Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo : Shubham Sharan
Photo : Shubham Sharan
Dans le même numéro

Les passeurs de l’essentiel

Cinq enseignants interrogent le sens de leur pratique professionnelle et leur regard sur l’école aujourd’hui. Nous leur avons demandé de présenter brièvement l’origine de leur vocation et leur parcours, ainsi que les spécificités des contextes scolaires dans lesquels ils travaillent. Puis nous les avons invité à réagir à un propos de Jean-Marie Domenach qui affirmait que, face à la surabondance d’informations propre à notre époque, l’enjeu pour l’école est moins de «  lutter contre l’ignorance  » que «  contre l’insignifiance  », c’est-à-dire de fournir «  une articulation des savoirs et une hiérarchie des valeurs[1]  ». Ces entretiens rendent compte d’expériences assez diverses qui, sans être représentatives, dessinent un tableau de la pratique enseignante en France en 2019 et témoignent du dynamisme de la vocation chez ces «  passeurs de l’essentiel  », attachés à leurs élèves, à leur discipline et à l’école de la République.

Le désir et le territoire

Camille Taillefer – Le collectif d’élèves de première du lycée Jacques Feyder d’Épinay-sur-Seine qui a rédigé une tribune, intitulée «  Sommes-nous moins français parce que nous vivons de l’autre côté du périphérique ?  », dans Le Monde du 22 juin 2019, a fait le lien entre conditions de scolarisation et citoyenneté. Ce faisant, ils ont conquis leur indépendance, « le droit d’accéder aux problèmes » comme l’écrivait Jacques Berque à propos des pays colonisés[2], et prouvé que l’école était encore capable de réussir sa mission émancipatrice.

Il n’y a pas de spécificités de l’enseignement dans un établissement de banlieue, dit sensible. À l’inquiétude de nouveaux collègues demandant « c’est vrai qu’il y a beaucoup de violence? », il faudrait pouvoir apprendre la réalité quotidienne de leurs futurs élèves, la violence du chômage, de l’assignation à résidence, des préjugés sociaux… Et donc voir des écoliers et non des délinquants en puissance. Affirmer que, ici comme ailleurs, les élèves sont des adolescents en construction, en quête de repères, d’identification, de limites. Qu’ils sont, ici comme ailleurs, provocateurs, insupportables, idéalistes, enthousiastes et brillants. Qu’ils sont des élèves avides de « réussir », convaincus avec leur famille que l’école est la seule voie d’ascension sociale et exigeant donc de leurs professeurs qu’ils y croient également.

Le danger alors, pour l’enseignant, est d’adopter une posture de type colonial dans son rapport aux élèves, à leur famille, au territoire dans lequel il enseigne. C’est d’abord une question de regard. Quand il s’agit de leur permettre de « s’en sortir » par exemple, de quoi exactement est-il question ? La richesse des métissages culturels dont ils sont les enfants et qui en font des lycéens bilingues, trilingues ou plus, n’est jamais considérée comme une force sur laquelle ils pourraient s’appuyer, mais comme un handicap social auquel il s’agit de remédier.

Pour sortir du regard colonial, il faut articuler le désir et le territoire.

Comment accompagner celles et ceux qui, justement, ne « s’en sortent » pas ? La logique d’arrachement aux territoires et aux familles, qui sert à justifier la violence du tri opéré dans les banlieues populaires, est extrêmement coûteuse socialement : elle disqualifie des quartiers entiers et leurs habitants.

Comment changer les regards ? Il me semble qu’on peut enseigner partout de la même manière, c’est-à-dire à chaque fois de façon singulière. La particularité de l’enseignement en Zep (pour faire court) est, comme l’écrit Bernard Lahire, que nos élèves y prennent « non pas leurs désirs pour la réalité, mais la réalité des possibles pour leurs désirs les plus personnels[3] ». Il faudrait donc sans cesse répéter « ici comme ailleurs » afin de ne pas enfermer les élèves dans des cases trop étroites pour leurs désirs et, dans le même temps, que toute relation pédagogique est singulière. Ainsi, un enseignant y vit, ici plus qu’ailleurs, l’implacabilité du système de tri qui est pudiquement nommé « méritocratie à la française ». Pour sortir du regard colonial, pour trouver du sens à l’école et vivre le sens de l’école, il faut articuler deux éléments au centre de la classe : le désir et le territoire.

