Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Les banlieues populaires ne voteront plus !

La politique de la ville a laissé s’édifier une société des exclus de la République, abandonnant toute perspective d’égalité. Il n’est donc pas étonnant que les résidents des quartiers populaires ne votent plus.

Depuis 1995, les habitants des banlieues populaires doivent supporter malgré eux les controverses délétères de la plus importante consultation politique de la vie politique française : l’élection présidentielle. Nourris au venin de l’hostilité, ils furent piégés lors des rendez-vous de 1995 et 2002 par ces thématiques pernicieuses, car fielleusement posées, que sont l’immigration, l’insécurité et les violences urbaines. Ils furent ensuite pris à partie par les mêmes charges lors des scrutins de 2007 et 2012, des offensives enrichies de deux poussées virulentes : l’identité nationale et l’islam. Depuis le scrutin de 2017 enfin, ils sont mis en cause à travers ce concentré au demeurant inassimilable constitué d’immigration, d’insécurité, de terrorisme, d’identité nationale et de grand remplacement. La séquence actuelle les piétine d’autant plus sans ménagement que les haines recuites portées à leur endroit par cet assemblage identitaire formé de l’extrême droite frontiste et des mélancoliques de la France du bonheur des bourgs et des villages, idéalisée entre autres par l’ancien éditorialiste du Figaro Magazine, Éric Zemmour, et les « théoriciens » du grand remplacement, ont fini par convaincre cette frange de l’opinion éduquée par les chaînes d’« information » en continu de la validité de la thèse conspirationniste, longtemps défendue par le seul Renaud Camus, d’une substitution en cours de la France des « Français de souche » par la république du métissage.

Note de la dernière chance

Lorsqu’on se retourne sur ces campagnes à charge contre la frange immigrée des quartiers populaires, on constate finalement, étonné, que ces accusations venimeuses, et dont on aurait pu penser que leur soient opposées des politiques publiques en réelle mesure d’intégrer socio-politiquement ces lieux dans la communauté nationale, ont perduré sans que les différents gouvernements qui ont dirigé le pays s’en soient saisis. Pourquoi ? Pour quels motifs en effet l’État a-t-il renoncé à ses responsabilités, qui tiennent autant du contrat social que des principes d’égalité censés irriguer la République ? Nous n’affirmerons évidemment pas ici, et sur un ton définitif, qu’il a failli, les quartiers populaires n’ayant pas totalement décroché du reste du pays. Le contre-modèle étasunien qui a longtemps aveuglé les médias français et une partie de la sociologie française ne s’est heureusement pas répliqué de ce côté-ci de l’Atlantique. La race n’organise pas l’espace public français, l’universalisme freinant encore cette perspective menaçante. À certains endroits, elle est pourtant déjà palpable.

