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L'accord entre l'­Union européenne et la Turquie : un jeu de dupes?

mai 2016

#Divers

Le 4 avril 2016, l’accord entre l’Union européenne et la Turquie sur la réponse à la crise des réfugiés a pris effet. Il vient compléter un paysage d’accords bi- et multilatéraux que l’Union européenne a signés avec ses voisins du Sud, transformant ceux-ci en gardes-frontières pour l’Europe en échange de compensations diverses. Mais cet accord est d’une nature bien particulière.

Depuis 2014, l’Europe est cernée par des pays en crise et en proie à des guerres civiles sur le pourtour sud-méditerranéen (Libye, Syrie, Irak) et plus loin (corne de l’Afrique), qui ont conduit des flux de demandeurs d’asile d’une ampleur inégalée vers l’Europe et ailleurs, au Sud également. 1 255 640 migrants ont déposé une demande d’asile au sein de l’Union européenne en 2015, et 625 000 en 2014. Lors des pics précédents, dans les années 1990 par exemple, au lendemain de la chute du mur de Berlin, ces chiffres avaient atteint 500 000 demandes par an. Les autres années, le volume moyen était de 220 000 dossiers par an. Les révolutions arabes de 2011, en Tunisie, en Libye ou en Égypte, n’avaient pas entraîné de vagues de départs vers l’Europe, et personne n’avait anticipé que le régime syrien allait se maintenir par tous les moyens, et la guerre s’installer, poussant 4, 7 millions de Syriens à quitter leur pays pour tenter de se réfugier en Turquie (2, 7 millions s’y trouvent actuellement), en Jordanie (600 000) et au Liban (1 million), le reste tentant de traverser la frontière grecque pour demander l’asile en Europe.

La Turquie est signataire de la convention de Genève de 1951 sur l’asile mais a conservé sa réserve géographique à l’égard des seuls Européens, les non-Européens ne pouvant bénéficier du droit d’asile onusien. Les familles syriennes qui ont quitté leur pays et ont été accueillies en Turquie, qui cherchent à stabiliser leur statut et à trouver du travail, tentent ainsi l’aventure de la traversée de la frontière gréco-turque. Selon le rapport du Hcr (Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies de 2015), c’est en effet par la Grèce que sont entrés la plupart des demandeurs d’asile proche-orientaux, l’Italie ne venant qu’en deuxième place pour les autres migrants et réfugiés. Deux voies sont possibles : la voie maritime, par l’entremise de passeurs, ou la voie terrestre, par la traversée de la rivière Évros et le parcours en Thrace, puis sur la route des Balkans.

Au début du mois de septembre 2015, la photo du petit Aylan Kurdi, mort sur la plage de Bodrum, cet enfant de trois ans dont les parents syriens avaient fait naufrage en tentant la traversée de la Turquie vers la Grèce, a ému un temps l’opinion. Au même moment, l’annonce d’Angela Merkel déclarant l’Allemagne prête à accueillir 800 000 demandeurs d’asile était relayée frileusement par les autres pays européens de l’Ouest. Ces derniers ont tardé à répondre positivement à Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, qui avait proposé des quotas d’accueil aux pays européens en fonction de leur richesse et de la taille de leur population. Ainsi, la France a accepté d’accueillir 30 000 demandeurs d’asile supplémentaires sur deux ans. Le chiffre des demandes d’asile en 2015 s’est ainsi élevé à 79 000. Une ligne de fracture s’est dessinée entre l’est et l’ouest de l’Europe, les pays européens d’Europe centrale et orientale, dits groupe de Visegrad, se montrant hostiles à l’accueil de réfugiés proche-orientaux et de culture musulmane, dans un climat de montée des extrêmes droites dans ces pays.

Une première explication à la volonté de l’Union européenne de conclure un tel accord avec la Turquie se trouve dans le souhait européen d’alléger le poids des arrivées pour la Grèce, en grave crise économique. L’essentiel de l’accueil pèserait désormais sur la Turquie, mais sans le droit d’asile de la convention de Genève.

