
L'imaginaire des inégalités. Introduction
Il faut s’interroger sur le recul des idéaux de justice sociale, réduite à l’égalité des chances, et esquisser des voies de refondation de la solidarité, en prêtant une attention particulière aux représentations des inégalités au cinéma et dans la littérature.
Dans un article intitulé « L’initiative », dans lequel il interrogeait la possibilité pour l’action humaine de faire advenir quelque chose de véritablement nouveau, le philosophe Paul Ricœur écrit : « Si l’on admet qu’il n’est pas d’histoire qui ne soit constituée par les expériences et les attentes d’hommes agissant et souffrant, on implique par là même que la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience doit être préservée pour qu’il y ait encore histoire[1]. » Or cette capacité de mise en rapport de l’expérience et de l’attente, cette tension nécessaire au mouvement même de l’histoire, a chez Ricœur un nom : celui d’imagination.
L’imagination désigne cette faculté « non seulement individuelle mais collective » qui nous permet de nous situer dans l’histoire, c’est-à-dire de « relier nos attentes tournées vers le futur, nos traditions héritées du passé et nos initiatives dans le présent[2] ». L’imaginaire est à la fois donné et produit. Critiquant l’approche marxiste qui considère les imaginaires comme une conséquence des conditions objectives des rapports de production, Ricœur souligne au contraire à quel point ces conditions objectives sont déjà pétries d’imaginaire. L’imaginaire est une matrice d’images sensibles qui nous saisit, individuellement et collectivement, lorsque nous naissons et vivons dans une société donnée. Mais il est aussi une production continue de significations, de narrations, par lesquelles nous nous inscrivons dans l’ordre social, et dans laquelle nous puisons les ressources symboliques pour le légitimer ou chercher à le transformer. La notion d’imaginaire a connu au xxe siècle une certaine fortune, tant en philosophie qu’en sociologie ou en sciences politiques, pour penser la manière dont les hommes se représentent leur réalité. La littérature, la peinture, et plus récemment le cinéma ou les productions audiovisuelles, en sont des lieux d’expression privilégiés.
Cette tension entre l’horizon d’attente des hommes et l’espace de leur expérience a ainsi été rendue palpable, sous la plume de Georges Bernanos, dans les propos que le médecin du village adresse au jeune curé d’Ambricourt dans Journal d’un curé de campagne. Libre-penseur et passablement désespéré par la condition humaine, le médecin se livre à une vive critique de l’institution ecclésiale et de la manière dont elle considère – ou plutôt ne considère pas – les personnes pauvres. L’indignation du médecin ne vient pas seulement du fait que l’Église ait renoncé à lutter contre la pauvreté, mais plutôt de son refus de changer les représentations associées à cette dernière : « Après vingt siècles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne devrait plus y avoir de honte à être pauvre. Ou bien vous l’avez trahi votre Christ ! […] S’il est vrai que le pauvre est à l’image et à la ressemblance de Jésus, – Jésus lui-même –, c’est embêtant de le faire grimper au banc d’œuvre, de montrer à tout le monde une face dérisoire sur laquelle, depuis deux mille ans, vous n’avez pas encore trouvé le moyen d’essuyer les crachats. Car la question sociale est d’abord une question d’honneur. C’est l’injuste humiliation du pauvre qui fait les misérables [3]. »
Publié en 1936, Journal d’un curé de campagne reçut d’emblée le Grand Prix du roman de l’Académie française. Commenté en particulier dans la presse catholique, elle-même traversée de vifs débats sur l’avènement du Front populaire cette même année[4], ce roman de Bernanos – et ce passage en particulier – témoigne, parmi tant d’autres textes, tableaux, chansons ou discours, de la lente constitution de ce que l’on pourrait appeler un imaginaire égalitaire. Dans le prolongement des révolutions démocratiques de la fin du xviiie siècle qui affirmèrent l’égalité des individus en droit, la « question sociale » qu’évoque le personnage du médecin, et qui interroge la juste répartition des richesses et les conditions d’existence des travailleurs à l’heure de la révolution industrielle, occupa tout le xixe siècle (elle est notamment au cœur du roman naturaliste). Elle trouva des traductions politiques diverses au xxe siècle, dans les projets radical-socialiste, socialiste ou marxiste. L’imaginaire égalitaire ne fut jamais consensuel. Il fut l’objet de débats, voire d’affrontements politiques et idéologiques majeurs dans tous les pays démocratiques. Mais il a représenté un horizon structurant des représentations collectives, à l’égard duquel tous, partisans ou adversaires d’une convergence relative des conditions de vie et d’une égale reconnaissance des dignités, devaient se situer. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en Europe en particulier, les régimes d’État providence, assurant la solidarité entre les membres d’une société, constituent la traduction institutionnelle la plus aboutie de l’idéal égalitaire.
