
La Chronique des Bridgerton
Série créée par Chris Van Dusen et Shonda Rhimes
L’importante proportion d’aristocrates noirs britanniques ne correspond certes pas à un souci d’exactitude historique, mais elle heurte délibérément nos attentes conditionnées par un siècle de représentations stéréotypées.
1813, la Régence anglaise, les salles de bal de Mayfair, les palais de Park Lane, la présentation des jeunes filles de la bonne société au monde – la chasse au mari, comme l’explique sans détour une narratrice omnisciente (Julie Andrews). Un petit côté Jane Austen qui aurait lu Bourdieu et la French Theory, puis, après avoir vu Gossip Girl, rabattu ses ambitions sur celles de la collection Harlequin.
Après bien des réticences, le duc de Hastings (Regé-Jean Page) épouse la débutante la plus brillante de la Cour, Daphné (Phoebe Dynevor), non sans l’avoir avertie qu’il ne peut avoir d’enfants. Préjugés et scandales succèdent aux scènes d’amour, assez dénudées mais joliment éclairées. La vie de ce couple est intimement intriquée dans celle de la famille de la jeune mariée, dotée d’une fratrie de sept autres Bridgerton.
La série, agréable à voir, joue sur plusieurs tableaux : d’un côté, elle est formatée pour plaire au public le plus large, avec ses costumes somptueux, ses décors tournés à Bath, si cher à Jane Austen ; elle ne se prive pas des codes de la romance plus ou moins mélodramatique, avec ses rebondissements liés aux amours contrariées, duels, cancans, grossesses non désirées, alliances sociales transgressives… De l’autre, on vise plus précisément les « adulescents », en plaçant Taylor Swift ou Billie Eilish dans la bande originale, ou en choisissant des couleurs criardes pour certains costumes…
Mais surtout, on sent une volonté de passer deux messages, l’un à propos des femmes, l’autre à propos de la représentation des personnes de couleur.
Que ce soit dans les situations ou dans les dialogues, on nous présente des caractères féminins bien trempés, ce qui contraste avec la fadeur habituelle des personnages de dramas. Après tout, la Défense des droits de la femme de la féministe Mary Wollstonecraft était lue en Angleterrre dès 1792, mais cette vérité historique ne nous a pas souvent été restituée par les œuvres audiovisuelles. Alors, la cadette, Eloïse (Claudia Jessie) refuse de participer à la foire au mariage et le scénario fait la part belle à Pénélope (Nicola Coughlan), beau personnage d’une complexité rarement dévolue aux petites dodues dans les séries ou les films à costume. Parallèlement, le poids des injonctions sociales qui pèsent sur la gent masculine est aussi évoqué, bien que de manière moins insistante.
Cette volonté de signifier va loin : à l’épisode 6, on assiste à ce qui peut se qualifier de viol. Celui d’un homme par une femme : Daphné, qui a compris que son mari n’est pas infertile mais qu’il ne veut pas procréer, veut l’empêcher de pratiquer l’interruption du coït et pour cela se maintient à califourchon sur lui, ce qu’il refuse par deux fois. Si les femmes sont les égales des hommes, elles peuvent elles aussi commettre des crimes. À cet égard, il faut préciser que cette agression sexuelle se trouvait déjà dans le roman à succès de Julia Quinn, l’autrice de La Chronique des Bridgerton, laquelle avait écrit en 2003 ne pouvoir « imaginer une romance publiée aujourd’hui dans laquelle le héros viole l’héroïne et où celle-ci tombe amoureuse de lui1 ». Dans son roman, elle a inversé la situation, ce qui a été repris par Chris Van Dusen, showrunner et producteur de la série avec Shonda Rhimes.
Ces deux-là ont l’habitude de travailler ensemble, entre autres sur Grey’s Anatomy, puis Scandal. Leur positionnement féministe est connu. À cela s’ajoute l’engagement de la très puissante Shonda Rhimes sur la question noire. C’est ce qui éclaire sur le second parti pris affiché dans la Chronique des Bridgerton : la couleur de peau ne doit pas être un critère de choix d’acteur. Pour sortir des préjugés qui condamnent les Noirs à des rôles typés (classes sociales inférieures, métiers subalternes…), seule doit compter la qualité du comédien. Par conséquent, dans la série, l’importante proportion d’aristocrates noirs britanniques ne correspond certes pas à un souci d’exactitude historique, mais elle heurte délibérément nos attentes conditionnées par un siècle de représentations stéréotypées, cinématographiques en l’occurrence.
Il semble bien que cet effet décapant se fasse sentir plus nettement en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis, même si, les propositions de bonus économiques aidant, on note récemment des efforts dans le sens d’une plus grande diversité dans les productions hexagonales. Ainsi, dans la série Lupin, sortie en 2021, le personnage de Maurice Leblanc est interprété par le très populaire Omar Sy, non sans que le scénario ne cherche à justifier cette audace par le milieu social du héros.
Dans la série coproduite par Netflix et ShondaLand, ducs et duchesses sont blancs ou noirs de manière aléatoire. La surprise ainsi générée est plus piquante et novatrice que le récit assez convenu, malgré la radicalité de ses choix. Mais le succès rencontré par La Chronique des Bridgerton contribuera peut-être à nous habituer à voir des interprètes noirs autrement que dans des rôles de laquais ou de héros tellement singuliers qu’ils peuvent, exceptionnellement, ne pas être blancs. Il arrive que des décisions esthétiques contribuent à renouveler notre regard – même dans des rom-coms, des comédies romantiques, où les héros sont beaux et les méchants vilains.
- 1.Lev Grossman, “Rewriting the romance”, Time, 3 février 2003, à propos de The Further Observations of Lady Whistledown (non traduit). La saga des Bridgerton est éditée par les éditions J’ai lu (2010-2016). Les romans de Julia Quinn qui, comme la série, mêlent les codes de la romance à une intention féministe, ont été traduits en trente-sept langues et vendus à plus de 10 millions d’exemplaires aux seuls États-Unis.