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Alice Ferney - Wikimedia
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Le romancier contemporain face à la question sociale. Entretien avec Alice Ferney

Propos recueillis par Anne Dujin

Comment les romanciers contemporains abordent-ils la «  question sociale  », qui a tant marqué la littérature du xixe siècle ? En tant que romancière, qu’est-ce qui vous paraît avoir changé en la matière ?

Une remarque préalable : l’entrée de la «  question sociale  » dans la littérature est une conquête sociale. Écrire comme lire, ces deux activités qui réclament disponibilité et tranquillité, ont longtemps été réservées à des privilégiés, à des citoyens que le travail n’avait pas épuisés, qui disposaient de temps libre, de sécurité et d’instruction. Flaubert fut le modèle de l’écrivain-rentier, comme après lui Gide, Martin-du-Gard, Proust, plus près de nous Claude Simon. Faut-il rappeler qu’à ceux de la Nrf, Zola paraissait affreusement « vulgaire » ? Tous furent dispensés de « travailler pour gagner le pain qu’ils mangent ». Pour le critique irlandais Cyril Connolly, cette faveur du sort expliquait le style mandarin, la langue littéraire sophistiquée écrite par des rentiers pour des rentiers[1]. Le xxe siècle, qui fut, disait Keynes, celui de la fin des rentiers, a changé cette donne. L’écrivain a un deuxième métier, le journalisme ou l’enseignement souvent, il écrit pour des lecteurs qui prennent le métro et lisent après une journée de travail. De mandarin, le style devient quotidien, plus proche du langage parlé, comme le voulut par exemple Hemingway. De même, puisqu’il faut, pour écrire, lire et avoir lu, la baisse du prix du livre (une semaine du salaire d’un ouvrier à la fin du xixe siècle) autant que l’instruction gratuite et obligatoire sont forcément déterminantes dans l’entrée de la «  question sociale  » en littérature. Louis Guilloux, Jean Guéhenno, Charles-Louis Philippe, comme Camus, sont des produits de l’école républicaine, «  déclassés par le haut  » (pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux) qui porteront témoignage, parfois avec une rage désespérée (La Mère et l’enfant, 1900), des insurmontables obstacles dont Bourdieu fera la description objective.

Avant d’écrire pour les autres, on écrit d’abord pour écrire.

Après les années 1960 où la littérature se prend elle-même pour objet, il me semble que si la question sociale revient dans le roman, c’est au début des années 1980. Les intellectuels engagés dans Mai 68 font le récit de leurs expériences en usine (Leslie Kaplan en 1982, Robert Linhart en 1978), puis paraissent des livres comme La Place (1983) et Une femme (1988) d’Annie Ernaux ou Sortie d’usine de François Bon (1982). Ces auteurs me semblent les successeurs des Guilloux, Guéhenno et Philippe : ils écrivent « en connaissance de cause », comme dit Camus. À la même époque, Pierre Michon, refusant de créer des personnages, publie Les Vies minuscules. L’œuvre de Pierre Bergounioux débute. J’ai lu ces textes avec admiration, ils représentaient ce que, du fait de ma naissance bourgeoise et urbaine, je ne pourrais pas écrire. Autour de l’an 2000, l’autofiction est triomphante, le traitement romanesque de la «  question sociale  » en est marqué, ­l’enquêteur entre dans la narration, les genres textuels – déclarations, reportages,  etc. – s’entremêlent. C’est le cas dans Daewoo (2004) où François Bon se tient dans l’œil du cyclone, au cœur de notre époque mordue par les catastrophes locales que représentent les fermetures d’usine liées à la délocalisation. Mais le roman réaliste n’a pas disparu. Article353 du Code pénal de Tanguy Viel fait un roman avec une mise en retraite anticipée. Je pense aussi au Bruit du monde, récit distancé (écrit à la troisième personne) et poignant, dans lequel Stéphanie Chaillou décrit l’effet de la pauvreté sur le parcours scolaire d’une enfant de paysans. Je lis ces livres comme le reflet de l’époque telle qu’elle s’impose aux écrivains : totale liberté formelle dans le champ littéraire, dureté dans le domaine économique et social. Comment s’étonner qu’ils consignent les conséquences des transformations du monde sur les situations les plus précaires ?

