
Séries noires
Les séries explorent la défiance des citoyens envers les élites : House of Cards démonte avec cynisme les arcanes du pouvoir, Mr. Robot pousse la théorie du complot à l’extrême, tandis que Years and Years verse dans la rhétorique du chaos.
Le cinéma américain ne cesse de mettre en scène la relation ambivalente qui noue l’individu au collectif, le citoyen au corps social, l’électeur anonyme au cénacle politique. De D. W. Griffith à Frank Capra, toute une tradition cinématographique donne à voir des fictions populistes qui dramatisent l’engagement de quelques anonymes contre la machine politique[1].
Le populisme, du grand au petit écran
Les fables de Capra ont tracé les archétypes d’un populisme de gauche, dans lequel le decent man se confronte aux arcanes du pouvoir. Chez le cinéaste d’origine italienne qui a conquis Hollywood, l’« homme de la rue », au cœur de son film de 1941, transcende l’écran. Qu’il relate les péripéties d’un poète et joueur de tuba jeté en pâture dans la ville de New York (L’Extravagant Mr. Deeds, 1936) ou le combat d’un boy scout propulsé sénateur pour satisfaire à son insu les ambitions d’un politicien roué (Monsieur Smith au Sénat, 1939), Capra ausculte l’opposition de principe entre la candeur de ces héros d’un jour et l’art du stratagème inhérent à la pratique du pouvoir. Une conflictualité alors nourrie par les stigmates de la guerre de Sécession et, plus largement, l’immensité d’un espace abritant des géographies, des tempéraments et des usages hétérogènes, encore récemment mis en lumière par Jean-Baptiste Thoret dans son road movie documentaire, We Blew It (2017).
Capra n’est évidemment pas seul dans cette généalogie tourmentée. Dans La Foule (1928), King Vidor croque un personnage typiquement américain, de son rêve d’ascension sociale à l’acceptation de sa juste place au sein de la société. Après un éloge du collectivisme (Notre pain quotidien, 1934), il transpose à l’écran la trajectoire d’un individualiste forcené qui tutoie les cimes (Le Rebelle, 1949), d’après le roman The Fountainhead d’Ayn Rand (1943) à la source de l’objectivisme, doctrine aussi influente aux États-Unis que méconnue en Europe. De cet héritage plurivoque découle la figure ombrageuse de Clint Eastwood, dont l’œuvre en clair-obscur, aux inflexions libertariennes[2], a récemment dépeint le parcours d’hommes simples face au système : un pilote de ligne dont le courage tranquille est mis en doute par des compagnies d’assurances sans scrupules (Sully, 2016) ou la descente aux enfers d’un agent de sécurité sans relief dont l’héroïsme insoupçonné devient suspect aux yeux de la police, de la justice et de la presse (Le Cas Richard Jewell, 2019). Soit l’éternelle parabole des sans-grade contre les puissants, version sociale (Capra) ou libertarienne (Eastwood).
Lorsque les séries hantées par le populisme ne lorgnent ni vers la satire violente ni vers la geste marxienne, elles tirent le fil des périls actuels en investissant le champ de la dystopie.
Ce populisme à l’ancienne, qui puise ses racines dans l’histoire des États-Unis, n’est toutefois pas la cible des séries contemporaines. Au regard de la défiance galopante des citoyens envers les élites – marque structurante des populismes actuels –, certaines œuvres redéfinissent la place du spectateur, non plus témoin critique du machiavélisme mais complice imaginaire. Si l’arène politique se résume au spectacle du mensonge, de la trahison et du crime, il ne reste qu’à opiner complaisamment du chef et à participer à ce jeu de massacre sans fin (House of Cards, 2013-2018). Les créateurs de séries ont encore développé d’autres options fictionnelles. Prenant acte que la scène politique n’est plus le lieu de la décision, absorbée par des multinationales omnipotentes et leurs conseils d’administration sans visage, Mr. Robot (2015-2019) propose au spectateur une solution limite : pirater le capitalisme liquide pour rendre le pouvoir au peuple. Soit le hacking comme création de communautés alternatives et retour (illusoire) au temps d’avant. Et lorsque les séries hantées par le populisme ne lorgnent ni vers la satire violente ni vers la geste marxienne, elles tirent le fil des périls actuels en investissant le champ de la dystopie. Years and Years (2019-…) fait ainsi la chronique d’un populisme triomphant dans l’Angleterre post-Brexit, entre multiplication des embolies financières, crise migratoire et chaos géopolitique et climatique. Si les approches restent diverses, le tableau d’ensemble est crépusculaire.
