L’instabilité du monde : inégalités, finance, environnement. À propos de Susan Strange
À propos de Susan Strange
Susan Strange n’a jamais promu de théorie globale de l’économie politique. L’originalité de son approche, qui fait que ses textes sont encore si pertinents aujourd’hui, dix ans après sa disparition, réside dans la manière dont elle diagnostique les facteurs d’instabilité à l’échelle mondiale en intégrant préoccupation environnementale, instabilité sociale et montée en puissance, à côté des États, des acteurs transnationaux privés.
Qui détient le pouvoir dans l’économie mondiale ? Les banques ? Le G20 ? La Chine ? Google ? Telle est la question principale qui motivait les travaux de la chercheuse britannique Susan Strange (1923-1998). Mêlant l’économie, la science politique et l’histoire longue – elle n’a cessé de dénoncer avec force, dès ses premiers travaux, l’inculture économique des spécialistes des relations internationales ainsi que la naïveté et l’inculture politique des économistes – elle a cherché à bâtir les outils permettant d’analyser les rapports de force politiques influençant la mondialisation, créant de ce fait à partir du début des années 1970 une nouvelle discipline, l’économie politique internationale1.
Cette approche a connu trois évolutions divergentes. Pour la branche américaine, les États ont toujours été et restent les acteurs dominants de l’économie mondiale. Ils exercent un pouvoir dit « relationnel », car il s’exprime dans un affrontement direct entre les acteurs. Il est déterminé par la mesure de leurs ressources matérielles (population, territoire, capacités militaires…) et repose d’abord sur la force. Pour la branche canadienne, la mondialisation est le résultat des décisions d’une classe dirigeante transnationale alliant les hauts responsables des États et du secteur privé. Cette classe dirigeante contrôle les rapports de production et l’État et impose à l’ensemble du monde un « néolibéralisme disciplinaire », un ordre global fondé sur la primauté des relations de marché imposées dans toutes les formes de relations sociales.
Pour Strange, initiatrice de la branche britannique, la période contemporaine est marquée par une diffusion du pouvoir à l’échelle mondiale. Les firmes multinationales, les banques, les Ong, les mafias, etc., nombre d’acteurs disposent des moyens de peser sur les rapports politiques mondiaux afin d’orienter la mondialisation dans tel ou tel sens. Les États aussi, mais ils ne sont pas les seuls. Bousculés, ils doivent composer avec d’autres forces politiques. De ces affrontements et des compromis qui en résultent, naissent des normes publiques, nationales, régionales ou internationales, des normes privées, et des zones où plus personne ne maîtrise rien. La mondialisation est gouvernée par l’entremêlement de toutes ces règles qui font constamment l’objet de négociations et de changements.
Un parcours iconoclaste
Fille du colonel Louis Strange, un as de l’aviation britannique, Susan Stange débute sa carrière professionnelle comme journaliste pour l’hebdomadaire The Economist, avant d’être nommée la plus jeune correspondante à la Maison-Blanche, à Washington, pour The Observer. Elle en est ensuite la correspondante aux Nations unies, à New York, avant de revenir en Angleterre en 1949.
En 1965, elle entame à 42 ans une seconde carrière en devenant chercheur au Royal Institute of International Affairs à Chatham House, dirigé alors par Andrew Shonfield. C’est là qu’elle produira les premiers travaux qui lui valent un début de reconnaissance. En 1978, elle est nommée professeur à la London School of Economics où elle finit par imposer la création d’un master en économie politique internationale. Elle atteint l’âge de la retraite en 1988 et doit avec regret abandonner son poste. Elle est rapidement appelée par l’Institut européen de Florence qui lui offre en 1989 une chaire professorale. Après cinq années en Italie, elle rejoint l’université de Warwick comme professeur émérite. Elle décède le 25 octobre 1998, quinze jours après la parution de son dernier livre.
Personnage charismatique, elle laisse une trace profonde chez nombre de chercheurs qui partagent, aussi bien sur un plan humain qu’intellectuel, son rapport au monde, et qu’elle baptisait son « collège invisible » ou ses « âmes sœurs » (kindred spirits).