Or nous sentons aujourd’hui, plus ou moins confusément, que quelque chose a changé, en particulier dans les sociétés post-industrielles que l’idéal égalitaire avait fortement marquées de son empreinte. Changement objectif tout d’abord, car les inégalités socio-économiques se creusent dans de nombreux pays. Ce phénomène est documenté ; il nourrit des travaux de recherche et une actualité éditoriale qui rencontrent un large écho[5]. Mais le changement est au moins autant cognitif et touche à nos représentations collectives de l’inégalité. En 2016, le philosophe Patrick Savidan publia un livre au titre provocateur, Voulons-nous vraiment l’égalité [6] ?, dans lequel il partait d’un paradoxe : alors que la connaissance statistique des inégalités n’a jamais été aussi précise et que les Français se déclarent toujours très attachés au principe d’égalité, non seulement les inégalités ne se réduisent pas, mais les individus assument de plus en plus ouvertement des comportements ou des postures « anti-égalitaires », tels que le contournement de la carte scolaire ou l’effritement du consentement à l’impôt. Récusant les explications par l’égoïsme ou l’irrationalité des agents, Patrick Savidan explore l’hypothèse selon laquelle, sur fond de « crise profonde de l’idée même de progrès collectif », la recherche de la sécurité conduirait à l’adoption de ces pratiques de type « oligarchique », non par adhésion à une telle vision du monde, mais parce que l’idée (par ailleurs contestable) selon laquelle la sécurité est devenue un « bien concurrentiel », donc non disponible pour tous, s’est imposée. Il s’agit d’alors d’en garantir l’accès à soi et à ses proches.
Dans La Préférence pour l’inégalité [7], le sociologue François Dubet affirme également que c’est dans une crise de l’imaginaire solidaire que se trouvent les racines de l’accroissement des inégalités auquel on assiste depuis la fin des années 1980, et non l’inverse : « Ce ne sont pas seulement les inégalités et les crises économiques qui affectent les liens de solidarité ; c’est aussi et peut-être surtout la faiblesse de ces liens qui explique le creusement des inégalités [8]. » Dans ses précédents travaux, le sociologue avait identifié le passage, à la fin des années 1990, d’un modèle de « l’égalité des places » à un modèle de « l’égalité des chances », qui eut un effet majeur sur nos représentations de l’inégalité[9]. Une nouvelle question sociale se formule alors, autour de la notion de discrimination, considérée comme l’atteinte par excellence à l’égalité des chances. Notre représentation de la justice sociale s’en trouve bouleversée : elle désigne moins la possibilité d’une relative convergence des conditions de vie des membres d’une société que la possibilité d’une compétition juste en vue de l’accès à des positions inégales.
Tolérées comme un état de fait, les inégalités ont de surcroît fait l’objet d’un travail de légitimation progressive depuis quelques décennies. Légitimation méritocratique, d’une part, qui postule que les inégalités ne sont pas nécessairement injustes, comme l’explique Ruwen Ogien : « À droite comme à gauche, on essaie de faire passer l’idée que les inégalités de revenu, de patrimoine, de réussite scolaire ou professionnelle, etc. ne sont pas toujours injustes car elles sont souvent la sanction légitime de choix individuels défectueux ou la récompense du mérite[10]. » Légitimation utilitariste, d’autre part, lorsque l’on considère que l’existence d’inégalités peut bénéficier à la société dans son ensemble. La métaphore de la compétition sportive s’est emparée du discours politique et médiatique pour décrire le fonctionnement de nos sociétés et imaginer les politiques publiques adéquates qui devraient en découler. Les « premiers de cordée » sont ainsi devenus la métaphore de ces individus dont la dynamique, supérieure à la moyenne, est censée entraîner le reste du corps social et justifie par là même un traitement particulier qui consacre leur réussite. Mais tandis que les gagnants sont célébrés, et ce d’autant plus lorsqu’ils sont « méritants » et paraissent avoir déjoué les règles traditionnelles de la compétition sociale, les perdants se trouvent renvoyés à leur seule responsabilité individuelle de ne pas avoir réussi.
C’est d’abord la croyance collective dans la possibilité
de solutions solidaires
et égalitaires qui fait défaut.
Si Esprit a choisi d’évoquer la crise de l’imaginaire égalitaire, c’est qu’elle jaillit périodiquement au carrefour de multiples questions qui ont occupé le débat public récent : qu’il s’agisse de la controverse sur les aides sociales et leur efficacité pour « s’en sortir », de la difficulté à réformer notre système scolaire de sorte qu’il réduise les inégalités au lieu de les amplifier ou encore de la crise migratoire et du doute qui plane sur la capacité de nos sociétés à accueillir de nouveaux arrivants en situation de fragilité économique et sociale, à chaque fois, c’est d’abord la croyance collective dans la possibilité de solutions solidaires et égalitaires qui fait défaut, et conduit à prendre des options dites « réalistes » ou « pragmatiques ».
L’ambition de ce dossier n’est pas de parler des inégalités en tant que telles, un phénomène complexe et protéiforme sur lequel travaillent de nombreux chercheurs. Il a tenté, en revanche, de s’interroger sur le recul de nos idéaux de justice sociale, d’en identifier les racines, les manifestations les plus évidentes, et d’esquisser des voies de refondation de la solidarité adaptées au temps présent. C’est ce à quoi nous invite en particulier François Dubet dans le grand entretien qui ouvre ce dossier.