L’abjection charismatique
Le scepticisme à l’égard des élites – et plus particulièrement du personnel politique – n’est pas un sujet de cinéma récent. Dès la fin des années 1960, dans le sillage de l’assassinat de Kennedy et de l’éclosion de la contre-culture, la désignation des représentants du peuple passe au scalpel du doute. Votez McKay (Michael Ritchie, 1972) brosse le portrait d’un jeune candidat démocrate à l’élection présidentielle dont les utopies se fracassent sur la machine électorale, jusqu’à la tétanie. Il découvre la puissance électrique de la foule lors de ses meetings et le peuple bigarré, volatil, en contrechamp de la tribune. L’élection n’est plus le temps du débat idéologique, mais celui du show, exacerbé par les dons et les slogans publicitaires (toile de fond des Hommes du président d’Alan J. Pakula, 1976). Son issue dépend moins de la pugnacité du candidat que de sa faculté à enterrer les scandales sexuels qui lui collent à la peau (Primary Colors, 1998, de Mike Nichols, inspiré de la campagne de Bill Clinton de 1992). Braquant la lumière sur les angles morts d’un processus électoral aussi déceptif qu’artificiel, le cinéma favorise indirectement le sentiment de déconnexion des élites. Soit l’un des carburants du populisme.
Au tournant des années 2000, les séries reprennent le flambeau. Et parmi les « nouveaux méchants[3] » qui peuplent cet empire télévisuel du mal jaillissent Frank et Claire Underwood, le couple démoniaque de House of Cards. À l’orée de la première saison, Frank (Kevin Spacey) est le nouveau whip du Parti démocrate : c’est à lui de s’assurer que les élus suivent les consignes de vote fixées par le parti. Aux côtés de sa femme (Robin Wright), à la tête d’une Ong environnementale, Frank gravit les dernières marches qui le séparent de la fonction suprême. Si la série franchit un cap décisif dans la représentation des gouvernants qui tirent les ficelles (Frank est le plus habile des marionnettistes), c’est par son utilisation du regard caméra et de l’adresse directe au spectateur. Le off du politique passe des coulisses à la pleine lumière et n’épargne aucune compromission, cœur de l’élection et du règne sans partage des Underwood qui sèment les cadavres sur leur passage.
Dès la séquence inaugurale, la mécanique programmatique est posée. Frank met fin à l’agonie d’un chien renversé par un chauffard, geste hors champ qu’il assortit de ce commentaire face caméra : « Ce type de situation requiert quelqu’un de pragmatique. Qui fera ce qui n’est pas plaisant, mais nécessaire. » À l’ouverture de la saison 3, de passage dans sa ville natale, Frank délaisse les journalistes pour se recueillir sur la tombe de son père : « Oh, je suis obligé de faire ce genre de choses. Cela me rend plus humain. Et le président se doit d’être un peu humain. » Avant d’uriner sur la stèle.
Jamais le démontage des arcanes du pouvoir n’avait été exhibé avec un tel cynisme, entre Realpolitik et utilitarisme dévoyé. Jamais le spectateur n’avait été si grossièrement invité à partager les subterfuges sordides et les secrets d’alcôve qui pavent la route vers la Maison-Blanche. En brisant le quatrième mur sur le temps long de la série, House of Cards s’érige inconsciemment en plaidoyer joyeusement abject pour une démocratie directe dégradée : si le système représentatif n’est que médiations fallacieuses et mensonges à chacune de ses strates, mieux vaut privilégier la relation immédiate avec le grand ordonnateur et criminel en chef. À être trahi, autant l’être par le roi.