Une telle démarche implique de cheminer avec ses élèves. Elle expose à des remises en question, parfois violentes. La peur de perdre à la course à la médaille (même en chocolat), qui seule donne du sens au parcours, arc-boute les élèves autour de signes que leurs professeurs jouent le jeu de la sélection. Pourtant, s’il s’agit de former des citoyens autonomes, il faut bien que, dans le cadre rassurant d’une classe, nos élèves se confrontent à la recherche du sens, à l’échec, à la construction des valeurs qui seront nos valeurs communes.

Comment le territoire sur lequel j’enseigne peut-il susciter le désir ­d’apprendre, de l’apprendre ? Puisqu’une part du ressort de la relation pédagogique repose sur le caractère puissamment mimétique du désir, cela peut s’écrire et se penser comme un double mouvement de défrichage et de déchiffrage d’un territoire, comme du savoir. Comment prendre conscience de la nécessité de connaître les espaces de la vie de nos élèves ? Attention, je ne dis pas qu’il faut laisser libre la curiosité des élèves qui, comme par magie, les conduirait à s’intéresser au passé colonial de la France ou à la dynastie mérovingienne, sous prétexte que les Spinassiens passent tous les jours devant l’église Notre-Dame-des-Missions, construite pour exalter la mission civilisatrice de la France dans son empire colonial, ou pour les Dionysiens, parce qu’ils en ont la nécropole sous les baskets ! C’est dans le travail de déchiffrage que réside le métier de l’enseignant, qui peut susciter un désir authentique de savoir. En travaillant sur l’église Notre-Dame-des-Missions, je construis une opportunité de recherches pour mes classes[4] : nous traitons le programme et étudions l’empire colonial français, l’histoire sociale des banlieues rouges… mais surtout, nous construisons ensemble le sens de notre présence, ici et maintenant – notre commun.

Les mots sont des armes

Daniel Aquili – Pour un fils d’ouvrier comme moi, être professeur était une forme de Graal : mes camarades et moi avions conscience, en étudiant les lettres, d’être des exceptions, des privilégiés et des transfuges. J’ai enseigné pendant vingt-sept ans au lycée Louise Michel, à ­Champigny-sur-Marne. Bien sûr, j’aurais pu franchir le pas et aller enseigner à Saint-Maur, dans un lycée plus prestigieux, que mon ancienneté rendait accessible, avec des élèves plus travailleurs, plus cultivés et plus polis peut-être, plus sensibles à l’ambition et à l’exigence que je mettais dans mes cours. Mais il me semblait que rester à Champigny, c’était rester fidèle à mes origines, et aussi à mes idéaux politiques de jeunesse. Je me sentais particulièrement utile dans cette ville de banlieue populaire, si fruste, si modeste, défigurée par la route nationale qui la traverse.

J’ai organisé des sorties théâtrales à Paris. Ce rôle de passeur a suffi à justifier ma présence et m’a fait supporter la partie négative de ce choix : le risque d’affronter à chaque rentrée des classes de seconde de plus en plus « étranges », sans aucune notion non seulement d’orthographe ou de syntaxe, mais aussi de respect du lieu, des règles de silence et de tenue…

Les propos de Domenach sont toujours d’actualité : personne ne lira ni ne saura jamais tout ce qu’il faudrait connaître, mais le professeur de lettres enseigne un art de lire et surtout le goût de cet effort particulier. Celui qui sait lire sait comprendre le monde qui l’entoure, qu’il s’agisse d’un discours politique, d’un message publicitaire, d’un dialogue amoureux (dans la vraie vie) ou d’une conversation de bistrot. Étudier peut rendre la vie plus belle, les voyages plus fertiles, les rencontres plus passionnantes, faire de la vie une aventure perpétuelle, une sorte de roman à écrire. J’avais un ami de lycée qui est parti à dix-huit ans à travers le monde à cause d’un vers de Baudelaire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »

À une époque où les smartphones ou tablettes informent leurs consommateurs à tout instant d’événements parfois anodins, la plupart des professeurs sont de bons passeurs de l’essentiel. L’enseignant doit aujourd’hui faire comprendre l’importance du langage : les mots sont des armes pour un élève qui veut exister hors de sa chaise.