L’objectif de Strange est alors de fournir les outils pour retrouver son chemin dans ce monde au pouvoir diffus, avec une volonté normative affichée de le changer. Elle propose pour cela un ensemble de concepts2.
Le pouvoir structurel
À la base de l’approche de Strange, on trouve la question suivante : Cui bono ? (à qui profite…) ; quelles sont les valeurs prioritaires mises en œuvre par ceux qui détiennent le pouvoir ? Est-ce la prospérité et la richesse ? La justice et l’équité ? La sécurité, l’ordre et la stabilité ? Ou bien la liberté et l’autonomie de décision ? Pour y répondre, il faut définir ce que sont l’action politique et le pouvoir.
Strange définit l’action politique comme l’agrégation de volontés au service d’un objectif partagé en termes de hiérarchisation des valeurs et de leur répartition. Comment ces agrégations se forment-elles, quels en sont les résultats, qui en profite, quelles valeurs mettent-elles en avant, que se passe-t-il lorsqu’elles disparaissent, quelles en sont les raisons ? Autant de questions autour desquelles doit se constituer l’analyse politique, dépassant largement la seule préoccupation de comprendre le comportement des États.
Strange propose une définition la plus globale possible du pouvoir comme « la capacité d’une personne ou d’un groupe de personnes d’influer sur l’état des choses de telle sorte que ses préférences aient la priorité sur les préférences des autres3 ». Dit autrement, c’est la capacité d’élaborer, décider, légitimer, mettre en œuvre et contrôler les règles du jeu de la mondialisation dans lesquelles les autres devront forcément s’inscrire. Au pouvoir relationnel de l’approche américaine, analysé par les ressources matérielles et reposant sur la force, Strange oppose la notion de pouvoir structurel, étudié par le résultat de son exercice et reposant sur la capacité de façonner et de déterminer les « structures » de l’économie politique globale au sein desquelles les autres acteurs devront évoluer. L’analyse du pouvoir passe alors par l’étude de quatre structures fondamentales en interaction, dans les domaines de la sécurité, de la production, de la finance et du savoir.
La structure de sécurité
La structure de sécurité est définie comme l’ensemble des accords qui déterminent les conditions dans lesquelles est distribuée la protection qui permet aux sociétés humaines de se mettre à l’abri des menaces qui pèsent sur elles. Les États jouent un rôle important dans cette structure car ils sont censés assurer la pérennité de leur économie et de leur population face aux menaces militaires ou terroristes, tout en maintenant le respect des libertés individuelles.
Mais la définition large proposée de la sécurité permet de ne pas en rester aux questions militaires liées aux relations interétatiques. Selon un argument souvent avancé, Strange considère d’ailleurs que la probabilité d’une guerre entre pays développés est quasi nulle car elle représenterait une menace trop importante pour leur prospérité. Des conflits peuvent éclater dans telle ou telle région du monde mais sans que cela remette en cause fondamentalement la marche en avant du capitalisme4.
Strange souligne ainsi dès les années 1980 la nécessité de s’intéresser de près aux sources non strictement militaires d’insécurité internationale, des catastrophes naturelles au terrorisme, en passant par les menaces alimentaires, environnementales, etc., qui occupent aujourd’hui largement le devant de la scène politique. Pour elle, un Américain, un Européen ou un Japonais a moins de risques de perdre la vie dans un conflit guerrier qu’à cause d’une inondation, d’un tremblement de terre ou d’une épidémie. En dépit de cette prémonition, Strange a peu développé ses travaux sur les questions de sécurité.
La structure de production
La structure de production est l’ensemble des accords qui déterminent ce qui est produit, par qui, pour qui, où, avec quelles méthodes, quelles combinaisons des facteurs de production (terre, travail, capital, technologie) et à quelles conditions. Historiquement, la structure de production a connu deux changements substantiels : la naissance en Europe du capitalisme et son développement dans cette région du monde, et le passage graduel de systèmes de production destinés à servir des marchés nationaux à une organisation productive tournée vers un marché mondialisé.