La série n’a certes pas su maintenir sa puissance subversive. Elle s’est achevée sur une dernière saison médiocre, lestée par la mise au ban de Kevin Spacey, accusé d’agressions sexuelles dans le contexte de l’affaire Weinstein. Toutefois, son dispositif a suffisamment imprimé les consciences pour que l’acteur, à mi-chemin entre réalité et fiction, reprenne son rôle pour assurer sa défense dans des vidéos diffusées sur la toile : « Je sais que vous voulez mon retour. Bien sûr, certains ont tout cru et ont attendu avec impatience que j’avoue, m’entendre dire que tout est vrai et que j’ai reçu ce que je mérite. Mais vous et moi savons que ce n’est jamais aussi simple, en politique ou dans la vie. » Comme si endosser le costume odieusement charismatique de Frank Underwood et prendre le public à témoin restait le meilleur moyen de mettre en doute les accusations criminelles…
Mr. Robot ou l’illusion de la tabula rasa
Populisme et théorie du complot paraissent indissociables, comme si la défiance croissante envers toute forme de lisibilité du monde alimentait presque naturellement les dérives populistes. Telle est l’hypothèse de Mr. Robot, plongée vertigineuse dans un conspirationnisme à grande échelle, qui frappe à la fois les institutions politiques, l’univers feutré de la finance internationale et le système capitaliste globalisé. Un thème que le créateur de la série, Sam Esmail, a exploré dans une autre réalisation, Homecoming (2018), relecture méta-filmique des œuvres de complot des années 1970 – de Conversation secrète (Francis F. Coppola, 1974) à Marathon Man (John Schlesinger, 1976) – couplée aux intrigues militaro-industrielles déployées par X-Files (1993-2002). Dans Mr. Robot, Elliot Alderson, ingénieur en sécurité informatique le jour et cyber-justicier la nuit, atteint de troubles dissociatifs de l’identité, est recruté par un mystérieux hacker qui l’entraîne dans sa croisade : démanteler E. Corp, le conglomérat le plus puissant du monde, première étape vers la destruction du capitalisme. Mais la structure qu’ils s’emploient à briser à coup de lignes de code et de logiciels malveillants n’est que la première figurine d’une gigantesque poupée gigogne contrôlée par une entité secrète, la Dark Army, elle-même dirigée de main de fer par l’insaisissable Whiterose. Soit un enchevêtrement de strates infinies, à l’image des multiples personnalités qui habitent l’univers mental du protagoniste.
Mr. Robot prolonge ainsi la lecture complotiste du monde jusqu’à sa phase terminale : disparition de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, mise au pas du politique par l’économique, inféodation des organes représentatifs à d’obscurs cénacles constitués des plus grandes fortunes de la planète. En plein krach, le locataire fictif de la Maison-Blanche n’apparaît qu’en toile de fond, simple récipiendaire des instructions dictées par quelques magnats aux intérêts convergents. La légitimité politique est obsolète, supplantée par ces nouveaux dispositifs occultes de pouvoir et leurs normes autoproduites. Ne subsiste pour le peuple qu’une place périphérique, relique embarrassante d’un âge révolu de la démocratie.
Dans ces conditions, Mr. Robot n’entrevoit qu’une issue. En écho à l’emblématique Fight Club (1999) de David Fincher, la série envisage le piratage du capitalisme comme seule perspective pour sonner l’alarme et remettre les compteurs à zéro. Orchestrer le plantage du système – bancaire, boursier, monétaire, financier – pour faire table rase. À cette occasion, Mr. Robot propose subrepticement l’hypothèse d’un soulèvement populaire, alimenté par les vidéos d’Elliot et de ses lieutenants, allusion aux mouvements sociaux contemporains qui peuplent également le Joker de Todd Phillips[4] (2019). Œuvre en trompe-l’œil modelée par la dépression chronique de son anti-héros, Mr. Robot est toutefois plus ambigu : nul véritable salut dans ce dédale capitalistique aux confins de l’horreur. À l’image des sociétés écrans démultipliées et de leurs innombrables pare-feu, le « réel » s’efface toujours derrière une version alternative ou un autre cauchemar. La révolution n’est peut-être qu’une hallucination.