Observer de près l’histoire politique des quartiers populaires depuis quarante ans, c’est voisiner avec un immense gâchis politique. Il n’y avait en effet aucune fatalité politique à la situation actuelle, à moins de considérer que les causes de l’isolement social de certains d’entre eux trouvent leurs explications dans la nature de leur peuplement, cet argumentaire racial qui sert de réquisitoire à l’extrême droite et à la droite national populiste pour blanchir la République de ses échecs. Quand, en 1982, le gouvernement de gauche promeut la politique de la ville pour résoudre les problèmes des « quartiers défavorisés », l’enjeu de ce nouveau dispositif était de les sortir de l’enclavement social dans lequel ils s’enfonçaient. Quarante-huit quartiers furent alors identifiés pour bénéficier de cette procédure contractuelle. La philosophie de cette démarche reposait sur l’idée « de donner plus à ceux qui ont le moins ». Elle validait en creux un constat produit par diverses enquêtes sociales menées dans ces lieux depuis le mitan des années 1970, à savoir que le droit commun n’y opérait pas et qu’en conséquence, si l’État ne veillait pas à l’instaurer ici aussi, le risque était grand que la République perde à terme ces territoires. Le fondement idéologique de cette doctrine était qu’il fallait mobiliser des crédits propres pour conduire des politiques publiques spécifiques en faveur des habitants de ces territoires socialement relégués en matière d’emploi, d’éducation, de culture, de santé ou de mobilité. Nous avons mis la main, aux archives de la Caisse nationale des dépôts et consignations, sur une lettre adressée en juillet 1983 au cabinet de Pierre Mauroy, Premier ministre de François Mitterrand, qui était plus qu’une mise en garde, une injonction faite au politique, s’il persistait à être ignorant de ce qui se joue dans les quartiers populaires. La gauche était au pouvoir depuis deux ans. Pierre Saragoussi, son auteur, était un proche de Robert Lion, le directeur de cabinet de Pierre Mauroy. Titrée « Note de la dernière chance », elle évoquait la situation dans le quartier des 4 000 à la Courneuve : « À l’heure où la droite exploite avec bonheur le thème du racisme, la gauche devrait se méfier des affrontements raciaux que son immobilisme suscite car ils sont le levain des affrontements politiques de demain. L’action de la commission en faveur de tous les habitants des quartiers populaires était une réponse à la guerre fratricide qui risque d’opposer la nouvelle classe ouvrière qui se trouve être de fait multiraciale. Elle n’en a pas tellement d’autres à proposer. Tordre le cou aux espoirs est grave. Mieux vaut ne pas les faire naître. Mais à la Courneuve, n’est-ce pas déjà trop tard1 ? » À la Courneuve et dans maints quartiers populaires français faudrait-il ajouter, tant un constat similaire était déjà établi dans d’autres communes du pays : Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Roubaix, les quartiers Nord à Marseille, etc. De sorte que les procès en « sécessionnisme » ou en « communautarisme » qui sont faits à leurs habitants depuis la campagne de la présidentielle de 1995 sont partiaux et malhonnêtes. Il n’y a donc nul motif de s’étonner de ce qu’une fraction des habitants de ces territoires se soit progressivement démarquée de notre société pour mener une existence sociale recluse. Après avoir assisté, impuissants et désenchantés, aux multiples désertions de l’État à ses promesses égalitaires, ces jeunes habitants ont commencé par se révolter violemment contre leur condition de minorisés de la République – ces « révoltes sociales » que les médias populaires et le monde politique désignent comme des « émeutes » pour mieux les réduire à une dimension exclusivement délinquante – puis se sont ensuite détournés de la société française, pour finir par rompre avec elle.

Le quiproquo originel

Chronologiquement, la dimension catastrophiste de cette note ne peut qu’interpeller. Affirmer dès 1983 qu’il était « déjà trop tard » pour agir, c’était « déjà » avoir cette certitude qu’au fond, la gauche arrivée au pouvoir n’avait pas compris les enjeux des révoltes sociales de l’été 1981 aux Minguettes, les premières de cette nature dans le pays, et que la politique de la ville qu’elle était en train d’expérimenter, sauf à l’accompagner politiquement, serait improductive. Il est vrai que la réalité sociale de ces quartiers était préoccupante : avec la fuite des classes moyennes françaises, de nombreux grands ensembles prenaient la forme de ghettos des catégories sociales modestes et des populations immigrées ou d’origine immigrée que les bailleurs sociaux concentraient dans des barres ethnicisées. Les conséquences sociales de ces pratiques d’enclavement, outre un sentiment de disqualification ressentie par les locataires qui se vivaient comme des assignés dans un environnement social jugé comme sans perspective, était destructeur pour leur vie sociale. Est-ce que la gauche avait alors occulté cette réalité désagréable ? Il semble que l’avertissement de Pierre Saragoussi désignait cette ambiguïté politique d’un gouvernement qui projetait dans son programme des intentions de justice et d’égalité sociales, mais dont lesdits principes n’étaient pas mis en acte. Poussé à la question sur les motifs de ce déphasage politique, Pierre Saragoussi évoque aujourd’hui des causes raciales. « Je pense que l’idée que cette population allait s’installer durablement en France est une chose qui n’a jamais occupé les esprits. Dès qu’ils sont arrivés, il y a toujours eu cette idée : “Ils nous ont foutus à la porte de l’Algérie, ils repartiront, et leurs enfants aussi” », nous déclare-t-il2. Nous sommes sûrement là au cœur du quiproquo originel : la politique de la ville n’a pas été pensée comme une procédure de droit commun au profit de tous les habitants des quartiers populaires, ce qui supposait qu’elle articulerait justice sociale, justice spatiale et égalité de traitement entre tous les citoyens, mais comme une réponse à une situation inédite, celle d’un urbanisme rapidement devenu obsolète en raison de multiples défaillances de la chaîne immobilière. C’est pour cette raison que les premiers dispositifs de politique de la ville se sont attachés à réhabiliter un bâti dégradé, à redonner des couleurs aux façades grises des immeubles, à aménager les espaces extérieurs et à vitaliser le quotidien de ces quartiers en y engageant des politiques de loisirs et d’insertion sociale. Aucune de ces propositions n’était à la hauteur du défi posé à la République par ces territoires socialement relégués. Les moyens financiers engagés par l’État pour réduire certaines disparités étaient certes substantiels, mais l’équité territoriale passait d’abord et exclusivement par une égalité des conditions entre les habitants de ces quartiers avec leurs « pairs » des villes « favorisées ».