L’analyse du rôle de l’internationalisation des entreprises a fait l’objet d’un ouvrage particulier par Strange, en collaboration avec John Stopford, un professeur de gestion de la London Business School5. La méthode d’analyse de la mondialisation des activités des entreprises qu’elle y propose suggère de se situer au cœur d’un triangle délimité par les relations de marchandage politique entre États, les relations entre firmes et celles entre les firmes et les États. Pour Élie Cohen, la mondialisation est ainsi déconstruite et analysée selon trois types d’enjeu :
l’enjeu de la relation firme-firme est celui de la globalisation : c’est dans ce contexte qu’il faut penser le développement du commerce intra-firmes, les stratégies de localisation et le processus d’intégration-désintégration de la chaîne de production, […] l’enjeu de la relation firme-État est celui de la compétitivité, […] l’enjeu des relations entre États est tout simplement celui de la souveraineté6.
D’un côté, les États cherchent à maximiser la part de la demande mondiale servie à partir de leur territoire, quelle que soit l’origine de l’entreprise ; de l’autre, les entreprises souhaitent un contrôle maximum des processus de production qui leur permette de fournir des marchés mondiaux, quel que soit le lieu d’où elles le font. Deux objectifs qui peuvent donner lieu aussi bien à des relations coopératives que conflictuelles. Il y a complémentarité lorsque l’État garde la maîtrise du lieu de production et l’entreprise la maîtrise de la façon de produire. La France se situe ainsi régulièrement dans le trio de tête en termes d’attraction des investisseurs étrangers. Il y a conflit lorsque l’entreprise décide qu’elle préfère une autre localisation (voir les conflits réguliers avec Renault et Psa lorsqu’elles souhaitent délocaliser leur production de voitures à l’étranger) ou bien que l’État cherche à restreindre le contrôle exercé par la firme sur la façon dont elle produit ses biens et services (par exemple lorsque Air France est sermonnée pour vouloir acheter des Boeing long-courriers).
À ce jeu, les entreprises multinationales ont clairement vu leur pouvoir s’accroître dans l’économie politique mondiale : les États, au Nord comme au Sud, ont fait évoluer leurs législations fiscales et réglementaires de manière à imposer de moins en moins de contraintes aux entreprises. Les entreprises ont accru leur capacité à échapper au paiement de l’impôt et à faire payer par les États les conséquences de leurs prises de risques ; les stratégies de localisation des firmes sont désormais bien plus importantes pour la redistribution des ressources financières et technologiques mondiales que l’aide au développement ; les conditions de travail ont tendance à échapper au cadre de la loi pour se définir de plus en plus à l’intérieur des firmes. Autant de constats proposés dès le début des années 1990.
Si l’accroissement de l’influence des multinationales s’appuie sur le pouvoir de groupes d’intérêts transnationaux issus des milieux d’affaires, disposant de puissants leviers d’influence sur les dirigeants politiques des grands pays industrialisés, Strange n’adhère pas pour autant à l’idée d’une classe capitaliste transnationale. Les intérêts des chefs d’entreprises lui paraissent trop divergents pour suggérer l’uniformité et la solidarité d’une classe sociale. Le domaine de l’environnement en est un bon exemple : les grandes compagnies pétrolières, les firmes pharmaceutiques et les producteurs de voitures s’opposent à celles qui défendent les technologies propres mais aussi aux grandes compagnies d’assurance et de réassurance transnationales.
La structure financière
La finance internationale est le terrain d’étude privilégié de Susan Strange. Nombre de ses publications des années 1960 et 1970 y sont consacrées, complétées par deux ouvrages, Casino Capitalism (1986) et Mad Money (1998). La structure financière est définie comme l’ensemble des accords qui décident de la disponibilité des financements dans les différentes parties du monde et qui fixent le niveau des taux de change entre les devises. Dans ces domaines, les États ont clairement perdu de leur pouvoir : ils ne sont capables de déterminer ni le niveau des taux de change, ni le montant des crédits disponibles à tel ou tel endroit.