En entrant dans le métier, je n’avais reçu aucune préparation à la prise de parole, l’animation d’un cours, sa conception, la gestion du temps et celle des conflits de toutes sortes… Il est étonnant qu’un professeur destiné à travailler avec des adolescents n’ait reçu aucune formation en matière de psychologie sur cet âge très particulier et très sensible, voire fragile. Il est aussi étonnant qu’un enseignant qui opère dans une banlieue « difficile » ou « défavorisée » n’ait jamais reçu aucune information sur le tissu social, familial, religieux, économique, du territoire où vivent ses élèves, avec ses différents quartiers, ses difficultés ou ses richesses (lieux culturels, espaces de loisirs, modes de vie…).

Plus les années passaient, plus mon public adolescent demandait un engagement affectif, un lien plus chaleureux de la part de l’enseignant. Pour ma part, j’ai toujours tenu à conserver une certaine distance avec les élèves, et n’ai jamais pratiqué la démagogie, ce qui a parfois pu offusquer certains collégiens.

À l’enseignant de mettre en évidence l’actualité toujours précieuse d’une œuvre.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à des élèves qui ne lisent presque plus. Les outils vidéo, image et son, absorbent la plus grande part de leur temps libre. Face à cette concurrence, le livre n’est plus un objet de désir (en recevoir un à Noël ressemblerait à un châtiment !). Je crois que cela confère encore plus de force, de responsabilité au métier d’enseignant : redonner le goût de lire, à travers les malheurs de Jeanne dans Une vie, ­l’ambition cynique de Julien Sorel ou de Bel-Ami. À l’enseignant de mettre en évidence ­l’actualité toujours précieuse d’une œuvre. Alceste, misanthrope irascible ou utopiste courageux ? Son exigence de vérité nous touche et nous concerne toute notre vie. Le donjuanisme, l’arrivisme, l’émotion devant un paysage (Rousseau et les Alpes) ou l’être aimé (Stendhal, Flaubert, Balzac et tant d’autres), la perte d’un être cher (Le Temps déborde d’Éluard, Le Livre de ma mère de Cohen), le vertige devant le temps (Chateaubriand) ou ses réminiscences (Proust), face au mal (Dostoïevski, Céline), tous ces thèmes peuvent faire l’objet d’études séduisantes et de cours vivants, pour peu que le professeur sache faire comprendre ce qu’une grande œuvre a de beau, de puissant, d’irremplaçable. En cette matière, le goût de l’enseignant, son propre talent de lecteur et d’orateur, restent décisifs.

La liberté contre les programmes

Hélène Lacroix – Depuis que je suis petite, j’ai toujours voulu être prof’ ! C’était enseigner et transmettre qui me faisaient envie. D’ailleurs, j’ai d’abord souhaité être instit’ puis, en entrant au lycée, prof’ de maths. Mais parfois un enseignant un peu plus « marquant » que les autres vient infléchir votre parcours… Le français, par l’étendue de ce que cette matière peut inclure, m’a paru une alternative attrayante : la littérature, les textes, les idées qu’ils véhiculent fournissent un prétexte idéal pour transmettre des valeurs humaines, telles que l’ouverture à l’autre ou l’amour pour le savoir ; ils constituent aussi le support le plus efficace pour faire comprendre qu’il y a dans la connaissance et l’imaginaire des ressources inépuisables pour se construire, un secours pour toute situation de détresse… Rares sont les années scolaires où mes élèves n’entendent pas parler du pouvoir des livres et des mots, que ce soit à travers Fahrenheit 451, Les Racines du ciel ou Si c’est un homme…

Depuis mon entrée à l’Éducation nationale, j’ai fait l’expérience de quatre milieux sociaux et géographiques différents, dans deux collèges de ­Normandie et dans deux lycées, en banlieue parisienne aisée et en périphérie du Havre. L’intérêt et la difficulté de l’enseignement public tiennent à la mixité sociale forte au sein de chaque établissement, et par suite au sein d’une même classe. Comment préparer au brevet certains tandis qu’il faut en occuper d’autres, arrivés en troisième sans jamais avoir réussi à apprendre à lire et pour qui la confrontation constante avec l’écrit constitue une forme de violence implicite ? Être enseignant dans le public, c’est aussi accepter le jeu des affectations. Et si parfois on gagne la côte normande, on gagne aussi la « misère blanche française », les zones touchées par un fort chômage, un alcoolisme rampant, d’importants problèmes d’hygiène et des structures sociales dépassées.

