Immigration : une politique contradictoire. (Entretien)
La loi promulguée le 4 juillet 2006 (relative à l’immigration et à l’intégration) et celle votée courant octobre 2007 entrent en contradiction. La loi de 2006 privilégie l’immigration choisie alors que le projet de loi actuel (relatif à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile) affiche la restriction de l’immigration familiale. Or, l’immigration, même choisie, ne peut pas être mise en œuvre sans regroupement familial.
Esprit – L’annonce d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale est intervenue à un moment clé de la campagne électorale présidentielle, le seul où l’avance de Nicolas Sarkozy semblait mise en danger. Elle lui a permis de se relancer. Mais, au-delà de la stratégie électorale, la réunion de ces deux termes choque. Comment se traduit-elle maintenant dans les mesures prises ou annoncées ?
Catherine Wihtol de Wenden – En 2005, avant les présidentielles, Nicolas Sarkozy avait déjà annoncé sa politique d’immigration « choisie ». Celle-ci n’allait pas du tout de soi car la majorité des électeurs et des députés Ump avait toujours considéré qu’il fallait en priorité fermer les frontières et mener une lutte contre l’immigration clandestine. Pour son camp, ce fut un choc et Nicolas Sarkozy a dû convaincre ses troupes. La droite, avec lui, a évolué vis-à-vis de l’immigration de travail. Mais l’immigration reste un sujet d’identification pour une part importante de son électorat, comme le montre le durcissement qui s’opère avec le ministère de Brice Hortefeux. Avec lui s’affirme une réappropriation de la question de l’identité nationale au sens où l’on veut faire de la maîtrise des frontières une forme de réaffirmation de la souveraineté.
D’un côté, Nicolas Sarkozy entrouvre les frontières mais, d’un autre côté, il affiche sa volonté de rester vigilant et de rassurer ses électeurs. L’idée d’associer immigration et identité nationale est choquante en ce que cela laisse clairement entendre que l’immigration serait une menace pour l’identité nationale dont nous devrions être les gardiens. Cela est inquiétant pour l’histoire de l’identité nationale en France et la conception de la nation comme projet politique fort qui se fonde sur l’adhésion à un certain nombre de valeurs quelles que soient les caractéristiques ethniques de ceux qui y adhèrent. Mêler immigration et identité nationale et maintenir une attitude de vigilance en se posant comme les gardiens de cette identité nationale contre l’immigration, implique une conception ethnique de l’identité nationale.
L’immigration choisie implique également une opposition entre des « bons » et de « mauvais » immigrés. Mais c’est aussi une politique qui affiche le côté positif de l’immigration utile dans un contexte qui feint de prendre conscience à la fois de la compétition mondiale et du besoin de main-d’œuvre. Il s’agit donc d’une politique à deux vitesses : les très qualifiés pourront avoir des titres de séjour et les autres n’auront pour l’essentiel qu’une carte de trois ans renouvelable avec la possibilité de travailler six mois chaque année. Enfin, les étudiants devront rentrer chez eux au nom du service qu’ils doivent au pays qu’ils ont voulu quitter. Et ce très petit nombre de gens qualifiés et désirables aura aussi pour fonction de flatter l’orgueil national. En contrepartie, la lutte contre les discriminations, que ce soit par des mesures d’affirmation positive ou avec l’appui de statistiques ethniques, reste infinitésimale.
Des tensions à venir
Comment le débat est-il passé de l’immigration choisie au regroupement familial ? Pourquoi ne peut-on pas séparer l’immigration de travail de la question de la vie en famille ?
La loi promulguée le 24 juillet 2006 (relative à l’immigration et à l’intégration) et celle votée courant octobre 2007 entrent en contradiction. La loi de juillet 2006 privilégie l’immigration choisie et le projet de loi actuel (relatif à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile) affiche la restriction de l’immigration familiale. Or, l’immigration, même choisie, ne peut pas être mise en œuvre sans le regroupement familial. Le projet de loi de 2007 affirme que plus de 50 % des entrées seraient dues à l’immigration de travail et qu’il y aura une réduction maximale du regroupement familial – au maximum de ce qu’il est possible de faire dans le cadre du respect du droit de vivre en famille1. Pour limiter le regroupement familial, on impose des conditions de ressources et de logement toujours plus drastiques et l’on exige des preuves de connaissance de la langue avant l’arrivée en France. Il s’agit donc de renverser la tendance actuelle puisqu’aujourd’hui la majorité des entrées légales est le fruit de l’immigration familiale et matrimoniale. Tous les travaux montrent que l’immigration de travail finit en partie par devenir une immigration familiale. Nicolas Sarkozy semble ignorer là toute une série d’acquis historiques : la politique consistant à accueillir des travailleurs en pensant qu’ils vont ensuite rentrer chez eux n’est plus possible.