Les mécanismes à l’œuvre étant très loin des attentes et du réel vécu et subi par ces habitants, l’explication par l’idéologie raciale développée par Pierre Saragoussi prend ici tout son sens. Elle révèle la fluidité de cette orientation dans son approche des banlieues populaires au sein des élites de gauche. Une communication du Premier ministre Pierre Mauroy en date du 14 décembre 1981, soit six mois après l’arrivée de la gauche au pouvoir et les révoltes vénissianes, témoignait déjà de cette volonté d’opérer une distinction entre le Eux étranger et le Nous national : « L’État apportera une aide financière – en études et en moyen de fonctionnement – à la constitution d’une commission locale de concertation, regroupant l’ensemble des parties concernées et dont l’objet sera de réfléchir aux problèmes de programmation et d’attribution et de favoriser une collaboration entre les organismes gestionnaires3 », déclarait le chef de gouvernement. Le mot le plus saisissant dans cet extrait est « attribution ». Il rend compte en effet d’un présupposé culturel, à savoir que dans l’environnement social des banlieues populaires, il y a un lien entre le mal de vivre des habitants de ces lieux et leur peuplement. Autrement dit, les formes culturelles spécifiques de ces individus sont à l’origine des désordres urbains et sociaux qui se manifestent dans ces quartiers. Un passage plus en avant de cette communication est encore plus explicite : « Bon nombre de ces actions s’adressent en priorité aux jeunes immigrés. C’est, à travers le ministère de la Solidarité nationale, le ministère de la Jeunesse et des Sports et le secrétariat d’État aux Immigrés, une enveloppe globale de quelque cinq millions de francs qui sera attribuée aux communes de l’Est lyonnais. » En particularisant les mesures contenues dans une politique publique à une population identifiée exclusivement comme « immigrée » quand ces jeunes étaient majoritairement français, le Premier ministre socialiste les constituait comme un groupe à part, reprenant ainsi dans son argumentaire une catégorisation qu’on repérait d’abord dans la presse conservatrice – Le Figaro présentait en 1981 les Minguettes comme un « quartier immigré » – ou dans les slogans de l’extrême droite frontiste. D’une certaine manière, les confiner dans une identité flottante – des jeunes immigrés nourris à une culture plurielle –, c’était contester une réalité déjà indiscutable : nés en France ou pas, il était patent que ces individus y resteraient. Les désigner ainsi revenait à les assimiler à des figures de passage : leurs pères étant venus travailler sur le territoire national, sitôt qu’ils retourneraient dans leur pays d’origine, il était évident que leurs enfants, même nés ici, repartiraient avec eux. Travailleurs immigrés, jeunes immigrés, trajectoires communes : il y avait là comme la promesse d’une prophétie autoréalisatrice. Il est frappant de constater que la gauche partageait une vision proche de celle de la droite conservatrice, réduisant ce groupe social à un bloc transitoire sur le territoire national. La droite avait proposé de les reconduire à la frontière en les appâtant avec une prime de 10 000 francs4 pour solde de tout compte5, la gauche de gouvernement leur accordait un statut générique, une identité indéfinie en marge de la nation.