Pour autant, je n’irais pas jusqu’à soutenir la thèse d’Alexandre Gefen, la parole romanesque d’aujourd’hui ne se voue pas à donner une voix aux blessés du monde[2]. Je reprendrais volontiers la phrase de Barthes dans le chapitre «  Dédicace  » de Fragments d’un discours amoureux: « L’écriture n’a pas cette complaisance [3]. » Même en distinguant résolument les romans d’imagination des récits personnels, je continue comme lui de penser que les écrivains font avant tout des livres, n’ont que la volonté d’écrire (avec tout ce que signifie l’usage intransitif du verbe), veulent écrire à tout prix « en n’ayant rien à dire » (dirait Robbe-Grillet), et sont donc aux aguets des sujets, s’en éprennent mystérieusement, soumis à leur sensibilité et à leur curiosité que l’époque influence. Gracq comparait « l’avènement du sujet » au « coup de foudre amoureux », inexplicable et nécessaire, et dans le cheminement d’une quête artistique. Avant d’écrire pour (à la place de, à destination de) les autres, qu’il s’agisse des futurs lecteurs ou même des héros de l’histoire qu’on raconte, on écrit d’abord pour écrire. Lire Stéphanie Chaillou ou Marie-Hélène Laffon en convaincrait, la volonté d’écrire préexiste au désir de témoigner.

Parmi vos romans, Grâce et dénuement est celui qui aborde le plus explicitement la question des rapports entre les groupes sociaux[4]. Il y est moins question d’inégalité (d’ailleurs les membres de cette famille ne se «  sentent  » pas pauvres) que de la discrimination et de -l’exclusion dont sont victimes les Gitans dans nos sociétés. Comment vous est venu le désir d’écrire sur un tel sujet, comment l’avez-vous abordé, et travaillé ? Ce roman est paru à la fin des années 1990, soit une époque où les consciences se cristallisaient autour de la question des discriminations, du caractère pluriel de nos sociétés,  etc. Cela a-t-il eu un effet sur votre désir d’écrire ce roman ?

Grâce et dénuement aborde explicitement la question des inégalités et de l’exclusion sociale. Je l’ai voulu et conçu sans différencier les deux thèmes et, même s’ils refusent d’être tenus pour pauvres, mes personnages savent qu’ils le sont. Le fait qu’ils soient gitans est un choix romanesque qui n’avait pas de visée militante. L’histoire (la forme anecdotique du sujet) était celle d’une bibliothèque de rue, le sujet (le fond de signification de l’histoire), celui de l’inégal accès à la culture et de l’effet d’appel que la lecture exerce sur les esprits et le désir d’instruction. En 1992, Bertrand Py créait chez Actes Sud la collection «  Génération  ». Il revendiquait par ce projet de donner la parole à des romanciers contemporains qui parleraient de leur époque. Les deux premiers titres donnaient corps à cette ambition. Terminus nord de Malika Wagner revenait sur les difficultés d’intégration de la deuxième génération issue de l’immigration[5], L’Au-delà de Didier-Georges Gabily était une plongée dans le monde des Sdf (un livre qui n’a pas – encore – eu le destin qu’il mérite)[6]. J’écrivais alors L’Élégance des veuves, qui mettait en scène des formes passées et dépassées de la vie familiale[7]. Je me souviens qu’en lisant cette déclaration d’intention d’un éditeur que j’admirais, je me sentis comme giflée, preuve s’il en faut que j’admettais dans l’instant cette nécessité d’une littérature qui donnât une vision du présent. Aussitôt s’imposa le défi de « dire quelque chose de mon époque ». J’avais lu Serge Paugam et John Rawls, la question de l’école et de «  l’ascenseur social  » devenait de plus en plus prégnante, par une amie, j’avais connaissance des activités d’Atd Quart Monde qui portait les livres dans les banlieues déshéritées, je vis dans ce type d’action sociale un sujet qui reflétait le moment. Ce ne sont pas là des explications rétrospectives.

À l’instant de me mettre au travail, ma situation me fit l’effet d’une infirmité. La préface de Camus à La Maison du peuple (1953) me blessa : « Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d’études. […] Il reste qu’on peut avoir ses préférences. Et pour moi j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé [8]. » J’avais toujours fait mien le conseil de Gracq : ne te prends pas toi-même pour sujet de ton livre. J’étais loin de l’autofiction et «  aller chez les autres  » (comme dit Romain Gary) était mon obsession. Mais pouvais-je vivre dans une relative aisance, être instruite, et écrire sur des héros démunis tenus à l’écart de la culture ? J’ai poursuivi comme un défi et pour faire le test.

