
Christian Prigent : « À fond la forme ! »
« Et m’éjouis d’être mélancolique
Pour recevoir tant de formes en moi »
Avec Point d’appui, journal d’une chronique des années 2012-2018, Christian Prigent, auteur réputé « marginal, difficile, bizarre », instigateur de l’épopée TXT, publie un ouvrage parfaitement lisible1. La « matière intime » propre à l’enjeu autobiographique – « rien que de la mémoire et le désir de la langue » – est celle d’un écrivain « né breton, vivant et écrivant en Bretagne », fidèle à sa ville natale, Saint-Brieuc, « ville lutteuse et solidaire », à ses paysages, que l’auteur continue de parcourir à bicyclette, son sport favori, comme il le faisait enfant « dans la force exaspérante du vent ! » Défilent, au rythme d’un calendrier rapsodique, souvenirs littéraires, souvent désopilants, expériences de goûts et de pensées d’un auteur qui a depuis longtemps son cercle de lecteurs attentifs et passionnés.
Plongeant dans « les héroïques et brutales années 70 », qui ont vu l’émergence d’une génération « bardée de linguistique, de psychanalyse, de sémiologie », passionnément engagée dans les combats poétiques et idéologiques de l’époque, l’ouvrage touche largement aux questions théoriques que posent la littérature et les arts parallèles (peinture, cinéma, chanson). On est heureux de feuilleter avec l’auteur un album amicorum qui évoque quelques grandes figures d’une avant-garde oubliée : Denis Roche, Hubert Lucot, Charles Pennequin, qui n’ont jamais pactisé avec l’appel d’air médiatique, contrairement à leurs épigones, moins soucieux d’innover que de vulgariser les procédés de leurs maîtres. Sa verve comique, et néanmoins fraternelle, se déploie dans des anecdotes jubilatoires qui mettent en scène les « personnages » rencontrés au fil des voyages, colloques ou manifestations culturelles : Aragon, Ponge, Guyotat, Robbe-Grillet.
Quant au lecteur a priori rétif, que pourrait dissuader la réputation sulfureuse d’un écrivain « expérimental », il pourra facilement s’orienter au gré de ses choix dans les rubriques « journalistiques » malicieusement répertoriées à son intention à la fin du volume. Elles donnent une idée juste de la respiration somme toute joyeuse qui se dégage de l’ouvrage, nonobstant ses phases mélancoliques. Cette forme « impure » d’écriture qu’est le journal – fruit en l’occurrence d’un désœuvrement, apte cependant à « former des formes » – constitue un point d’appui pour le diariste, mais également un socle pour une époque « dépressive et confuse », férue de faciles consensus portés par le « langage primaire médiatique », bête noire d’un écrivain qui n’a de cesse de lui opposer, comme seul gage d’une écriture véritablement littéraire, « la différence de style ».
Rage d’expression
La métaphore du Point d’appui, au regard d’un journal qui s’amuse à scander son fil, déjà si peu narratif, avec des interludes poétiques, souligne singulièrement l’énergie musculaire d’une écriture, dont le propos affiché est d’opposer à l’emprise des représentations communes, de quelque nature qu’elles soient (poétique, politique, sexuelle), un peu de ce réel que nous dérobe la prompte « coagulation » du sens ; l’espoir de lui donner la formulation « la plus juste » a toujours été et reste le moteur essentiel du travail poétique de Prigent, et du travail de pensée qui l’accompagne. Mais « faire poésie », ce n’est pas être « séparé » dans la pratique radicale d’une écriture expérimentale, c’est opposer aux pièges du langage une « rage d’expression » dont l’emportement tente de prendre de vitesse la tentation d’un dire prédéterminé.
Dans un paysage largement dominé par ce que le poète Michel Deguy appelle « le glissement de la culture dans le culturel », l’honneur de ce « quelque chose d’autre qu’est la littérature », nous rappelle Prigent, se doit de porter l’estampille d’une négativité affirmative, d’un combat « langue contre langue », seul à même de capturer le spectre du « gibier réel » de l’expérience. Cette haute exigence formaliste (ne pas faire de l’épithète une insulte…) justifie sa sévérité envers les diverses manifestations poétiques contemporaines qui brillent par leur manque d’inventivité littéraire, leurs niaiseries humanistes, et pour les « œuvrettes bien écrites », littérature de « papier peint », qui encombrent les librairies. Reviennent souvent sous sa plume les images ou le lexique des commencements (« ce que j’aurais aimé le plus, dans la vie, de la vie »), d’un « état inchoatif » de la langue qui fait aller de pair « l’allégresse verbale et l’élan sexuel » (son commentaire du poème de Rimbaud, « Royauté »). Cette éclosion d’une langue non assujettie au corset syntaxique ou grammatical, Prigent la décèle volontiers dans la langue médiévale qu’il aime tant, et dont il parle avec la tendresse et l’émotion d’un Michel Zink…
Il y a là le sentiment d’une vitalité de la langue qu’accentue chez cet écrivain rétif aux frontières génériques l’infusion du phrasé poétique dans la phrase. Il la commente avec bonheur chez les écrivains et poètes qui lui sont chers : Rimbaud, Melville, Novarina. Ce que ce dernier appelle « la joie gymnique du langage » trouve d’ailleurs une illustration dans le rapprochement cher à Prigent du corps sportif et du corps écrivant, mus l’un et l’autre par ce souci de franchir les limites, jusqu’à la transgression. Il y a manifestement, dans la fidélité persistante aux « images sauvagement rimbaldiennes » de l’enfance de Chino (« n’est bon que le goût du larcin/ seul Sauveur : la saveur léchée/ sur les groseilles du péché »), la clef de cette empathie tout à la fois « affectueuse et goguenarde », l’un des registres essentiels de l’écriture de Prigent, tendue dans l’évitement du pathos lyrique – comme un écho, chez ce « traumatisé du maternel », de la voix de « Grand-mère Quéquette ». Le corps joue un grand rôle, à la fois comme « question théorique » et comme « médecine », car « faire de l’air » est un impératif qui vaut aussi pour toutes les formes d’avachissement et d’obésité, y compris rhétoriques.