La deuxième motivation est de mettre fin aux trafics des passeurs en mer Égée, après que les tentatives européennes de faire la guerre aux passeurs (et aux migrants) ont fait long feu : comment aller patrouiller en Méditerranée pour supprimer les embarcations de fortune sans mandat d’intervention dans les pays de départ, ni le long de leurs côtes ?

La troisième explication se trouve dans le souci du gouvernement turc de retrouver une image positive en Europe grâce à la signature de ces accords. Les revendications de la Turquie en échange de son accueil des Syriens sont de trois natures : la reprise des négociations quant à sa candidature d’entrée dans l’Union européenne ; la suppression des visas pour les Turcs vers l’Europe, du fait que la Turquie présente aujourd’hui un solde migratoire négatif (il y a moins de Turcs partant en Europe que de Turcs d’Europe rentrant en Turquie) ; et le versement de 6 milliards d’euros sur deux ans pour accueillir les Syriens.

Cette disposition fait l’objet des plus vives réticences associatives car elle rappelle les anciens accords conclus entre l’Union européenne et la Libye. Ce pays, longtemps banni de la scène internationale, avait retrouvé un semblant de respectabilité aux yeux de l’Europe (Italie et France notamment) car il acceptait de faire le tri des demandeurs d’asile subsahariens en partance vers l’Europe, en échange de « cadeaux » faits au président Khadafi : versement de sommes d’argent, programmes de développement et construction d’infrastructures. Pour la Turquie, l’accord s’est focalisé sur un troc. « Un pour un » : pour chaque Syrien rapatrié par Ankara à la demande de l’Union européenne (car ne répondant pas au profil de réfugié), un autre sera réinstallé dans l’Union européenne, dans la limite de 72 000. Début avril, les pays européens s’apprêtaient à mettre en place ce marchandage étrange, avec le concours de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières de l’Union européenne, tandis que l’Otan prête son concours à l’interception des passages en Méditerranée.

Le conseiller spécial sur les migrations de l’Onu, Peter Sutherland, a exprimé ses réserves sur un accord potentiellement « illégal », dont l’efficacité est moins que garantie, car les migrants tenteront d’autres routes que les voies de passage entre la Turquie et la Grèce, enrichissant d’autres passeurs. Les associations, de leur côté, critiquent le classement de la Turquie comme « pays tiers sûr » par la Grèce, ce qui lui permettra de renvoyer vers la Turquie les demandes d’asile irrecevables. Un communiqué d’Amnesty International, le 1er avril, dénonçait les conditions dans lesquelles des centaines de réfugiés sont expulsés chaque jour vers la Syrie depuis le sud de la Turquie. Enfin, l’accord ne concerne que les Syriens alors que plus de la moitié des entrants en Grèce ne sont pas syriens, mais afghans ou irakiens.

Les passeurs vont devoir inventer d’autres routes que la mer Égée, mais la route des Balkans est elle aussi difficile, du fait de la fermeture des frontières de nombre de pays de transit dans la région. 30 000 personnes ont trouvé la mort en Méditerranée depuis 2000, et 3 000 au cours de l’année 2015. On compte déjà 351 décès en 2016, dans une certaine indifférence des opinions européennes. Une fois de plus, il semble que cet accord externalisant l’asile à un pays situé hors de l’Union européenne, considéré pour la circonstance comme sûr, en violation du principe de non-refoulement prévu par la convention de Genève, mette à rude épreuve, à propos du traitement de l’immigration et de l’asile, les valeurs de solidarité entre pays européens, et le respect des droits de l’homme sur lesquels l’Union s’est pourtant construite.

Catherine Wihtol de Wenden

Spécialiste des migrations internationales, directrice de recherche émérite au CNRS et enseignante à l'Institut d'études politiques de Paris (CERI, Sciences Po), elle a publié de nombreux ouvrages et mené de nombreuses enquêtes sur les flux migratoires, légaux et illégaux. Elle est notamment l'auteur de La question migratoire au XXIè siècle: migrants, réfugiés et relations internationales (Paris,…

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