images joue un rôle central dans Les Misérables, fournissant en particulier le prétexte narratif moteur du récit, grâce à la caméra embarquée dans un drone qui filme la bavure policière. En revanche, et c’est la force du film, le point de vue bascule : les trois protagonistes que nous suivons ne sont plus des banlieusards mais des flics, avec des personnalités et des comportements contrastés.

La connaissance de la vie dans les banlieues a évolué et permet des analyses plus fines. En témoigne la pénétration de la langue des cités dans le langage commun grâce à l’influence conjuguée des films dits de banlieue et du rap. Quand La Haine est sorti, le film a été accompagné d’un livre chez Actes Sud où le texte du scénario côtoie des photos de Gilles Favier de l’agence Magnum. Régulièrement, des notes de bas de page viennent « traduire » le langage des cités. Aujourd’hui, on n’a plus besoin d’expliquer que « caillera » vient de racaille… Et, symétriquement, nourri qu’il est de séries, l’ado impossible de Banlieusards est capable d’utiliser, de manière parodique certes, le langage châtié et codé du système juridique.

On rappellera juste que certains films ont fonction de référence culturelle dans les cités, en particulier Scarface de De Palma dont on voit à plusieurs reprises la devise « Le monde est à vous » dans La Haine et dont le personnage principal de mafieux est un immigré latino, mais aussi Taxi Driver, de Scorsese, dont Vinz imite la hargne devant son miroir pour décompenser sa colère et son humiliation : « C’est à moi que tu parles, connard ? » Plus récemment, le Mesrine de Jean-François Richet, dont le protagoniste est aussi interprété par Vincent Cassel, a pris le relais.

Une autre évolution notable dans la représentation des banlieues est la place qu’y tiennent les femmes. Autant le trio de garçons de La Haine fonctionne à la testostérone, entre soi, jusqu’à être déstabilisé par l’attitude sereine et joueuse de deux jeunes femmes dans une galerie d’art en plein Paris, autant les femmes ne traversent pour ainsi dire pas l’écran de ce film, autant elles ont une place complexe dans les deux autres œuvres, contemporaines à quelques mois près. Ce qui était une part aveugle en 1995, liée au point de vue du réalisateur et aux codes du cinéma ­américain de gangsters, est plus descriptif d’une réalité en 2019. Dans Les Misérables, ce ne sont pas des silhouettes mais des personnages féminins qui apparaissent. D’une part, des adolescentes qui subissent un énième contrôle à leur arrêt de bus ne se démontent pas et filment les policiers, de l’autre, les mères de famille qui sont cantonnées dans la sphère domestique font marcher une économie souterraine aussi essentielle à la cité que le trafic de drogue : elles gèrent des tontines. Certes, ces femmes ne sont pas nombreuses, mais la précision de la description rend compte de leur absence sur la voie publique, sans que ce soit dû à un effacement de la part du réalisateur.

Dans Banlieusards, le centre du film est occupé par la mère4, dont Demba s’occupe avec un amour filial sans faille. Elle est la seule à faire pleurer l’aîné, le voyou dealer sans scrupules – si ce n’est familiaux –, et sa voix fait régner l’ordre que le conducteur de bus a été incapable d’obtenir face à deux petites frappes. À côté de cette mère Courage, d’autres personnages féminins tiennent une place importante : une adolescente frondeuse qui entraîne le benjamin dans un casse périlleux et surtout une jeune femme blanche et blonde, du 5e arrondissement, élève-avocate comme Soulaymaan et son adversaire dans le concours d’éloquence. La peinture de cet alien (une des rares Blanches dans le film) aurait pu être caricaturale. Ce n’est pas le cas, elle est aussi combative que son alter ego et ses positions politiques sont aussi complexes que les siennes. D’ailleurs, elle partage le prix avec lui. La mise en scène se fait ici l’écho des convictions des réalisateurs : Kery James et Leïla Sy veulent faire passer un message, celui qui encourage à se construire, à accepter qu’on n’est pas obligé, même dans la pauvreté, de devenir un voyou. Alors on pense lointainement à Capra dans les intentions.

Les producteurs de ces deux derniers films se connaissent et s’estiment, comme le font leurs réalisateurs. Ils se rejoignent dans leur sentiment de ne pas faire des films de banlieue, mais des récits sur le monde tel qu’il va. « La banlieue est surtout un décor », disent Toufik Ayadi et Christophe Barral, tandis que Frédéric Jouve souligne « qu’il y a des voyous partout, par exemple en Corse », où se situe sa prochaine production, L’Insurgé de Thierry de Peretti, qui oscille entre trafic de stupéfiants et guerre nationaliste. Saluons ces producteurs indépendants qui donnent à des scénaristes et des réalisateurs les moyens de montrer Noirs, Arabes et Blancs de manière moins caricaturale. Ouvrant la voie à d’autres représentations, émouvantes et respectueuses, jusqu’à la scène de l’Opéra Bastille. Quant à La Haine, si son influence dure depuis vingt-cinq ans, c’est bien que sa mise en scène a gardé son pouvoir décapant. À se nourrir sans servilité des grands cinéastes américains, Mathieu Kassovitz a contribué à créer une nouvelle mythologie. Son avertissement résonne avec force aujourd’hui encore : « C’est l’histoire d’une société qui tombe… » Quand ­l’entendrons-nous vraiment ?

  • 1.La compagnie se produira le 12 mai 2021 à Clichy-sous-Bois, dans Le Syndrome de l’initié.
  • 2.Voir Carole Desbarats, « Angles contrasté. Sur Les Misérables, de Ladj Ly », Esprit, février 2020.
  • 3.Voir Erwan Ruty, « Les banlieues, laboratoires politiques de la France », Esprit, octobre 2019.
  • 4.Son nom n’apparaît pas dans les génériques sur Internet, peut-être parce qu’elle n’est pas ­comédienne de profession.

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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