Une concentration de bons sentiments

Quand en 2003, le ministre de la Ville, Jean-Louis Borloo, vanta les mérites de la rénovation urbaine à travers des opérations de destruction massive du parc de logements sociaux, la duperie avait fini d’opérer. Dans les quartiers populaires, personne n’attendait plus rien de la politique de la ville, si ce n’est de ne pas être embarqué vers des communes encore plus reléguées. Pris dans l’étau de la mutation sociale de leur ville, consécutive à un processus de gentrification accélérée et à une diminution du parc social, les habitants observaient résignés les effets de cette propagande sur une supposée amélioration de leur existence sociale. Avaient-ils d’autres choix ? Dans le gouvernement dirigé par Jean-Pierre Raffarin, les tâches étaient bien réparties : au ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, la prise de parole sécuritaire ; au ministre de la Ville, derrière une nonchalance surjouée, la réalisation de ce faux équilibre d’un pouvoir attentif à la justice sociale. Le flot de paroles de Jean-Louis Borloo et ses collages d’un futur aspiré par un mieux-vivre ne résistèrent bien entendu pas au réel immédiat dans ces quartiers et à ce mélange de frustration et de colère parmi les jeunes habitants. Les révoltes sociales de l’automne 2005 précipitèrent la fin de cette mise en scène. Le message façonné de l’extérieur était doublé par le présent immédiat. La politique de la ville se révélait être ce qu’elle est finalement depuis ses origines : une concentration de bons sentiments discourant sur une France égalitaire et mobilisée au plus haut sommet de l’État contre le différentialisme ethnique quand, dans le même temps, les grands ensembles mutaient progressivement en espaces de cantonnement des pauvres, des étrangers et des Français ethniquement discriminés. Durant vingt-trois ans, c’est-à-dire entre le lancement en 1982 des programmes DSQ (Développement social des quartiers) et les révoltes de 2005, une société des exclus de la République s’est édifiée sur le territoire national, socialement homogénéisée par un peuplement méthodiquement organisé par les bailleurs sociaux et les élus locaux – dominée ici par un mode de vie arabe, là par celui de la communauté sénégalaise, ailleurs celui des Sri-Lankais. Pendant ce temps, l’État social s’échinait à faire consommer massivement ces filets sociaux qu’il bricolait à chaque secousse dans ces micro-territoires, pour neutraliser la rage de leurs jeunes habitants : Banlieues 89 et Contrats de ville sous les deux mandats de François Mitterrand, Pacte de relance pour la ville en 1996 sous la présidence Chirac, chaque majorité politique formula un discours sans intention égalitaire, faute justement de desseins politiques, de sorte qu’il faut interroger aujourd’hui ces stratégies qui ont délibérément nié à travers des discours détachés du réel ce qu’elles étaient en train de produire en creux dans ces lieux. Le président socialiste François Mitterrand croyait-il vraiment la déclaration qu’il fit à Bron en décembre 1990, soit quelques semaines après les révoltes sociales de Vaulx-en-Velin, sur « la remise à niveau » des banlieues populaires à échéance de 1995 ? « Il faut que la société tout entière se mobilise, sache se dépasser et donne la priorité à l’homme. Le reste suivra », affirma-t-il ce jour-là. Il ne suffit pas de dire les événements qu’on veut produire pour qu’ils se produisent réellement. Plutôt que de se demander si le chef d’État socialiste s’est renié par la suite, ce sont les actes qui ont suivi qui répondent à cette question : création d’un ministère de la Ville en 1991 sans budget solide ni capacité à tenir tête aux ministères régaliens (le Budget, l’Intérieur, etc.) ; aucune mobilisation programmatique réellement efficace contre les discriminations à l’emploi, au logement et à l’accès à la culture subies par les populations des quartiers de la politique de la ville, contre les pratiques policières à l’endroit de ces mêmes populations, contre enfin les processus de ghettoïsation des écoles situées dans le périmètre de leur carte scolaire ; nomination de Bernard Tapie à la tête de ce ministère en 1992, le profil du patron de l’équipe de football de Marseille étant considéré comme le parfait vulgarisateur de la politique de la ville. Au bout du compte, en produisant l’illusion d’un engagement public dans ces lieux en attente de droit commun, l’État y fit d’emblée son deuil d’une perspective d’égalité. Comment ces individus pouvaient-ils se considérer comme les pairs de ceux qui vivent dans la société du droit commun quand leurs demandes de repères dans la République n’ont jamais été satisfaites ? Pour faire de ces individus des citoyens, il eût fallu les considérer comme tels.