C’est que l’écriture, dans son acharnement à couper, trancher jusqu’à la blessure les fils du « beau style », entend renouer avec l’énergie interrogative de l’enfance ; écrire, dit-il à propos de ses livres publiés chez P.O.L, c’est retrouver « le travail de l’enfance dans la chair, la pensée, l’écriture de l’adulte ». Notons d’ailleurs que les flashs mémoriels les plus poignants, visuels, olfactifs, concernent de très près le paysage de l’enfance – « j’y reviens sans cesse » – et en particulier la figure du père. Présente à l’initiale du texte, elle fait également l’objet d’un arrêt sur une image de 1956, qui évoque à fois la disparition du cinéma de l’enfance, le Splendid, et la silhouette, surprise par l’enfant, du « professeur papa », perplexe et intéressé, devant l’affiche un brin racoleuse d’un film d’époque, Liane la sauvageonne… Le dernier vers de l’interlude « Papa et la sauvageonne », « Mais toujours le film passe dans mon cinémoi », dit la persistance de ce genre de réminiscences qui font « saliver » une mémoire convertie en emportement rythmique, syllabique, phonique.
Cette exigence d’un « À fond la forme » pour déformer, défigurer la matière verbale, lui substituer ce que Maurice Blanchot appelait la « physique du langage », Prigent la salue plus généralement dans tout ce qui fait « courir l’écriture » : puissance d’emportement du récit de Michelet, quand il évoque la Révolution, ou de celui, « eisensteinien », de Chateaubriand relatant l’entrée du peuple au Louvre ; mais aussi bien, « la leçon stylistique » du délié abstrait des gags du cinéma de Buster Keaton, ou celle donnée par le cinéma de la Nouvelle Vague, désencombré de tout pathos, du premier Truffaut : Tirez sur le pianiste, versus le détestable Grand Bleu, bourré de tous les poncifs attendus… Quant à ses analyses de tableau, qui lui inspirent un magnifique « Écrire la peinture », elles montrent aussi, par exemple son commentaire de la Tempesta de Giorgione, qu’au-delà du processus figuratif, Prigent traque « le travail du négatif dans l’image », un « accident » qui vient brusquement – « Quelle émotion ! » – révéler « la ruée pulsionnelle » de la matière peinture ; où l’on voit que le même objectif est assigné à l’art en général, celui de « mettre en mouvement la matière traitée (sons, mots, lignes, couleurs) ».
La vocifération scandée
La perplexité de Prigent, après le coup de téléphone lui annonçant que l’Académie française lui a accordé le grand prix de poésie pour l’année 2018, n’est pas seulement drôle et émouvante. Ce « coup de bicorne » inattendu scelle l’importance et la puissante originalité de l’œuvre de Christian Prigent, en même temps qu’il en reconnaît la solidarité – plus de cinquante ans d’écriture – avec « la vision d’avant ». Car rien n’est plus étranger à cet écrivain que l’esthétique de la tabula rasa.
En témoigne, entre autres, son admiration pour les Anciens : « l’Antiquité, c’est l’Avant-Garde » qui bouscule les lieux communs. Et quand il évoque justement la Bibliothèque, « armoiries de la Maison des hommes », c’est avec l’émotion presque solennelle de Claudel – horresco referens… – méditant sur « le Livre, Archives de l’humanité ». Précieux aussi le vibrant hommage à son éditeur, Paul Otchakovsky, chez lequel il reconnaît « le sens d’une modernité capable de se tenir à la hauteur du Panthéon des Anciens ».
