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Croix de bois et chemin de fer - Chris Marker

Ce texte a d’abord été publié dans Esprit en janvier1951. Chris Marker se rend alors fréquemment en Allemagne pour des conférences, des séminaires ou des rencontres de jeunesse, en lien avec l’association Peuple et Culture animée notamment par Joseph Rovan[1]. Dans cette période entre l’immédiat après-guerre et le début de la guerre froide, ses membres veulent œuvrer par l’éducation populaire à la démocratisation de l’Allemagne et à la réconciliation, jetant ainsi les bases d’une Europe nouvelle[2]. De cette rencontre avec un contrôleur de train allemand, racontée avec autant de drôlerie que de sérieux, on comprend avec Chris Marker que la route sera encore longue… Six mois auparavant, la République fédérale d’Allemagne devenait membre du Conseil de l’Europe, et à l’automne les États-Unis plaidaient pour son réarmement; en octobre, René Pleven défendait une Communauté européenne de défense intégrant des soldats allemands; en décembre, le général Eisenhower – qui deviendrait président des États-Unis trois ans plus tard et lutta pendant la guerre pour la capitulation sans condition de l’Allemagne – était nommé commandant de l’Otan en Europe. Entre expérience et réflexion, récit et essai, le texte donne aussi la mesure de l’écrivain que fut Chris Marker, en plus d’être cinéaste.

À Ploen (Schleswig-Holstein) je monte dans le train de Kiel. C’est la pluie balte, qui contient de la lavande, comme chacun sait, et juste assez de mélancolie pour vous faire des âmes de conquérants. Die Haare, die Haare, sind grau von Baltikum[3] Il est là, dans mon compartiment, le conquérant. C’est le contrôleur. Il appartient à cette génération, à peu près introuvable en Allemagne aujourd’hui, des gens qui ont eu vingt ans en 1940. À part cela, petit, les yeux très clairs, le teint très rose, la visière de la Deutsche Reischsbahn fendue comme celle des troupes de montagne – et cet air inimitable de bébé militaire – il est honteusement conventionnel. Dès qu’il a repéré mon accent, il s’assied en face de moi, m’offre une cigarette et déclare : « Je ne connais pas la France. »

C’est dommage, mais ça me fait plutôt plaisir. J’étais déjà résigné à subir le récit de ses garnisons à Bayonne ou à Deauville – le trentième depuis le début de mon voyage. À croire qu’ils s’imaginent que ça nous fait plaisir d’entendre parler du pays. Comme cet autre, à Lübeck : « Je suis arrivé à Paris en juillet1944, mais nous avons dû repartir tout de suite », et, me prenant à témoin : « Pas de chance! »

Il ne connaît pas la France, mais c’est tout juste : Belgique, Hollande, Italie, Grèce, Ukraine, il a fait tout ça, de 40 à 45. Et mobilisé dès 38, prisonnier un an : en tout huit ans de guerre. Plus ses parents enterrés sous les morceaux de leur maison, sa province inaccessible, le chômage pendant deux ans, l’impossibilité de reprendre ses études, maintenant le chemin de fer. Une recrue de choix pour l’appel de Stockholm. Mais je n’ai pas besoin de lui en parler. Sans transition aucune, il entre dans le vif du sujet : « Le Russe, dit-il (en Allemagne, on dit les Américains, comme les moustiques, et le Russe – der Russe, der Ivan – comme le tonnerre. En Allemagne, tout ce qui compte, même dans l’ordre de la crainte, doit être abstrait), le Russe nous réduit en esclavage, dans la zone Est. Il attente à la dignité de l’homme… » Suivent cinq minutes consacrées à la liste des méfaits du Russe, « et cela, nous y sommes formellement opposés! »

Sur quoi le train entre en gare. Le contrôleur fonce sur le quai et se met à rugir des noms de stations sur le ton des adieux de Wotan, me laissant juste le temps de méditer sur la façon dont les anciens de la Wehrmacht s’opposent formellement à la dégradation de l’homme – et hop ! il est déjà revenu sur la banquette. « D’ailleurs, dit-il, Eisenhower est un imbécile. »

En voilà un qui n’est pas gentil pour son futur commandant en chef. Je lui demande des précisions. Il les apporte : « En 1945, les Américains étaient forts, l’armée allemande de l’Ouest était presque intacte, il fallait tout de suite tomber sur les Russes. Eisenhower a laissé passer l’occasion, et maintenant il est trop tard. »

On a beau avoir l’habitude, ce genre de déclarations vous coupe toujours le souffle. « En 1945, dis-je avec patience, les Américains vous faisaient la guerre. Et je ne crois pas que les GIs qui venaient de découvrir les camps de concentration vous auraient facilement tolérés comme alliés. Il a fallu cinq ans pour leur faire oublier ça.

– Ach, toujours les camps de concentration, gémit-il. Il faut voir les deux côtés de la question, wir müssen objektiv sein. Vous êtes occupant, maintenant, vous devez comprendre. Si je faisais partie d’un mouvement de résistance contre les autorités d’occupation, vous me mettriez dans un camp de concentration, c’est forcé.

– Je ne crois pas que moi, je vous mettrais dans un camp de concentration, dis-je.

– Bah, vous avez des prisons, en France, c’est la même chose…

Ce n’est pas la même chose. Chez nous, l’humiliation de l’homme n’est pas une industrie…

– … et de toute façon, maintenant nous devons être de nouveau amis, il faut oublier tout ça.