La ville décomplexée portée par la droite

L’idée que la justice sociale s’incarne en partie dans la justice spatiale est rejetée par l’ordre systématisé dans les villes dirigées par la droite. La droite décomplexée prône en effet une ville décomplexée, c’est-à-dire construite d’abord sur des principes différentialistes. Le clivage entre la droite et la gauche n’étant plus économique – pour le dire vite, la ville libérale opposée à la ville sociale-démocrate –, cinq années de politique économique conduite par le gouvernement de Lionel Jospin (de 1997 à 2002) ayant vidé de son sens cette distinction idéologique, il est depuis lors culturel. La ville décomplexée est une ville en rupture avec les principes républicains, bien qu’elle s’en réclame. Réfractaire à l’égalité, elle porte aux nues une idée neuve au pays de l’universalisme : l’égalité des chances. L’universalisme légitimait un ordre juste contre la violence de l’arbitraire. Avec l’avènement de l’égalité des chances, on considère que le fait inégalitaire est absolu. La garantie d’une « bienveillance universaliste », théorisée par le philosophe Yves Michaud, cette égalité de traitement, même si elle n’a jamais été effective dans les quartiers populaires, ne se poserait plus en arrière-fond de la République, ni ne constituerait l’un des fondements du contrat social.

Il n’est plus question de combattre les processus de discrimination, de ségrégation ou d’exclusion, mais de glorifier l’esprit de conquête des mal-nés.