Il y a finalement chez Prigent ce que Valéry décelait chez le poète véritable : « un homme très ancien qui boit encore aux sources du langage ». Occasion d’ailleurs de souligner que ses performances orales, lectures publiques de ses œuvres, sont aux antipodes d’un bien-lire qui ne serait que le pendant d’un bien-écrire. « La vocifération scandée » obéit au souci de faire surgir le mouvement même de la parole inscrit déjà dans le corps sonore du texte écrit. La poésie, « le corps sous la voix », disait le même Valéry… Corps sensoriel, mais « désarrimé du biologique », renchérit Prigent en commentant avec une rare justesse le récital Tra la la ! donné par sa talentueuse épouse, la comédienne Vanda Benes, chantant « les fantaisies mélancoliques et bouffonnes » de l’écrivain. Et, justement, les réflexions de Point d’appui sur le couple chanson/poésie disent le profond attachement de Prigent à cet art mineur, son besoin fraternel de pactiser avec « la pause pipeau », à l’instar des plus grands, de Villon à Nerval. Car il y a chez lui, comme chez Verlaine, Rimbaud, ce mélange « carnavalesque » d’une poésie savante, « méticuleusement sophistiquée », et d’une poésie plus légère, mâtinée de l’« idiotie » du potache. Dans tous les cas, ce sont les complaintes traditionnelles, comme celle du roi Renaud, qui lui inspirent ce vibrant commentaire, où se lit son admiration pour la « savante naïveté » de la poésie médiévale : « Comme c’est vivant, comme c’est tonique, comme c’est humain ! »
Ruminations
Riche en aperçus moqueurs et démystificateurs, surtout quand il évoque « les cancans » de la scène littéraire, ce journal témoigne d’un souci du politique jamais démenti par ce descendant d’une parentèle farouchement athée et communiste. Sans la moindre nostalgie pour les régimes totalitaires, mais chaleureusement convaincu que la disparition du journal L’Humanité serait un « désastre », Prigent porte un regard lucide sur les événements politiques du siècle. S’il se dit guéri du militantisme par « quelques décennies d’écriture bizarre », son appréciation du lien entre littérature et politique reste fidèle à l’éthique qui commandait l’idéal d’émancipation critique d’autrefois.
Ses pages sur le sens politique à donner aux événements (attentats terroristes, Bonnets rouges, Gilets jaunes) témoignent à la fois d’une angoisse et d’une heureuse perplexité : peur de sombrer dans le « fermé » d’une société sécuritaire, constat de l’échec politique et poétique de Nuit debout, refus de toute politique tribunicienne, de toute tentation extrémiste ; mais espoir aussi de l’avènement d’un peuple « pluriel », certes « impur », mais trop vite stigmatisé pour ne pas entrer dans le cadre confortable des catégories politiques existantes, et qui reste dans tous les cas, références hugoliennes à l’appui, la vraie victime « face à la violence d’État et la casse sociale ».
Fruit de la sagesse de l’âge et des enseignements de l’histoire, il y a chez lui une façon pédagogique, courageuse, de prendre la mesure d’une déraison ordinaire : la « grotesque écriture inclusive », le néo-puritanisme ambiant, la « formule immonde Balance ton porc ! » : des accents furibonds jusque peut-être, reconnaît-il, dans la mauvaise foi du « petit mâle moyen ». La peur, surtout, de voir la littérature purifiée de sa « part maudite », et l’avertissement du « pornophile assidu, du pornographe notoire » – certes au-dessus de tout soupçon, mieux vaut le dire au passage, par les temps qui courent… – de ne pas oublier la leçon élémentaire du Malaise dans la civilisation sur la menace d’un défoulé brutal de pulsions non sublimées dans, par le langage.
« Ainsi rumine, amer, le vieux bonhomme », conclut parfois Prigent pour excuser, avec un brin d’autodérision, ces coups de colère dans l’écriture, dont le plus violent reste celui d’une « cartographie au marteau » du champ poétique et littéraire contemporain. Et même s’il reconnaît volontiers, dans un mouvement de sagesse mélancolique, qu’il existe « des régimes variés d’écriture » et que lui-même, peut-être, est en voie d’en rabattre sur son radicalisme d’autrefois, il entend bien maintenir, contre vents et marées, le rythme instable d’un « Cap au pire »…
Le plaisir tonique que l’on ressent à lire Point d’appui est de rencontrer un grand écrivain dont la vitesse déliée du phrasé, l’intelligence critique du regard touchent aux arcanes de son « atelier d’écriture », comme aux pathologies de l’époque. Il sait bien, comme Nathalie Sarraute qui s’agaçait avec une belle arrogance que les linguistes voulussent lui expliquer son œuvre, que le prix de la « note juste », et donc de l’émotion, réside dans ce que Montaigne, commentant avec gourmandise la poésie érotique romaine, appelait « paroles non plus de vent, ains de chair et d’os ». Un grand maître du rythme poétique, trop tôt disparu, à qui l’on doit l’heureuse formule forme-sens, Henri Meschonnic, avertissait : « Est mort l’écrivain qui parle code. Il est transitoire comme lui. Le “vrai” parle valeur. » Christian Prigent ne parle pas « code ». Point d’appui, dans la variété de ses registres, de ses postures, entre « lyre et flûte », registre savant et registre bouffon, humeur joyeuse et mélancolie, offre un exemple précieux de « l’homogénéité du dire et du vivre ».
- 1. Christian Prigent, Point d’appui. 2012-2018, Paris, P.O.L, 2019. Voir aussi TXT 1969-1993. Une anthologie, Paris, Christian Bourgois, 1995. La revue d’avant-garde littéraire fondée par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz connaît une nouvelle vie depuis 2018.