Même si la technologie (innovations techniques, comme les liens entre l’informatique et les télécommunications ; innovations financières, comme les produits dérivés, des actifs financiers permettant de se protéger contre les variations imprévues des prix d’autres actifs comme les taux d’intérêt, des devises étrangères, le pétrole…, mais servant aussi d’instruments opaques de spéculation et de fraude fiscale) tient un rôle important dans son analyse, Strange s’attache surtout à retracer les séries de décisions (passage des changes fixes aux changes flottants, libéralisation des mouvements de capitaux…) et d’absence de décisions politiques (refus de légiférer sur le contrôle des paradis fiscaux, des produits de spéculation…) qui ont amené la finance à son état actuel, à savoir une absence totale de maîtrise des risques qu’elle fait subir à l’économie mondiale, comme la crise des subprime est venue une nouvelle fois le démontrer. En effet, la perte de contrôle des États ne s’est pas traduite par une maîtrise accrue des agents privés, banquiers et investisseurs sur les évolutions de la finance. Tout le monde subit aujourd’hui l’incertitude engendrée par la volatilité de la finance internationalisée : les pays du Nord, les pays du Sud, les multinationales mais aussi les banquiers qui ont contribué à la créer. En cela, la finance est la principale zone de non-gouvernance de l’économie mondiale.
La structure des savoirs
La structure des savoirs se définit à un double niveau. Au niveau abstrait, il y a le monde des idées, les systèmes de croyance qui font qu’à un moment donné chacun se construit sa représentation du monde, des contraintes et des opportunités qu’il peut y développer. À un niveau plus pratique, elle concerne tous les accords qui définissent les conditions permettant de découvrir, d’accumuler, de stocker et de communiquer des informations. Les deux sont liés. Au Moyen Âge, de par son savoir sur les moyens de bénéficier de la résurrection après la mort et de par son contrôle sur les systèmes éducatifs, l’Église catholique était un acteur essentiel de la structure des savoirs. Son influence s’exerçait sur la vie personnelle des princes, sur leur façon de faire la guerre, ainsi que sur la manière de juger l’échange, la monnaie et le crédit. L’Église défendait alors vigoureusement son monopole moral et spirituel, illustrant le principe selon lequel le pouvoir s’exerce dans cette structure par la capacité de ceux qui le détiennent à en refuser l’accès aux autres.
Au niveau le plus général, la structure des savoirs s’intéresse à la nature de la communication, à ses usages sociaux et aux relations de dépendance entre des combinaisons d’idées et de croyances, d’évolution des techniques de communication et des pratiques politiques et sociales. Strange renvoie aux auteurs contemporains qui ont à ses yeux la plus grande influence pour la compréhension de ce domaine, Jürgen Habermas, Michel Foucault, Karl Popper et Georg Lukács.
Trois changements importants sont à l’œuvre : les États ont accru leur concurrence pour la maîtrise de la structure et pour acquérir, États-Unis en tête, un leadership en la matière ; l’asymétrie de pouvoir entre les États pour l’acquisition des savoirs a augmenté : les entreprises et universités américaines apparaissent largement en pointe en même temps que l’anglais s’est imposé comme le principal langage de communication internationale ; les changements en cours modifient de manière substantielle la répartition du pouvoir au sein des groupes sociaux de chaque société et entre les sociétés.
Les quatre structures de Strange n’évoluent pas de manière indépendante. Leurs interactions déterminent les structures secondaires de la mondialisation dont les plus importantes sont le système de transports, de commerce international, d’énergie et d’aide publique au développement. Pour Strange, l’erreur des spécialistes des relations internationales, économistes et politistes, est de se préoccuper de ces aspects secondaires de la mondialisation (comme le commerce international, pourtant surdéterminé par les conditions de production et de financement) plutôt que des structures les plus importantes.
Une méthode de diagnostic
Pour qui veut comprendre la mondialisation et la possibilité de la réguler, Strange propose non pas une théorie clé en main mais une méthode de diagnostic articulée en cinq niveaux, valable pour n’importe quel domaine d’étude que l’on veut aborder :
identifier le réseau complexe d’autorités entrecroisées à l’œuvre ;
mettre en évidence les accords qu’ont passés entre elles ces autorités et le résultat produit ;
mettre à jour les valeurs prioritaires retenues par ces autorités (prospérité et richesse ; justice et équité ; sécurité, ordre et stabilité ; liberté et autonomie de décision) et comment elles se répartissent entre groupes sociaux et individus (qui gagne quoi, qui perd quoi ?) ;
identifier les points de fragilité des accords en cours ;
mettre en évidence les accords alternatifs possibles.
