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Fassbinder en 1980 - Wikimedia
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Tous les genres de Fassbinder

Pour le spectateur profane, la filmographie de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) peut sembler impénétrable : plus de quarante films, pour le cinéma et la télévision, et une frénésie de création jamais restreinte par la complexité du projet. De plus, sa personnalité outre mesure, son radicalisme politique, sa bisexualité assumée, influencent nos impressions sur une œuvre qui ne reculait jamais devant les ambitions. Souvenons-nous du fameux Berlin Alexanderplatz (1980), pas encore disponible en Dvd ou Vod en français, qui passe encore pour un sommet d’adaptation littéraire et de reconstitution historique. Ou du Monde sur le fil (1973), dont l’esthétique (écrans, monde virtuel, connexion à la machine par des casques, frontière floue entre le réel et l’illusion) influença une grande partie de la science-fiction et de l’anticipation ultérieures.

La réédition ce printemps, par ­Carlotta Films, de plusieurs de ses longs-­métrages, ainsi que du feuilleton inédit Huit heures ne font pas un jour (1972), permet aux cinéphiles et aux curieux de découvrir la filmographie multiforme du réalisateur allemand. En effet, ce qui frappe avant tout, c’est la variété des fictions que nous découvrons : des drames, des thrillers, des films noirs ou sociaux, dans une exploration permanente des genres et du matériau cinématographique – et la volonté de surprendre le spectateur.

Le premier film de Fassbinder à connaître le succès outre-Rhin fut l’Amour est plus froid que la mort (1969). Le long-métrage mélange une esthétique de film noir avec les apports formels de la Nouvelle Vague : tournage en noir et blanc, utilisation de musiques d’époque, décors naturels en intérieur ou dans les rues de Munich, recherche d’efficacité dans la mise en scène par le choix de plan rapprochés ou de lents travellings. Comme dans À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), ses jeunes héros citent et copient le cinéma, et la violence surgit dans leur quotidien sans qu’ils comprennent les raisons de son usage. Première polémique pour le jeune réalisateur, dans sa représentation de paumés sans projet, enfermés dans la marginalité, que les représentations du cinéma (la femme fatale, le voyou, le gangster en imperméable…) aliènent au lieu de libérer.

Un film comme Martha (1974) montre bien ce jeu sur la forme visuelle et les styles de récits pratiqués par ­Fassbinder. À partir d’une intrigue de drame psychologique classique, le réalisateur joue sur ­l’esthétique des vampires, les plans dans les miroirs et la manipulation de l’héroïne par son mari… Un premier degré qui rajoute à l’aspect hystérique de l’intrigue, mais qui nous marque dans la tentative de magnifier par la forme un récit attendu. Nous croyons voir une parodie de Hitchcock, ou une sorte de giallo allemand, mais il ne s’agit jamais d’une mise à distance, simplement d’une application des codes des genres pour les sublimer.

Le talent de Fassbinder s’exprime au mieux dans Les Larmes amères de Petra von Kant (1972). Avec l’aide de son chef opérateur Michael Ballhaus, un huis clos de deux heures, qui montre la souffrance d’une trentenaire face au désamour d’une femme plus jeune, devient fascinant. Tout son style ­s’exprime dans la scène d’introduction : de nouveau, les miroirs pour créer des contrechamps, des zooms très lents, un jeu sur la profondeur de champ, des actrices magnifiquement habillées à la peau inhumainement blanche, des visages filmés de profil… Les corps composent le champ en trois parties, dans un enchaînement de plans jamais laissés au hasard. Dans la deuxième scène, l’opposition formelle entre Petra (Margit Carstensen) et Karin (Hanna Schygulla), l’une brune, l’autre blonde, l’une fameuse mais filmée dans l’ombre, l’autre inconnue mais en pleine lumière, imprègne l’œil et l’esprit. Enfin, l’incroyable scène de la folie amoureuse de Petra pendant l’absence de Karin reste en mémoire, avec ce long plan large de Margit ­Carstensen allongée, le champ entièrement net dont seules les autres actrices debout forment les variations.

La logique de troupe chez Fassbinder mène à des rôles récurrents pour des acteurs comme Hanna Schygulla ou El Hedi ben Salem (Ali dans le film éponyme). Du fait de la multiplication et de l’enchaînement des projets, des performances comme celles de ­Carstensen, qui, dans Les Larmes amères de Petra von Kant, interprète une styliste expérimentée et cynique, puis, deux ans plus tard, dans Martha, une jeune femme innocente et victime, n’en sont que plus remarquables. D’autant plus dans un registre constant de premier degré, qui peut parfois mener au ridicule sans le talent des acteurs et les innovations de mise en scène. ­Schygulla peut, au cours des films, incarner une jeune prostituée, un mannequin femme fatale et une fille de bonne famille. En arrière-plan, toujours, la République fédérale allemande (Rfa), la Bavière, et leurs vérités inavouées.

L’art, commun dans cette filmographie, de mettre les pieds dans le plat de la société allemande transparaît dès Tous les autres s’appellent Ali. Voici un film sorti en 1974, et qui traite déjà de l’attentat de Munich, de la xénophobie résiliente en Rfa, des travailleurs immigrés et de leur difficile intégration. Certains propos pourraient encore se tenir dans ­l’Allemagne actuelle. La représentation des commérages, des mécanismes ­d’exclusion, fonctionne narrativement par le choix du scénario : montrer l’histoire d’amour entre un Marocain et une Allemande, en réalité une ancienne travailleuse immigrée polonaise – autre tabou allemand… Emmi Kurowski (Brigitte Mira), la compagne d’Ali, ressemble à Petra von Kant ou à Martha, personnage féminin irréel par nature, mais écrit avec justesse et réalisme par Fassbinder.

Le Marchand de quatre saisons (1971) reprend ce portrait amer des bas-fonds de la société munichoise, avec la prostitution, le mal-être social, ­l’hypocrisie du conservatisme dominant. Toujours ce poids de la famille, cette impossibilité pour les individus de se conformer à des valeurs de toute façon dévoyées. Dans ces premiers films, les scénarios s’achèvent de façon cinglante, ne laissant aux spectateurs que leur ironie.

Alors, Fassbinder, enfant de l’après-guerre et de la petite bourgeoisie bavaroise, connaisseur et contempteur du milieu qu’il décrit : un simple provocateur ? La dimension explicitement politique de son propos ne viendra que dans la deuxième partie de sa filmographie, avec des œuvres comme l’Année des treize lunes (1978), le Mariage de Maria Braun (1979) et son projet inachevé de biographie filmée de Rosa Luxemburg. Plus encore, il nous faut admirer, de la part d’un jeune homme d’une vingtaine d’années à l’époque, l’étendue du talent et de la créativité exprimés dans ces premiers longs-métrages. Mais, au-delà du mythe d’un réalisateur «  transgressif  » d’extrême gauche, cette grande réédition devrait nous donner l’occasion de considérer Fassbinder plus simplement : comme un expérimentateur, un connaisseur des codes du cinéma, un maître de tous les registres de fiction.

Louis Andrieu

 

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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