Dans de telles conditions, quel sens donner à l’accord du participe passé, aux métaphores et aux allitérations, à la lecture de Molière ? À n’en pas douter, pour la majorité de mes élèves, le français, ça n’a pas vraiment d’intérêt ! Au mieux, c’est une matière parmi d’autres, qui compte dans la moyenne générale. À lire Baudelaire à des élèves qui n’ont d’autres passions que « tuner leur scooter », comment être en désaccord avec eux ? Enseignante à l’Éducation nationale, je me dois de respecter des programmes qui ne se départissent jamais, malgré les réformes successives, ni de leur dimension technico-littéraire ni de leur lot de « classiques »

Alors quel sens trouver à aller chaque jour enseigner ? Il suffit peut-être de se souvenir et d’accepter que l’on exerce avant tout un métier humain, que l’on ne transmet pas un contenu officiel, mais des idéaux, des valeurs, une manière d’être. Si, un jour, Lola s’est dit que le français, c’était sans doute une chose formidable, c’est parce qu’elle m’a vue pleurer en lisant «  L’invitation au voyage  » devant une classe certes respectueuse mais complètement désintéressée ; si, un jour, Louise est sortie transformée de mon cours, ce n’est pas par l’étude des hyperboles et des métaphores filées de La Bête humaine, mais bien parce que je lui avais offert l’opportunité, à travers la rédaction en groupe d’« une nouvelle réaliste », de raconter le viol dont elle avait été victime ; si, un jour, Sarah, au sortir d’une pièce de théâtre à laquelle elle était venue en traînant manifestement les pieds, s’est exclamée : « Mais madame, en fait, le théâtre, c’est trop cool! », c’est parce que j’avais, au fil de l’année, suscité la curiosité nécessaire pour dépasser ses préjugés.

En ce siècle où la société n’est plus structurée par l’École et l’Église, mais par l’Intermarché et Facebook, l’enseignement doit, ainsi que le prônait Domenach, inviter à la réflexion, à l’esprit critique, au débat, à la déconstruction des préjugés, à la hiérarchisation des informations et des valeurs. Il se doit bien de lutter contre « l’insignifiance » et le « tout uniforme ». Et, pour ce faire, il ne peut lui-même ni passer pour insignifiant, ni être uniforme.

Dans les territoires les plus enclavés de France, l’école publique souffre de la rupture forte entre les publics qu’elle accueille et la société au sens large. Pour beaucoup, l’école représente une contrainte ; elle regroupe des personnels qui, par leur niveau d’études, les intimident et constituent une élite qui ne peut que leur être hostile ; elle impose d’acquérir des connaissances qui paraissent parfaitement inutiles quand la télévision et Internet permettent de tout savoir en temps réel. Comment parvenir, par l’école, à faire évoluer les mentalités si, non content de souffrir de cette image, cette école la conforte par ses programmes, ses codes, son langage, ses logiques ? Le hiatus semble s’accroître, réformes après réformes, entre les directives ministérielles et la réalité des disparités sociales et géographiques…

Je ne peux comprendre que l’on retire aux enseignants la liberté de défendre la valeur de la connaissance.

Est-il légitime de ne jamais proposer, à ceux que leur origine sociale prive depuis l’enfance d’un cadre de vie sain et d’une éducation exempte de violence, un enseignement qui sache s’adapter à leur niveau ? Est-il légitime d’infliger Mme de La Fayette ou Beckett à des élèves qui déchiffrent à peine un article de journal et qui ont besoin qu’on leur parle du monde qui les entoure ? Est-il légitime de vouloir « rehausser » le niveau en enrichissant et alourdissant les programmes, quand nos élèves ont justement besoin d’essais d’actualité ou de romans contemporains pour lutter contre la dévalorisation et la conviction que la littérature n’est pas pour eux ? Je ne peux comprendre que l’on retire aux enseignants, par des contraintes et des obligations toujours plus nombreuses, par des carcans toujours plus rigides, la liberté de défendre au mieux, eu égard aux publics et aux réalités sociales auxquelles ils sont confrontés, la valeur de la connaissance. L’exercice de cette liberté serait sans doute aussi la chance la plus grande de parvenir à retisser, par ­l’engagement, l’humanisme et la créativité de chacun, le lien de confiance qui se distend de plus en plus entre certains pans de la population française et ­l’Éducation nationale.