Les travaux de Susan Strange sont quelquefois critiqués pour ne fournir que cette méthode et non pas un modèle général du fonctionnement du système international. Comme le souligne Ronen Palan7, ils sont quelquefois considérés comme ceux d’une empiriste naïve avec de fortes convictions morales. À cela, Strange répondait par plusieurs arguments8.
Le constat, d’abord, que nombre de théories dominantes présentes sur le marché universitaire en économie et en relations internationales proposent à ses yeux des conclusions entièrement fausses (et produisent donc de mauvais conseils). Le débat actuel autour de la théorie économique dominante selon laquelle les crises, en particulier financières, étaient devenues impossibles, l’a une nouvelle fois illustré. Pour l’économiste américain Paul Krugman, la « science » économique actuelle appartient à un « âge sombre » car elle est n’est bien souvent qu’un outil rhétorique utilisé par ses confrères pour être mis au service des intérêts politiques qu’ils entendent défendre9. Les grandes théories de science sociale lui semblent trop descriptives, réordonnant avec un vocabulaire différent des faits connus. Ce n’est pas inutile mais cela n’explique rien. L’importance donnée par les économistes et par les politistes aux approches quantitatives lui paraît par ailleurs aller dans la mauvaise direction : le choix de ce qui doit être compté est trop arbitraire, et déterminer le sens de la causalité dans une corrélation est trop subjectif. De manière induite, Strange n’a aucune confiance dans les prédictions sur l’avenir du monde, notamment celles des économistes, car les facteurs irrationnels dans le comportement humain lui paraissent trop nombreux (et leurs combinaisons encore plus nombreuses) pour être prévus. Libre alors à chaque chercheur de savoir jusqu’où il peut jouer le rôle de conseiller du Prince.
Reprenant ensuite l’analyse du Canadien Robert Cox, Strange affirme qu’une théorie n’existe pas en elle-même mais sert toujours les intérêts de quelqu’un ou un objectif particulier. Elle indique ainsi clairement avoir développé son travail pour remettre en question les approches dominantes des relations internationales des politistes et des économistes (qualifiant par exemple son livre States and Markets d’antimanuel).
Qu’est-ce qui fait l’attrait d’une théorie particulière ? Les universitaires se trompent en croyant qu’ils font des émules grâce à la clarté ou à la rationalité de leurs arguments. C’est le partage des mêmes biais et des mêmes préjugés qui lient les gens entre eux. D’où l’insistance de nombreux travaux issus de cette approche d’économie politique internationale à vouloir analyser les conditions sociologiques et politiques de la construction des connaissances sur le monde.
L’objectif de bâtir une grande théorie des changements du monde tels qu’ils sont orientés par les compromis entre des autorités multiples paraissait à Strange tout bonnement hors de portée. Impossible de trouver une cause unique, ou plusieurs causes hiérarchisées de manière prévisible, à la façon dont le pouvoir s’organise au niveau international. Chercher une explication théorique simplement formalisable pour expliquer la dynamique politique du pouvoir mondial représente un leurre que les politistes ont emprunté aux économistes et qu’ils poursuivent en commun avec le même degré d’insuccès.
Strange refuse donc complètement de se présenter comme une théoricienne. Pour toutes les raisons précédentes, et parce que le langage universitaire abstrait (academicspeak) lui paraissait totalement inapproprié pour informer et engager le débat avec le plus grand nombre. À ses yeux, les chercheurs doivent rendre compte de leur travail en priorité à la société tout entière et ne pas se confiner à des débats uniquement accessibles à de petits cercles d’experts.
C’est pourquoi, si les travaux de Strange ont nourri et nourrissent encore de nombreux chercheurs, il n’y a pas d’école Susan Strange d’économie politique internationale. Parce qu’elle n’a pas de grande théorie à défendre, mais une façon de diagnostiquer les problèmes du monde. Parce que son travail s’est toujours nourri de la critique de tout ce qui pouvait ressembler à une théorie bien instituée.