Years and Years, lucarne contre-populiste
Fresque dystopique qui prédit l’écroulement des démocraties gangrenées par le populisme et frappées par des catastrophes en chaîne, la série britannique Years and Years s’amorce en 2020. L’arrivée du dernier-né de la famille Lyons provoque chez son oncle un mélancolique chant du cygne : « Oublions le gouvernement. Les banques me terrifient. Ou plutôt les sociétés, les marques, les entreprises qui nous traitent en algorithmes et qui polluent l’air, le climat, la pluie. Et je parle même pas de Daech. Et maintenant les États-Unis. Je n’aurais jamais cru en avoir peur. Toutes ces fake news… Je ne sais plus où est la vérité. Dans quel monde on vit, franchement ? S’il est aussi pourri maintenant, ça donnera quoi quand tu auras 30 ans ou 10 ans ? Ou même 5 ans ? » Dans une contraction temporelle frénétique – cinq années brossées au pas de charge en trois minutes –, un montage-séquence des anniversaires du bambin se voit scandé par le déferlement de nouvelles aux effluves apocalyptiques : réélection de Donald Trump, offensive géopolitique chinoise, montée en puissance de la candidate populiste aux élections législatives, coup d’État de l’armée russe en Ukraine, afflux des réfugiés. La série verse dans une rhétorique du chaos et de l’effondrement pour prédire l’implosion du régime parlementaire.
La petite et la grande histoires, marquées par une succession de débandades démocratiques, s’interpénètrent dans cette saga familiale où chaque membre est le représentant d’un courant idéologique : sous l’œil de la truculente grand-mère, témoin du siècle passé, la génération adulte se partage entre une pro-populiste et un pro-migrant, une activiste et un cadre de la finance en pleine banqueroute, rétrogradé en simple livreur. L’aînée des enfants, persuadée que son avenir est transhumain, rêve de transférer ses données dans un ordinateur pour se réincarner sur la toile. Dans cet univers délétère, Emma Thompson interprète une candidate populiste sans parti, arc-boutée sur le prétendu bon sens populaire, qui dynamite l’espace médiatique à coup de déclarations chocs. Sa première apparition télévisuelle suscite la réprobation outrée des élites, mais aussi un engouement viral massif, lorsqu’elle claironne « se foutre » d’Israël et de la Palestine pour ne s’intéresser qu’au ramassage des poubelles. Propulsée à la tête du gouvernement, elle adopte des mesures liberticides en déclarant le couvre-feu dans les zones populaires de la capitale ou en parquant les migrants dans des quasi-camps de concentration.
Diffusée de mai à juin 2019 sur BBC One, soit en pleine confusion liée à la gestion du Brexit, Years and Years s’érige en pythie contre-populiste. La série brosse l’effrayant portrait d’un Royaume-Uni en déliquescence, miné par la paralysie du politique. Elle grossit le trait pour faire du populisme une hypothèse diabolique, à mi-chemin entre mascarade clownesque et résurgence totalitaire – les années 1930 en ligne de mire. Sur le mode de l’alerte bruyante, elle se veut une lucarne sur l’avenir à destination des électeurs indécis face aux choix électoraux qui leur incombent. Et c’est là probablement sa limite, comme en témoigne l’éclatante victoire de Boris Johnson et des Brexiters aux élections législatives. Si la fiction permet la figuration de tous les possibles, elle n’a que rarement le pouvoir de façonner le réel. Parce que le pire n’est pas toujours certain, le mettre en spectacle ne peut suffire à le conjurer.
[1] - Voir David Da Silva, Le Populisme américain au cinéma de D. W. Griffith à Clint Eastwood. Un héros populiste pour unir ou diviser le peuple ?, La Madeleine, LettMotif, 2015.
[2] - Voir Gwendal Châton, « Entre revendication artiste et gramscisme de droite : le cinéma de Clint Eastwood comme apologie du libertarianisme américain », Quaderni, no 86, 2015, p. 39-54.
[3] - François Jost, Les Nouveaux Méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Montrouge, Bayard, 2015.
[4] - Voir l’article de Nicolas Léger, « De quoi le Joker est-il le masque ? », dans ce numéro p. 103.