Un lieu commun

Thibaut Sallenave – J’ai eu la chance de pouvoir enseigner à différents niveaux, à l’université comme allocataire-moniteur, en terminale et aujourd’hui en classes préparatoires aux grandes écoles. Il est incontestable que le public de ces dernières est singulier : l’attraction du concours, la fréquence des devoirs et des colles donnent aux élèves une motivation particulière, un sens du travail et, dans certains cas, du dépassement de soi-même, que les autres filières ne développent pas dans les mêmes proportions. À ce titre, ces classes sont à la fois plus « faciles », parce que l’effort et le sérieux existent déjà, et elles sont naturellement plus exigeantes, car la pression du concours, les contraintes liées au changement des programmes et la recherche des résultats sont très présentes pour l’enseignant lui-même.

Bien sûr, ce jugement peut être nuancé, selon le poids de la philosophie dans la formation et les taux de réussite aux concours. De même, le concours peut pousser certains à une vision quelque peu « utilitariste » de la discipline… À titre personnel, néanmoins, j’ai toujours trouvé dans ces classes, toutes filières confondues, une curiosité et une prise au sérieux de la philosophie qui grandit au fur et à mesure que la maturité vient et qui me procure de très grandes joies d’enseignement, tant sur le plan philosophique qu’humain.

Dans le cas particulier et exemplaire des classes préparatoires éco­nomiques et commerciales option technologique, la culture générale, pour diverses raisons, est généralement une grande lacune de leur formation antérieure. Elle suscite interrogations et appréhensions. Mais elle est également l’occasion d’une découverte souvent enthousiaste. L’exigence du concours donne le plus souvent lieu à une véritable ouverture des esprits.

Pour réagir à la formule de Domenach, je crois observer une différence de situation très profonde entre l’oral et l’écrit. Les élèves peuvent être convaincants et talentueux à l’oral, pourvu que l’on sache les pousser dans leurs retranchements et les solliciter, notamment par des questions ou des sujets qui sortent des sentiers battus. Il y a non seulement une capacité, mais également un désir d’être mis à l’épreuve et d’affirmer leur individualité.

Tout est différent à l’écrit, qui semble constituer pour mes élèves, toutes filières confondues, un obstacle. Maladresses d’expression, fragilité, inconsistance ou même incohérence de l’argumentation, multiplications des généralités et des banalités… À titre d’exemple, on peut souligner l’invasion des copies par un lexique pseudo-savant, qui vient du vocabulaire sportif ou managérial, comme celui de « zone de confort », de « disruption »,  etc. Rien n’interdit de les discuter dans leurs attendus propres, naturellement. Mais elles semblent désormais aller de soi, comme si elles convoyaient avec elles une sorte de morale portative, assez courte et non questionnée. De manière plus inquiétante encore, il est souvent très décevant aujourd’hui pour un professeur de philosophie de donner un sujet sur le bonheur à ses élèves. L’idée que chacun peut y prétendre de manière purement particulière et individualiste, purement relative à soi, et sans la moindre recherche d’une définition ou même d’une mesure commune du « bien », semble si profondément installée dans les esprits qu’elle dilue entièrement toute tentative d’argumentation.

Il y a pour les élèves une difficulté profonde à circuler entre les connaissances, à en user et à les discuter au-dehors du champ disciplinaire où ils les apprennent. Il en résulte une tendance au factuel, à l’anecdotique, et une incapacité profonde à envisager et questionner leurs fondements, leur relativité, la part de décision et d’arbitraire que suppose par exemple toute définition, même scientifique.

Se peut-il qu’Internet soit l’origine ou le facteur aggravant d’un tel phénomène ? Il est vrai que la disponibilité totale d’un volume d’informations sans équivalent dans l’histoire semble rendre inutile tout effort de mémoire et, plus généralement, d’appropriation. Or, sans elles, il est impossible, non pas de savoir, mais de retenir auprès de soi un savoir vivant, qui se mesure et s’ajuste sans cesse à chaque découverte, à chaque lecture ou à chaque concept nouveau que l’on rencontre.

La culture est-elle d’apprendre les vrais lieux communs ?

Mon propos dans La Parole impropre était de « réhabiliter » les notions de lieu commun ou de cliché, en les débarrassant des préjugés qui se sont greffés sur elles au cours de leur histoire[5]. Le « commun » désigne pour moi la capacité à articuler une expérience, à éclaircir ces évidences, théoriques, morales, politiques, que nous croyons partager et qui cependant demandent toujours approfondissement. Le philosophe allemand Hans Blumenberg écrit ainsi que « l’humeur tournée vers la philosophie redoute les formules trop simples. Mais c’est sur elles que repose tout le reste ».