Ronen Palan a montré que, s’il fallait vraiment rattacher Strange à une approche particulière, elle pourrait s’inscrire dans le pragmatisme philosophique américain10 (Charles S. Pierce, William James, etc.), dont le trait qui nous intéresse ici, également mis en avant par Albert O. Hirschman, consiste à souligner que
la vérité relève plus de l’invention que de la découverte ; toujours faillible, elle est indissociablement liée à l’expression, à la réalisation et à l’évolution de certains intérêts11
et dans la continuité des travaux de l’économiste institutionnaliste John R. Commons, dont Palan montre que Strange n’est pas éloignée dans sa volonté de cerner la dimension économique et politique du capitalisme à l’ère de la mondialisation. Une double filiation, pragmatiste et institutionnaliste, généralement mise en avant pour caractériser les travaux d’Albert O. Hirschman ou de John Kenneth Galbraith, autres penseurs inclassables.
Les conclusions politiques de Strange
Si l’on ne peut définir un modèle théorique, quelles conclusions politiques peut-on tirer sur l’état du pouvoir dans le monde et sur la régulation politique de la mondialisation économique à l’aune de la méthode proposée par Strange ? Nombre de chercheurs, y compris aux États-Unis, s’en sont inspirés. Sans prétendre à une synthèse générale de tous ces travaux, on peut mettre en évidence quelques grandes conclusions politiques générales.
L’hégémonie de l’empire américain
À partir des années 1970, les spécialistes américains ont bâti leur vision du monde sur l’hypothèse d’un déclin de l’hégémonie de leur pays. Puis, après les événements du 11 septembre 2001, il semblait évident à tous que les États-Unis dominaient le reste du monde. Une fois passée la première décennie du xxie siècle, nouveau retournement, la thèse du déclin américain revient en force. Les signes ? Une désindustrialisation liée à la poussée des pays émergents, une forte dette au financement largement dépendant des capitaux étrangers, un affaiblissement annoncé du rôle international du dollar, même si les différents défenseurs de cette thèse s’obligent généralement à souligner que l’affaiblissement des États-Unis devrait se produire à un terme si long qu’il semblerait que nous ne soyons pas là pour le voir…
Comment éviter de changer d’avis sur le statut du pouvoir américain à chaque fois qu’un événement important se produit dans l’économie et la politique mondiale ? Strange propose bien évidemment de s’appuyer sur sa méthode de diagnostic du pouvoir structurel. Elle lui a permis de ne pas sombrer dans le ridicule du déclin de l’empire américain dans les années 1980-199012. Certains spécialistes américains ont même eu l’élégance de reconnaître leur erreur et de saluer la solidité de l’approche de Strange.
Sans s’en tenir aux seules actions de politique étrangère du gouvernement, elle s’est attachée à analyser le pouvoir structurel de ce qu’elle qualifiait d’empire américain non territorialisé : pas un empire dirigé d’en haut et guidé par la volonté de conquêtes territoriales, mais une société américaine et ses acteurs capables « d’exporter » leurs problèmes, leurs débats, leurs attentes politiques et de les imposer au reste du monde, ce que la crise des subprime a encore illustré.
Chercher les voies d’une maîtrise politique de la mondialisation demande de s’interroger sur le poids de l’influence américaine. Sans tomber dans une posture de dénonciation permanente de leur hégémonie, sans croire à une américanisation du monde, mais tout en ayant la possibilité de les critiquer sans être victime de l’étiquetage immédiat dans la catégorie de l’anti-américanisme primaire. De ce point de vue, l’analyse du poids américain dans les quatre structures fondamentales montre que les États-Unis semblent, pour l’instant, loin de complètement décliner.
Mais la critique de ceux qui ne se satisfont pas du monde actuel ne peut viser uniquement les États-Unis : leur domination ne revient pas à dire qu’ils tirent les ficelles du monde toujours et partout. D’autres forces sont également à l’œuvre.