Évoquer un nouvel imaginaire des inégalités impliquait aussi, et peut-être surtout, de se pencher sur la littérature contemporaine, le cinéma, les séries télévisées… et de regarder comment ils témoignent, consciemment ou non, explicitement ou non, du basculement de nos représentations. Carole Desbarats a ainsi revu pour nous quelques-unes des comédies populaires de ces dernières décennies, depuis La vie est un long fleuve tranquille jusqu’à Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? et montre comment la mise en scène des inégalités sociales et des différences culturelles, ressort comique des plus classiques, s’est transformée. Nicolas Léger revient sur quelques romans français contemporains qui ont pour objet la condition sociale des plus fragiles. Portant un regard désabusé sur la montée en puissance de formes de précarités multiples, et souvent nourris de références anglo-américaines qui regardent volontiers la société comme une arène de combat, ils ne sont cependant pas dénués d’humour et se révèlent porteurs d’une attention précieuse à ce qui s’invente, peu à peu, dans les ruines de notre imaginaire solidaire. Dans un entretien, la romancière Alice Ferney évoque le travail du romancier contemporain face à la question sociale telle qu’elle se pose aujourd’hui.
Mais le champ des représentations ne saurait être considéré comme une sorte de monde autonome, nous renseignant sur nos humeurs collectives. Comme le soulignait Ricœur, les imaginaires sociaux sont actifs. Ils ont des effets bien réels, politiques, sociaux ou économiques. On peut, à la suite de la politologue américaine Nancy Fraser, formuler l’hypothèse que la crise d’un certain imaginaire égalitaire aux États-Unis – qui s’est traduite par l’effondrement de la coalition politique et sociale qui avait fondé le New Deal (progressisme sur le plan des valeurs allié à la protection socio-économique des travailleurs) et la montée en puissance d’une pensée de gauche favorisant la reconnaissance des identités plutôt que la redistribution économique et la protection sociale – a laissé le champ libre au populisme réactionnaire incarné par Donald Trump. Plus largement, la montée des populismes, que connaît également l’Europe, peut être mise en rapport avec la crise de l’imaginaire égalitaire en ce que les populismes proposent précisément de recréer une solidarité fantasmée – souvent sur un présupposé national ou ethnique – là où l’expérience concrète de la solidarité paraît faire défaut.
Enfin, et pour clore ce dossier, la philosophe Céline Spector nous propose une relecture de la Théorie de la justice de Rawls. Car on a souvent eu tendance à oublier le caractère radical de la proposition rawlsienne en matière de justice sociale, qui affirme avec force que sont injustes les sociétés qui renoncent à lutter contre le hasard et laissent les individus démunis face à la loterie sociale. À cet égard, Rawls considère que l’idée libérale d’égalité des chances et de rétribution des individus au mérite est très insuffisante. Céline Spector rappelle que pour Rawls, « non seulement la distribution des talents est contingente, mais l’aptitude à en user n’est pas davantage du ressort de notre volonté », ce qui suppose de lutter contre les « effets spontanés du mérite ».
À l’heure où l’égalité des chances tend à s’imposer comme la seule conception possible de la justice sociale, cette relecture est précieuse. Elle nous invite, près d’un demi-siècle après la publication de la Théorie de la justice, à chercher des voies ambitieuses de refondation de nos représentations de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Des voies qui ne tomberont pas dans le piège de la nostalgie d’un âge d’or de la « solidarité des travailleurs », qui prendront acte du caractère positif de la lutte contre les discriminations dans nos sociétés plurielles, ouvertes et individualistes, et qui incarneront nos idéaux de justice sociale pour le monde d’aujourd’hui. Or une telle ambition est précisément du ressort de notre imaginaire, en ce que, comme l’écrivait Ricœur : « C’est dans l’imagination que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du “je peux” [11]. »
[1] - Paul Ricœur, « L’initiative », dans Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, t. II, Paris, Seuil, 1986, p. 275.
[2] - P. Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, no 2, 1984, p. 53-64.
[3] - Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936.
[4] - Paul Christophe, 1936. Les catholiques et le Front populaire, Paris, Desclée de Brouwer, 1979.
[5] - Sur le paysage contemporain des inégalités et ses évolutions, voir en particulier le Rapport sur les inégalités mondiales. 2018, paru au Seuil et coordonné par Lucas Chancel, Facundo Alvaredo, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.
[6] - Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, Paris, Albin Michel, 2015.
[7] - François Dubet, La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris, Seuil, 2014.
[8] - Ibid., p. 13.
[9] - François Dubet, Les Places et les Chances. Repenser la justice sociale, Paris, Seuil, 2010.
[10] - « En 2015, oublions les justifications morales de l’inégalité », blog de Ruwen Ogien sur le site de Libération, 22 décembre 2014.
[11] - P. Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », Du texte à l’action, op. cit., p. 225.