Au-delà de la prolifération des formules toutes faites et des pseudo-concepts qui se donnent pour allant de soi, il y en a d’autres qui forment un réservoir de réflexion, un instrument irremplaçable de formulation et d’approfondissement de notre expérience du monde. Elles forment ainsi un aspect essentiel de ce que nous appelons la culture, parce qu’elles sont à l’œuvre partout où il y a de la pensée : littérature, philosophie, peinture, cinéma… La culture est-elle d’apprendre les vrais lieux communs ? Elle est en tout cas de s’approprier lucidement les concepts et les formes de discours qui nous permettent d’entretenir et d’explorer réellement ce partage implicite du monde, sans lequel chacun serait renvoyé à la solitude et à l’étroitesse de son individualité.

Quelqu’un nous a fait rêver

Francesco Forlani – J’ai pratiquement enseigné toute ma vie, d’abord en Italie, puis en France. Pour comprendre la différence entre l’école italienne et l’école française, il suffit à mon avis de prendre en compte un seul exemple : en Italie, ce sont les profs qui vont dans les classes où ils ont cours, alors qu’en France, ce sont les élèves qui vont vers les professeurs dans leur salle. Métaphoriquement, cela suggère – tout comme le fait que la chaire de l’enseignant reste sur un podium – que l’école italienne n’a pas voulu renoncer à son esprit « magistral ». Même si des réformes importantes ont mis en cause la vieille école, la gestion de l’espace et du temps scolaire demeure la même. Si j’étais ministre de l’Éducation, ma première réforme concernerait l’architecture des écoles, ses espaces et ses rythmes. Renzo Piano a, par exemple, réalisé un projet d’école ouverte d’avant-garde pour la mairie de Sora. Maria Montessori l’avait compris bien avant.

Certains archaïsmes italiens restent tout de même une force. Je pense au poids que les sciences humaines ont gardé dans le système depuis la réforme Gentile-Lombardo Radice de 1923 sous Mussolini. Dans la perception sociale, la hiérarchie est inverse à celle valorisée en France : les humanités ont le dessus sur les sciences. Le liceo classico prévaut sur le liceo scientifico où persiste une grande importance des lettres et de l’oralité. La structure étatique est moins prégnante qu’en France : l’autonomie des établissements est forte, ce qui confère une souplesse dans la répartition du temps scolaire. Dans mon expérience française, j’ai remarqué qu’on accorde désormais de plus en plus d’importance à l’oralité dans les compétences. Dans le cas de la philosophie, l’absence de l’oral en France m’a toujours interloqué. Comment se priver du dialogisme et de l’échange de paroles au fondement même de la philosophie ?

Le dispositif REP+ est une chose que j’aime dans l’Éducation nationale. En Italie, l’instruction publique ne peut pas se vanter d’un tel dispositif, alors qu’il y en aurait vraiment besoin. Mon expérience au collège Louis Armand de Dreux a été l’une des plus belles dans ma vie professionnelle et intellectuelle. Il y a une véritable communauté entre la direction, les enseignants et une bonne partie des parents. Tout est fait pour « sauver » les élèves. Le combat est difficile : il n’y a pas de frustration, mais plus une fatigue, au sens de l’artisan qui s’abîme à la tâche.

Une route traverse la forêt de Dreux qui relie et sépare le collège REP+ et celui d’Anet. Pourtant, ce sont deux mondes différents. Dans mon récit Par-delà la forêt, je veux décrire cette phase de vie qu’est l’adolescence au collège à travers la métaphore de la forêt, mais aussi la mutation anthropologique en acte qui nous met en contact avec un monde qui a changé. L’école en est le reflet. Le roman sur lequel je travaille cherche une narration intérieure à l’école, comme un contrepoint aux reportages télévisés qui manquent leur objet.

Il n’y a pas de frustration, mais plus une fatigue, au sens de l’artisan qui s’abîme à la tâche.