Écrire Grâce et dénuement fut une expérience fondatrice. C’était parier sur un homme universel. Il me semble que telle est forcément l’hypothèse du romancier (« Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis; la destinée est une » écrit Hugo en préface à ses Contemplations), ce qui l’autorise aussi bien à raconter sa propre existence qu’à croire qu’il peut «  entrer dans la tête des autres  ». J’ai cherché l’imprégnation mentale et l’empathie, jusqu’à une sorte de voyage astral qui permet de s’absenter de soi et d’entrer dans le monde de l’autre. L’inspiration (un état mental paranormal) prenait cette forme, aboutissement d’un travail de connaissance et de méditation. Je n’avais pas osé aller enquêter – observer sans avertir de mon projet n’était pas honnête, observer en avertissant faussait la situation –, il fallait donc connaître par les livres, les chansons, la langue et tous les moyens à distance (à la manière de l’anthropologue Ruth Benedict étudiant la société japonaise en 1943[9]). Il fallait absorber les rudiments de la langue Romani et de la musique, découvrir les mœurs et habitudes des gens du voyage et des communes françaises où ils s’installent, se représenter la vie itinérante, la déscolarisation, l’oisiveté, la promiscuité. Écrire réclame de revivre ce qu’on n’a pas vécu. Par ailleurs, un livre s’entend au-dedans. Pour posséder des voix différentes, m’approprier une parole qui n’avait jamais frappé mes oreilles, La Misère du monde de Pierre Bourdieu et ses équipes fut le déclic.

Tout le monde n’aime pas voir son histoire racontée par un autre.

Mais pour revenir à la «  question sociale  » et donner raison à Camus : j’ai fait un livre qui m’a appris quelque chose, qui a transformé les représentations des lecteurs et rendu hommage aux travailleurs sociaux ou aux bénévoles, mais qui pourrait être certain que le vraisemblable est le vrai ? Aucun Gitan sans doute n’a lu ce roman. Il faut admettre que pour les protagonistes d’un roman, l’écriture peut être perçue comme une violence : tout le monde n’aime pas voir son histoire racontée par un autre. « Faut-il que la misère soit toujours volée deux fois? » disait Camus ! L’empathie (nécessaire pour écrire) n’est pas l’altruisme. Écrire n’est pas altruiste, ou pas assez. Peut-être y a-t-on soi-même trop d’intérêt. C’est pourquoi j’ai toujours été gênée par le succès de Grâce et dénuement (je ne pouvais en être félicitée).

La condition féminine, ses évolutions et les inégalités persistantes entre hommes et femmes au sein du foyer sont des thèmes centraux de votre œuvre. Ce n’est pas sans lien avec vos travaux d’économiste, qui ont porté sur les fondements microéconomiques de l’entrée des femmes sur le marché du travail. Le sujet des rapports entre les hommes et les femmes est-il celui à travers lequel vous abordez la question de l’égalité/inégalité dans nos sociétés ?

La question des inégalités liées à la division sexuelle du travail dans la famille m’a beaucoup intéressée. Ayant découvert comment la théorie économique modélisait les comportements des ménages, j’ai imaginé des modèles plus explicatifs de la modernité et soucieux de l’équité. Mais pour ce qui concerne l’écriture romanesque, j’étais surtout pensive devant un fait révélateur : la plupart des romancières que j’admirais – Jane Austen, les Brontë, Virginia Woolf, Carson McCullers, Marguerite Yourcenar – n’avaient pas eu d’enfant, quand certains géants des lettres comme Hugo ou Tolstoï en avaient eu beaucoup. L’organisation familiale du travail avait écarté les femmes de la création littéraire et leur vie était racontée par les hommes (il fallait lire L’Assommoir ou Guerre et paix pour trouver le récit d’un accouchement). Mon projet, plutôt que d’écrire à propos des inégalités entre les sexes, a été d’écrire moi-même la vie féminine, ce qui a pu et peut encore la différencier. J’ai voulu faire entrer l’enfantement dans le corpus littéraire, ne pas être victime de ce que l’historienne Yvonne Knibiehler appelait le syndrome Beauvoir, l’interdit introjecté par les intellectuelles françaises d’évoquer la maternité. C’était en soi un geste féministe.