Dans ce nouvel environnement, il n’est plus question de combattre les processus de discrimination, de ségrégation ou d’exclusion, mais de glorifier l’esprit de conquête des mal-nés, ces hommes et ces femmes audacieux et pleins d’abnégation, et qui se prennent en charge dans la tourmente de leur malheur. « Il serait profondément injuste d’aider indistinctement les individus qui font des efforts et ceux qui persistent à n’en faire aucun, ceux qui respectent les règles de la vie commune comme ceux qui les bafouent. On ne peut valablement aider que ceux qui veulent véritablement s’en sortir6 », prévenait Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, sitôt que les colères sociales de l’automne 2005 s’étaient tues. Ce propos qui emprunte aux thèses méritocratiques ne doit pas leurrer. Il annonce que désormais, le champ social, c’est la guerre. L’idéologie contenue dans la méritocratie affirme en effet la fin d’un idéal de condition, occultant de fait le caractère ségrégatif et discriminatoire de la société française. En soumettant les habitants des quartiers populaires à l’épreuve des dispositions de chacun et chacune à s’adapter – Arabes, Noirs, musulmans doivent afficher une volonté de « s’en sortir » s’ils ne veulent pas être abandonnés par l’État –, la ville décomplexée condamne de façon irréversible les habitants des quartiers populaires dans leur droit d’avoir des droits. Autrement dit, ou ils se soumettent à l’épreuve du hasard, ou la France de l’égalité des chances leur réservera un destin sans appel de minorisés de la République. Deux ans plus tard, devenu président de la République, Nicolas Sarkozy décrivait les bienfaits de la régulation sociale par cet ordre ethno-différentialiste. Présentant son projet politique dans les quartiers dans un plan censé libérer leurs habitants d’eux-mêmes, « Espoir banlieue » était son nom, son discours assumait cet état d’exception des banlieues populaires. « Le malaise [dans ces quartiers] ne vient pas seulement de l’urbanisme et de l’architecture, il n’est pas seulement économique ou social, il est plus profond, il est aussi identitaire, il est culturel, il est moral. […] Nous voulons empêcher que le communautarisme, les tribus et les bandes finissent par miner définitivement la République […] C’est ce que Fadela Amara7 s’emploie à faire avec ardeur depuis huit mois, avec succès puisque vous êtes là. Fadela, elle n’a jamais appartenu à la famille politique dont je suis issu, elle n’a jamais partagé mes engagements et je ne lui ai pas demandé de renier les siens, d’oublier ses convictions, son histoire8. » Cette identification d’un programme politique à la figure catégorisée de la secrétaire d’État qui doit le porter est inédite. Fadela Amara n’est pas reconnue ici en tant que telle, une ministre de la République, mais sous une identité distincte. « Fadela », l’usage du seul prénom pour la nommer établit artificiellement ce sentiment supposé d’une communauté nationale diverse et qui se partage. Seulement, ce qui trahit cette rhétorique nourrie au sentiment moral, c’est qu’elle ne peut pas s’empêcher d’opposer le « nous » de la communauté nationale, cette communauté des pairs, au « tu » qui assigne l’autre à une filiation infériorisante, ce milieu d’origine tenu par « le communautarisme, les tribus et les bandes ». Fadela Amara était peut-être secrétaire d’État d’un gouvernement de la République, le différentialiste ethnique qui régit la ville décomplexée justifie pourtant cette différence de statut. « Fadela » aura la reconnaissance républicaine pour son parcours social, concentré dans ces aptitudes que Nicolas Sarkzoy appelle « son ardeur, ses engagements, son histoire », le voile épais du différentialisme ethnique bloque cependant tous ses espoirs banlieusards d’une logique de réciprocité. C’est déjà sous cette description ethno-raciale que Nicolas Sarkozy avait nommé en janvier 2004 Aïssa Dermouche, « préfet musulman ». Fadela Amara et Aïssa Dermouche ont ces qualités sociales jugées essentielles aux yeux de la droite décomplexée (sens de l’ordre, patriotisme, discipline sociale, etc.), mais dans la République de l’égalité des chances, ces aptitudes ne font pas d’eux des égaux.