C’est une politique à courte vue que de reprendre l’immigration de travail sans se préoccuper des conséquences c’est-à-dire de l’installation des personnes à long terme. On a l’illusion que cette politique s’adapte à la réalité parce qu’elle obéit à des impératifs actuels : problèmes démographiques et pénurie de main-d’œuvre mais, à long terme, de nouvelles populations vont se retrouver sans papiers. Empêcher les familles de se regrouper s’avère impossible, l’immigration illégale va s’accroître. Les familles se regrouperont en se servant de l’espace Schengen si bien qu’elles ne seront ni expulsables, puisque la Convention européenne des droits de l’homme protège le regroupement familial, ni légalisées en France. Nicolas Sarkozy d’ailleurs le sait bien puisqu’il a été assez actif dans le dialogue avec les pays du Sud et notamment le Sénégal, disant qu’il fallait responsabiliser les pays de départ (thème du sommet de Rabat de 2007). Il voudrait mener une politique euro-méditerranéenne qui permettrait aux pays de départ et de transit de faire le travail de contrôle des frontières à la place des pays européens afin de pouvoir, éventuellement, envisager l’ouverture des frontières à l’immigration de travail.
Paradoxalement, ces lois ne sont même pas respectées par ceux qui les font puisque pendant la période électorale, période où on ne voulait pas faire trop de vagues, presque tous les sans-papiers de Cachan et une partie des enfants défendus dans le cadre du réseau éducation sans frontières (Resf) ont été discrètement régularisés. En fait, au cours de cette année de fermeture, jamais autant de régularisations au cas par cas n’ont eu lieu.
De plus, malgré l’affichage (l’objectif de 25 000 reconductions à la frontière avait déjà été affiché dans le projet de loi de 2006 et il continue à l’être aujourd’hui), les reconductions à la frontière fonctionnent mal : pour cette raison Air France ne veut plus les effectuer et on voit à la commission nationale de déontologie de la sécurité (Cnds) qu’une sur deux échoue parmi les cas que nous avons à traiter. Au total, parmi les reconductions à la frontière prononcées à peu près un tiers sont pratiquées. Parmi le tiers qui sont pratiquées une sur deux n’a pas lieu parce que les gens ne sont pas embarqués. Et enfin, parmi le nombre infime de reconductions réussies, on voit les pays de départ de plus en plus réticents à reconnaître les reconduits parmi leurs nationaux car cela assombrirait très fortement les tentatives de dialogue entre ces pays sur les thèmes de la migration et du développement. C’est donc une politique à la fois coûteuse à cause des reconductions à la frontière et sans perspective à moyen ou long terme.
La politique de retour menée en France depuis 30 ans est un des autres errements de la politique actuelle : presque toutes les politiques de retour ont été un échec cuisant et pourtant on repart dans cette voie. Cela montre une sous-utilisation chronique du travail des chercheurs. De même le développement comme alternative à l’immigration (il ne s’agit que du codéveloppement) est encore une illusion : la plupart des initiatives de codéveloppement sont des microprojets qui en fait sont plutôt des accélérateurs des flux migratoires que des correcteurs ou des alternatives à la migration.
Au sujet de l’intégration des populations immigrées et nationalisées, là encore tous les travaux récents montrent que la plupart des populations issues de l’immigration se considèrent prioritairement comme françaises. De plus en plus de doubles nationaux, de plus en plus de gens se disent français mais ont aussi une autre appartenance qu’ils considèrent comme privée. Le drame est que les autres Français ne les considèrent pas comme tels, comme je l’ai montré, avec Christophe Bertossi, à propos de l’armée2.
Pour finir, il est à craindre que la question la plus grave, celle des banlieues, ne soit pas résolue. L’essentiel de l’énergie a été consacré depuis ces dernières années au contrôle des frontières, à la lutte contre l’immigration clandestine, aux contrôles d’identité. Nous sommes très peu sensibles à la question des discriminations institutionnelles d’autorité en général comme la police, et cela ne risque pas d’aller en s’améliorant. Il faudra, pour résoudre cette question, s’attaquer véritablement à la question de la mobilité dans ces territoires.
Le calcul de Sarkozy n’est-il pas de repolitiser le sujet, alors que la gauche a développé plutôt un argumentaire de type moral ?
Un large consensus existe néanmoins actuellement entre la droite et la gauche en faveur la repolitisation de l’immigration : les politiques de la ville des gouvernements de gauche et de droite sont quasiment similaires, ainsi que l’accord sur la formule passe-partout de « politique de proximité ». Depuis 1990, la politique de la ville est un échec et pourtant c’est un des domaines dans lequel il existe une réelle marge de manœuvre, c’est un domaine où il est possible d’avancer autrement.
En revanche, gauche et droite ont maintenu une dissension apparente dans des domaines où la marge de manœuvre est très restreinte comme la question du contrôle des frontières. Le débat gauche-droite sur la question des frontières depuis des années est de l’ordre de l’incantation et de l’illusion car elle est essentiellement décidée à Bruxelles. En revanche, en ce qui concerne la politique de la ville, il aurait été possible d’agir sur différentes échelles, avec une politique nationale, régionale et locale déconnectée du domaine européen.
- *.
Chercheur au Cnrs, Ceri, elle a notamment coordonné pour Esprit le numéro de décembre 2003 : « L’Europe face aux migrations ». Voir aussi la « Controverse », infra p. 255-257.
- 1.
En ce qui concerne le recours à des tests Adn dans le cadre du regroupement familial, voir l’article de Guillemette Leneveu dans le présent numéro.
- 2.
Christophe Bertossi, Catherine Wihtol de Wenden, les Couleurs du drapeau. L’armée française face aux discriminations, Paris, Robert Laffont, 2007.