La montée en puissance des acteurs privés
Si l’empire américain est dominant, tous les États, y compris les États-Unis, ont perdu en autorité sur leur société et leur économie au bénéfice des acteurs privés qui exercent un pouvoir équivalent ou supérieur dans beaucoup de domaines. Le rôle essentiel des acteurs privés dans l’écriture des règles du jeu de la mondialisation est un résultat présent dans les travaux de Strange dès les années 1970. D’autres ont pris la relève, et il constitue aujourd’hui l’un des secteurs les plus dynamiques en matière de recherche, analysant le pouvoir des firmes multinationales, des Ong et des acteurs illicites (auxquels Strange prêtait une organisation structurée qui est contestée par les spécialistes du domaine).
De cette vaste littérature, trois conclusions générales peuvent être mises en avant : il n’y a pas de modèle institutionnel unique qui permette de rendre compte de la diversité de l’influence des acteurs privés ; les différentes recherches conduisent à souligner la difficulté à distinguer parfaitement entre espace privé et espace public de décision, licite et illicite, national et international, toutes ces frontières traditionnelles paraissant extrêmement poreuses. Toutes les entreprises ne sont pas mafieuses, toutes les Ong ne sont pas inféodées aux États, etc. Ce constat indique seulement qu’il est difficile de raisonner sur les sources de production des normes internationales à partir d’une distinction entre espace public et espace privé, les deux s’enchevêtrant, tout en flirtant quelquefois avec l’illégalisme ; ce caractère hybride de la gouvernance de la mondialisation économique contemporaine présente quelques ressemblances avec des périodes historiques précédentes et semble bien être la norme tout au long de l’histoire plutôt qu’une exception de notre période contemporaine.
Des zones de non-gouvernance
L’économie mondiale voit se développer des zones de non-gouvernance (ungovernance), points de fragilité du système, où les acteurs étatiques et non étatiques en présence ne peuvent assurer la maîtrise des événements, soit qu’ils s’y refusent, soit qu’ils en soient incapables. La finance mondiale, pour Strange, fait partie de ces zones de non-régulation, et elle l’a décrite comme telle depuis le milieu des années 1980. Strange a également perçu, dès la première moitié des années 1990, le rôle des paradis fiscaux comme infrastructures clés de la mondialisation financière et non comme simples appendices marginaux du crime organisé. Elle a aussi dénoncé le manque d’informations sur les activités des grands établissements financiers mondiaux, qui rend difficile de savoir ce qui, dans les nombreux instruments qu’ils utilisent, est susceptible d’alimenter le financement de l’économie ou la montée de bulles.
Pour le chercheur Ronen Palan, si les différentes approches d’économie politique internationale doivent être jugées aux problèmes concrets de fonctionnement du capitalisme contemporain qu’elles ont pointés du doigt, l’insistance de Strange à analyser et à dénoncer le développement d’une finance internationale opaque aux risques mal maîtrisés confirme l’efficacité de sa méthode. Pendant que les chercheurs américains organisaient force débats sur le déclin américain et la nécessité ou pas de recourir à la théorie des jeux, Strange publiait deux ouvrages expliquant les mécanismes par lesquels la finance devenait de plus en plus risquée :
pratiquement tout ce qu’elle a écrit dans ces deux livres prophétiques s’applique à la crise que nous vivons aujourd’hui13.
Enfin, soulignons que l’analyse du jeu politique des acteurs capables d’influencer les règles du jeu de la mondialisation ne doit pas conduire à penser que l’expression du pouvoir dans l’économie politique mondiale résulte toujours de la mise en œuvre de stratégies de domination rationnellement définies. La mondialisation peut, aussi, être le résultat de décisions et de non-décisions aux effets inattendus, plutôt que de stratégies délibérées.
Une vision pessimiste, motivée par la critique de l’ordre établi
Au fur et à mesure de ses écrits, Strange devient plus pessimiste. Il n’est plus temps, dit-elle, de simplement constater le désordre mondial. Il faut désormais s’inquiéter de la viabilité d’un système mondial pris dans un ensemble d’autorités diffuses, multiples, où les lieux sans règle progressent. C’est un monde où le contrôle démocratique s’affaiblit et où les acteurs économiques privés développent une puissance qui manque de contre-pouvoirs à même de les maîtriser. L’objectif est clair, il s’agit de recréer des lieux d’autorité démocratique dans le système international.