Le collège est un miroir de la société. Le numérique est une mutation culturelle que l’on y affronte aussi vivement. Par exemple, il est illusoire de croire que soustraire les smartphones permettra d’en dissiper les effets. Le langage est déjà contaminé. Il faudrait être en mesure de faire de ces moyens les complices de l’éducation et non des ennemis. Mais le problème affecte le plus les élèves les plus fragiles socialement : les marques, de manière générale, profitent des plus pauvres et de leur désir de consommation. Une violence sociale est, quoi qu’il en soit, palpable sur bien des plans. Au cours de cette année, il y a eu un écho au phénomène des Gilets jaunes : les collégiens en reproduisaient les discours et les gestes, les slogans sans en comprendre le sens, comme détachés de la réalité. Ils ont perçu une légitimité de la colère : j’ai compris qu’en France, l’école, c’est l’État, et que le collège est encore un espace public d’expression citoyenne.

Le collège est aussi le lieu d’interrogation du métier. Un jour, j’ai entendu une collègue dire qu’elle en avait assez du mot « bienveillance », tiré par tous les bouts, qui décourage ceux qui travaillent sans encourager ceux qui ne font rien[6]. Il y a une distance abyssale entre la bienveillance, veiller sur le bien de quelqu’un, et la « bénévolence », c’est-à-dire vouloir son bien, ainsi résumée par Victor Hugo : « Aimer, c’est agir. » Des projets sont possibles : au collège Mozart, nous avons mis en place un marathon de lecture du Petit Prince dans toutes les langues enseignées dans le collège.

Enfin, la violence est indéniablement présente. Un malaise et une fatigue traversent le corps enseignant. J’ai découvert l’existence en France de cliniques pour enseignants à l’image de celle de La Verrière. Le malaise est loin d’être franco-français. Quand j’étais étudiant, lorsqu’on commençait un nouveau cycle ou qu’on rencontrait un nouveau professeur, notre souci était de ne pas être dans sa ligne de mire. Aujourd’hui, la polarité, me semble-t-il, s’est inversée : c’est le professeur qui, en entrant dans sa salle, espère plus ou moins secrètement de ne pas déplaire à ses élèves. Si on fait ce métier, comme disait ma collègue de sport à Dreux, c’est parce que quelqu’un nous en a fait rêver. Mon rêve, sans candeur, reste tout de même de compter parmi ceux-là : d’une certaine façon, dans les tourments contemporains, l’enseignant doit, plus que jamais, faire preuve d’un optimisme tragique.

Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon, Jonathan Chalier,
Nicolas Krastev-McKinnon et Nicolas Léger

 

[1] - Jean-Marie Domenach, Ce qu’il faut enseigner. Pour un nouvel enseignement général dans le secondaire, Paris, Seuil, 1989, p. 70-71.

[2] - Jacques Berque, Il reste un avenir. Entretiens avec Jean Sur, Paris, Arléa, 1993.

[3] - Bernard Lahire, «  La transmission familiale de l’ordre inégal des choses  », Regards croisés sur l’économie, n° 7, 2010, p. 203-210.

[4] - Réalisée en 1931 pour l’exposition coloniale, la chapelle Notre-Dame-des-Missions est remontée en 1933 à Épinay-sur-Seine.

[5] - Thibaut Sallenave, La Parole impropre, Paris, Cerf, 2019.

[6] - Voir Patrick Tudoret, Petit Traité de bénévolence. Au-delà de la bienveillance, aimer pour agir, Paris, Tallandier, 2019.

Daniel Aquili

Ancien professeur de lettres au lycée Louise Michel à Champigny-sur-Marne

Francesco Forlani

Enseignant en France, écrivain et traducteur, directeur de la revue littéraire SUD, il prépare un roman, Par-delà la forêt. Mon éducation nationale.

Hélène Lacroix

Professeure agrégée de Lettres Classiques au lycée Jean Prévost en Seine-Maritime.

Thibaut Sallenave

Professeur de philosophie en classe préparatoire, il vient de publier La parole impropre (Le Cerf, 2019)

Camille Taillefer

Professeure d’histoire-géographie au lycée Jacques Feder à Épinay-sur-Seine, elle a contribué à l’ouvrage dirigé par Benoit Falaize, Territoires vivants de la République (La Découverte, 2018).

Dans le même numéro

Le sens de l’école

Le dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon et Isabelle de Mecquenem, remet le sens de l’école sur le métier. Il souligne les paradoxes de « l’école de la confiance », rappelle l’universalité de l’aventure du sens, insiste sur la mutation numérique, les images et les génocides comme nouveaux objets d’apprentissage, et donne la parole aux enseignants. À lire aussi dans ce numéro : un inédit de Paul Ricœur sur la fin du théologico-politique, un article sur les restes humains en archéologie et un plaidoyer pour une histoire universaliste.