Dans votre dernier roman, Les Bourgeois, à la différence de ce que vous aviez entrepris dans Grâce et dénuement, vous vous penchez, à travers l’histoire d’une famille, sur une catégorie sociale en soi, les bourgeois[10]. À ce titre, c’est votre roman le plus sociologique. Nombreux sont les romans contemporains qui parlent des «  dominés  », beaucoup plus rares sont ceux qui portent sur les catégories supérieures. Comment écrire sur ces gens, leur vie, leur vision du monde, éclaire-t-il différemment le sujet des inégalités ?

Même si on ne refait pas ce qui l’a déjà été, j’ai beaucoup pensé à deux prestigieux précédents, Les Buddenbrook et Les Thibault. Mais vous avez raison, il est devenu plus rare d’écrire sur les «  dominants  » et ce titre Les Bourgeois était un geste à la Cyrano pour dire : je sais de qui je raconte l’histoire ! J’ai pu constater que la haine du bourgeois est un sentiment très fort en France, qui s’est nourri à la fois de l’anticléricalisme et du marxisme, et qui a sa tradition littéraire avec Flaubert, Gide ou Druon par exemple. C’est peut-être une explication de cette rareté. Mais les faveurs de la fortune n’empêchent pas les personnages d’être intéressants, au contraire, puisque les places de choix qu’ils occupent dans la société – l’Armée, le barreau, les affaires, la médecine – en font des acteurs du cours des événements, et sans les préserver de toutes les difficultés d’être. Je n’ai donc pas écrit pour me moquer des bourgeois mais pour restituer leur implication dans un siècle de conflits tragiques et de transformations aussi profondes que rapides. Il me semblait que j’avais là deux sujets : l’un sociologique – une famille hautement représentative d’une classe sociale – l’autre historique et humain – le temps, le temps vécu dans le brouillard du présent, le temps qui passe et nous balaie, le temps tel qu’il est décrypté ex post, le temps qui nous détermine. Et, pour cette fois, contrairement à Grâce et dénuement, je connaissais du dedans ce monde.

La haine du bourgeois est un sentiment très fort en France.

C’est de mémoire que je les ai décrits : nantis mais salariés, catholiques qui confient leurs enfants à l’enseignement privé, patriotes qui donnent au pays des officiers de métier, citoyens qui croient dans le pouvoir des corps intermédiaires, individus soucieux des convenances,  etc. Ce faisant, j’eus le sentiment de décrire aussi une époque, tant la bourgeoisie d’alors, souvent bourgeoisie de compétence, était – comme le dit Jean-Claude Milner – la force stabilisatrice de la société française[11]. Mai 68 a accompagné l’explosion de cet édifice et de cet unisson, ouvrant l’ère de la liberté individuelle et de l’expression de soi, de l’émancipation féminine, de la déchristianisation des esprits, de la fin du pouvoir des professeurs. M’a intéressée alors la manière dont les personnalités ­s’arrangent avec le changement des mœurs et du monde. Certaines résistent, arc-boutées sur les principes hérités, d’autres, autour de leur noyau dur, acceptent les évolutions. La bourgeoisie que j’ai décrite, si elle a gardé ses valeurs – que l’épisode de la Collaboration a tachées –, ne vit plus comme j’ai raconté qu’elle le faisait, ne représente plus cette présence qu’elle fut.

 

[1] - Cyril Connolly, Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain [1938], trad. par Alain Delahaye, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[2] - Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, Paris, Corti, 2017.

[3] - Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977.

[4] - Alice Ferney, Grâce et dénuement, Arles, Actes Sud, 1997.

[5] - Malika Wagner, Terminus nord, Arles, Actes Sud, 2009.

[6] - Didier-Georges Gabily, L’Au-delà, Arles, Actes Sud, 2005.

[7] - Alice Ferney, L’Élégance des veuves, Arles, Actes Sud, 1995.

[8] - Louis Guilloux, La Maison du Peuple [1927], réédité en 1953 par Grasset, coll. «  Les Cahiers Rouges  » avec une préface d’Albert Camus.

[9] - Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le sabre [1946], trad. par Lise Mécréant, Arles, Éditions -Philippe Picquier, 1987.

[10] - Alice Ferney, Les Bourgeois, Arles, Actes Sud, 2017.

[11] - Jean-Claude Milner, Considérations sur la France, conversation avec Philippe Petit, Paris, Cerf, 2017.

Alice Ferney

Docteur en sciences économiques, aujourd'hui écrivain, elle a récemment publié Les Bourgeois (Actes Sud, 2017).

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