Ils ne voteront plus

Au premier tour du scrutin des régionales de juin 2021, la liste socialiste est arrivée en tête à Vaulx-en-Velin avec 24, 20 % des voix, devant le candidat de la droite qui en obtenait 20, 30 %. Le taux d’abstention a été très élevé, puisque 88, 34 % des électeurs inscrits ne se sont pas déplacés. Lors du même scrutin à Grigny, dans l’Essonne, la liste de droite a recueilli 18, 01 % des voix devant la liste socialiste, qui a récolté 16, 07 % des bulletins exprimés. Le taux d’abstention a atteint 81, 52 %. En 2022, la démocratie ne sonne plus en ces lieux. Cet aveu, aucun gouvernement, aucun élu de la République ne le fera ouvertement. Seulement, chaque scrutin parle de lui-même. Depuis l’hiver 2005, les quartiers populaires ont appris à se taire. Leurs habitants ne font que mimer une vie citoyenne commune – les enfants vont à l’école, les adultes travaillent, cherchent un boulot ou patientent dans des formations superflues, les jeunes font du sport ou de la musique, les croyants vont au culte, des familles se préoccupent du bien-vivre dans la cité. Mais tous ont plus ou moins conscience que leur malheur, c’est le discrédit social dont ils sont l’objet par-delà les frontières de leur quartier. Dehors, ils inspirent toutes sortes de détachements : répulsion, peur, indifférence. Alors que les rapports administratifs et les enquêtes scientifiques décrivent dans les grandes largeurs les contrecoups sociaux inquiétants de la minorisation de ces individus dans la société française, cette réalité désagréable n’est même plus considérée comme telle. Les quartiers populaires sont destinés à la ruine. Le temps n’est plus à un énième plan Marshall pour apaiser leur colère. Dans ce contexte de repli sur eux-mêmes, et où leur existence sociale se restreint à la communauté des voisins, la démocratie, le suffrage universel sont des points fixes au-dessus de leur tête. Puisque la représentation politique s’est débarrassée d’eux, ils ne voient en elle qu’une imposture qui tente de s’introduire en fraude, d’une élection à l’autre, dans leur vie autarcique. Alors, ils ne votent plus, et assistent, invisibles, à la « vie démocratique française ». Personne ne peut sérieusement croire que la vie des habitants des quartiers populaires va changer favorablement à l’issue de la prochaine élection présidentielle. Le mensonge républicain d’une France de l’égalité a épuisé toutes les bonnes volontés. Les marcheurs de l’automne 1983 ou les révoltés de l’automne 2005 ont été aspirés par le néant de promesses jamais tenues. Incarnant le démon des mauvaises consciences françaises, les banlieues populaires n’ont plus le désir d’avancer dans cette mascarade. Elles préfèrent faire opinion à part, autrement dit, qu’on les laisse seules, en paix.

  • 1. Pierre Saragoussi, « Note de la dernière chance », en date du 11 juillet 1983 (confidentiel).
  • 2. Cet entretien a eu lieu dans le cadre de notre ouvrage Petite Histoire politique des banlieues populaires, paru en mars 2022 aux éditions Syllepse.
  • 3. Premier ministre, Communication de Monsieur le Premier ministre au Conseil des ministres du 23 décembre 1981, document en date du 14 décembre 1981.
  • 4. Soit 1 524 euros.
  • 5. Le 30 mai 1977, le gouvernement dirigé par Raymond Barre avait mis en place une mesure d’aide financière destinée à inciter les chômeurs étrangers secourus de 23 nationalités à regagner leur pays. Quatre mois plus tard, ce dispositif était étendu aux chômeurs non secourus ainsi qu’aux salariés ayant au moins cinq années d’ancienneté. De juin 1977 à décembre 1978, 24 461 demandes avaient été faites, soit 4 % environ des bénéficiaires potentiels.
  • 6. Tribune de Nicolas Sarkozy dans Le Figaro, 25 novembre 2005.
  • 7. Fadela Amara fut secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville entre 2007 et 2010.
  • 8. Déclaration de Nicolas Sarkozy sur une nouvelle politique pour les banlieues, Paris le 8 février 2008.

Hacène Belmessous

Chercheur indépendant, il a récemment publié Les laboratoires de la haine (Demopolis, 2019).

Dans le même numéro

Retrouver la souveraineté ?

L’inflation récente des usages du mot « souveraineté », venue tant de la droite que de la gauche, induit une dévaluation de son sens. Dévaluation d’autant plus choquante à l’heure où, sur le sol européen, un État souverain, l’Ukraine, est victime d’une agression armée. Renvoyant de manière vague à un « pouvoir de décider » supposément perdu, ces usages aveugles confondent souvent la souveraineté avec la puissance et versent volontiers dans le souverainisme, sous la forme d’un rejet de l’Union européenne. Ce dossier, coordonné par Jean-Yves Pranchère, invite à reformuler correctement la question de la souveraineté, afin qu’elle embraye sur les enjeux décisifs qu’elle masque trop souvent : l’exercice de la puissance publique et les conditions de la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les banlieues populaires ne voteront plus, le devenir africain du monde, le destin du communisme, pour une troisième gauche, Nantes dans la traite atlantique, et la musique classique au xxie siècle.