Quelles forces sociales pourraient engager ce mouvement ? Dans un renversement total de perspective par rapport à son analyse globale, Strange finit The Retreat of the State en renvoyant l’avenir de la régulation du pouvoir mondial aux choix de chaque individu, confronté au « problème de Pinocchio » : une fois détaché de ses fils (ceux de l’État), la marionnette a dû choisir par elle-même quelle autorité respecter et quelle autorité combattre. Confronté à un monde d’autorités multiples en conflit, il appartient à chacun d’exercer ses propres choix.
Dans son dernier article, publié de manière posthume en 1999, et traduit dans ce numéro, Strange renonce à faire confiance aux États pour régler les trois principaux problèmes du monde qui sont à ses yeux la montée des inégalités mondiales, l’instabilité financière et la dégradation de l’environnement. La gestion de la mondialisation par le système international des États a été à ses yeux un échec total.
Ceux d’entre nous qui s’attachent à l’étude des relations internationales devraient donc à l’avenir consacrer leurs réflexions et leurs efforts à la manière dont il pourrait être transformé ou remplacé14.
Un appel radical au changement dont elle n’aura pas eu le temps de préciser les modalités.
- *.
Rédacteur en chef adjoint d’Alternatives Économiques, rédacteur en chef de la revue L’Économie politique. Il tient un blog de décryptage de la mondialisation sur http://alternatives-economiques.fr/blogs/chavagneux/. Il a récemment publié Une brève histoire des crises financières ; des tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2011.
- 1.
Voir son article fondateur : “International Economics and International Relations : A Case of Mutual Neglect”, International Affairs, avril 1970.
- 2.
Le texte qui suit est une version raccourcie et mise à jour du chapitre ii de mon ouvrage Économie politique internationale, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2e éd., 2010.
- 3.
Susan Strange, The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge University Press, 1996, p. 17. Ouvrage traduit en français et publié aux Éditions du Temps Présent sous le titre le Retrait de l’État ; la dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale.
- 4.
S. Strange, “Who Governs ? Networks of Power in World Society”, Hitotsubashi Journal of Law and Politics, Special Issue, 1994.
- 5.
J. Stopford, S. Strange et J. S. Henley, Rival States, Rival Firms. Competition for World Market Shares, Cambridge University Press, 1991.
- 6.
Élie Cohen, la Tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996, p. 27-28.
- 7.
Ronen Palan, “Susan Strange 1923-1998 : A Great International Relations Theorist”, Review of International Political Economy, 1999, vol. 6, n° 2.
- 8.
S. Strange, States and Markets. An Introduction to International Political Economy, Pinter Publishers, 1988, chap. i ; “What Theory ? The Theory in Mad Money”, CCSGR Working Paper, décembre 1998, n° 1 8/98.
- 9.
Voir, par exemple, “Disagreement Among Economists”, 19 mars 2011, http://krugman.blogs.nytimes.com/2011/03/19/disagreement-among-economists/, ou la fin de “Mr Keynes and the Modern”, 21 juin 2011, www.voxeu.org.
- 10.
R. Palan, “Philosophical Pragmatism and International Relations in the Age of Bankers Capitalism : Susan Strange’s Vision for a Critical International Political Economy”, dans Harry Bauer et Elisabetta Brighi (eds), 75 Years of International Relations at LSE : A History, Millennium Publishing Group, 2003.
- 11.
L. Frobert et C. Ferraton, l’Enquête inachevée. Introduction à l’économie politique d’Albert O. Hirschman, Paris, Puf, 2003.
- 12.
Voir à ce sujet son article qui avait fait grand bruit : “The Persistent Myth of Lost Hegemony”, International Organization, automne 1987, vol. 41, n° 4.
- 13.
R. Palan, “Susan Strange 1923-1998…”, art. cité.
- 14.
S. Strange, “The Westfailure System”, Review of International Studies, 1999, vol. 25, n° 3, p. 345. Voir infra, id., « L’échec des États face à la mondialisation », traduction Alice Béja, p. 62-75.