Il ne faut rien oublier du tout. Mon meilleur ami est mort dans un camp de concentration, et voilà cinq ans que je fais de l’éducation populaire en Allemagne parce que je n’ai pas de haine pour le peuple allemand. Mais c’est justement en n’oubliant rien, en nous souvenant ensemble des camps de concentration, que nous arriverons peut-être à travailler ensemble à un monde sans camps de concentration. Je ne vous demande pas d’oublier les bombardements… » (Et je pense au double bombardement de Mayence : une première vague, incendiaire – et une heure après, les maisons brûlant, les gens dans les rues, les équipes de secours au travail, une seconde vague…)

Il fait alors ce geste d’effacement que seuls les Allemands savent faire, en déplaçant l’avant-bras comme un essuie-glace devant le visage – geste magique, exorcisme par lequel la chose rejetée cesse d’être, cesse réellement d’être, d’avoir jamais été – geste qui donne son sens au « il faut oublier tout ça ». Le même geste en 1945, et cinq ans de guerre à l’Ouest étaient effacés, le gars était prêt à se battre contre les Russes au côté des ennemis du matin, sans arrière-pensée. « Les maisons, les morts… », dit-il, et il efface. « Mais l’âme, il y a l’âme… Nous devons défendre l’Europe chrétienne. »

Je jure que je n’invente pas. Il y a eu tout cela à la fois : le regret de n’avoir pas continué la guerre contre les Russes ; la défense des camps de concentration et l’Europe chrétienne. Tandis que le train roule lentement parmi la brume, matin semblable à tous les matins de guerre, avec le même bruit, le même givre sur les vitres, et des soldats anglo-norvégiens qui passent dans le couloir pour parachever le souvenir – j’essaie de lui répondre, ce qui, après une nuit blanche, en face de cette confusion, et en langue allemande, est déjà une performance. Je lui parle des dangers de la bonne conscience, de notre responsabilité du monde, de l’illusion de guérir un mal par le mal pire de la guerre et, prudemment (le Russe est à quelques kilomètres) de la révolution nécessaire. Il m’écoute sérieusement. « Les Américains peuvent bien bâtir un mur contre les Russes, ce mur sera bâti sur nos corps. » « Le communisme est fait de toutes les fautes des chrétiens »; ces formules lui plaisent, il acquiesce. Mais je n’ai pas la prétention de changer la Weltanschauung[4] d’un contrôleur de la Deutsche Reichsbahn entre Ploen et Kiel, et quand nous nous quittons, très cordialement, sur le quai, je me demande encore dans quelle mesure il ne porte pas, enfouie sous toutes ses bonnes raisons contradictoires, la nostalgie de la conquête.

J’en verrai encore bien d’autres, avant mon retour : des professeurs à binocle sortis de l’Ange bleu[5], des étudiants doués d’une insatiable curiosité comme l’enfant d’éléphant, des géants au teint d’endive qui me serreront les mains avec transport parce que si tous les hommes étaient frères, le monde irait mieux, des costauds aux nerfs de femmes qui pleurent de joie à l’annonce du plan Schuman et se convulsent quand on parle de Mao Tse Tung – pacifistes par lassitude, bellicistes par intuition, confusionnistes de naissance – bourrés de connaissances et vides de culture – gros enfants qu’il ne faut pas effrayer, doublés de simples d’esprit qu’il ne faut pas égarer, triplés de nègres qu’il ne faut pas offenser – complaisants, polis, hantés, sensibles, actifs, irritants, désarmants – si j’ose dire…

[1] - Joseph Rovan fut secrétaire de rédaction d’Esprit de 1945 à 1947. Dans un article remarqué au sortir de la guerre, «  L’Allemagne de nos mérites  », il évoque la responsabilité des alliés envers l’Allemagne vaincue (Esprit, octobre 1945, p. 529-540).

[2] - Voir aussi Corine Defrance, «  Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? Joseph Rovan entre la France et l’Allemagne dans l’immédiat après-guerre  », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2, 2016.

[3] - « Les cheveux, les cheveux, ont le gris de la Baltique. » Il s’agit de paroles issues de la chanson antimilitariste Mélodie rouge (Rote Melodie), écrite en 1922 pour Rosa Valetti, chanteuse de cabaret qui joua dans l’Ange bleu, que Chris Marker cite plus bas (Ndr).

[4] - «  Vision du monde  » (Ndr).

[5] - Dans l’Ange bleu, réalisé en 1930 par Josef von Sternberg, un professeur de lycée, austère et méprisé de ses élèves, dissuade ces derniers de monter un cabaret qu’il juge décadent, et tombe amoureux d’une de ses élèves, jouée par Marlene Dietrich (Ndr).

Chris Marker

Réalisateur, écrivain, illustrateur, traducteur, photographe, éditeur, philosophe, essayiste, critique, poète et producteur, Chris Marker (1921-2012) est notamment connu pour ses longs-métrages, comme La Jetée, Sans soleil, Le Joli mai ou encore Chats Perchés. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale il fait ses premières armes chez Esprit, où il publie de nombreux articles entre 1946 et 1955.…

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Les engagements de Chris Marker

À l’occasion de la rétrospective consacrée à Chris Marker par la Cinémathèque française, le dossier de la revue Esprit revient sur les engagements de celui qui en fut un collaborateur régulier. Propres à une génération forgée par la guerre, ces engagements sont marqués par l’irrévérence esthétique, la lucidité politique et la responsabilité morale. À lire aussi dans ce numéro : Jean-Louis Chrétien sur la fragilité, les défis du numérique à l’école et les lectures de Marx en 1968.

 

Pour aller plus loin, découvrez une sélection de textes écrits par Chris Marker dans Esprit entre 1946 et 1951 : Chris Marker, cinéaste-chroniqueur