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Positions – Les dangers de la pensée unique en économie

mai 2015

#Divers

Imaginons qu’il n’y ait en France qu’une seule école de journalisme et que ses enseignants ne viennent que du Figaro. Ou bien un seul cours sur l’industrie nucléaire qui serait tenu par des élus d’Europe Écologie Les Verts. Ou encore que l’on enseignerait dans nos universités d’économie un seul mode de pensée dont les deux résultats majeurs en 2007 étaient que les crises appartiennent au passé et que les bulles financières n’existent pas.

Dans ce dernier cas, ce n’est malheureusement pas une fiction. La théorie dominante encore très majoritairement inculquée à nos futurs économistes repose sur le modèle standard d’une approche formalisée (remplie de mathématiques et de modèles), dont les résultats dépendent d’hypothèses très restrictives, comme celles selon lesquelles toute l’économie d’un pays se comporte comme le ferait un individu, les décisions sont prises de manière rationnelle, la monnaie n’est là que pour faciliter les échanges, la finance ne joue aucun rôle dans l’économie, etc.

Ses défenseurs tiennent majoritairement les cours, les laboratoires, les universités. Et donc les budgets de recherche et les postes clés de sélection des futurs économistes. Bref, ils ont la capacité de définir qui est un bon économiste et qui ne l’est pas. Depuis quelques années, l’Association française d’économie politique (Afep) et ses six cents adhérents se battent pour que des économistes différents, ceux qui s’inspirent plus de Keynes, de Marx, de Perroux, des institutionnalistes américains, etc., que de cette économie dominante, aient le droit de cité. Ceux pour qui les maths sont un moyen et non une fin, pour qui la monnaie n’est pas un voile mais une institution, pour qui l’histoire, la morale et l’analyse des rapports de force font partie de l’économie et, surtout, pour qui il existe plusieurs façons de penser l’économie.

Ce groupe-là est, tout simplement, en train de mourir. En 2013, la chercheuse Florence Jany-Catrice a montré que depuis le début des années 2000, le jury qui choisit les professeurs d’économie – avec les budgets et le statut qui vont avec – parmi les maîtres de conférences n’a sélectionné que 10, 5 % de ceux que l’on appelle les hétérodoxes. Ces dernières années, cette part est même tombée à 5 %. À ce rythme-là, il n’y aura bientôt plus qu’une pensée unique, qu’une seule façon de penser l’économie à avoir le droit d’exister en France.

L’Afep a été créée pour éviter cette issue fatale. Son combat ? Que le gouvernement autorise la création d’un autre jury, d’une nouvelle section du Conseil national des universités, plus ouverte aux différentes cultures, aux différentes méthodes de l’économie. Benoît Hamon, l’ancien ministre de l’Éducation nationale, y était favorable. Najat Vallaud-Belkacem, qui le remplace, aussi. Le 18 décembre 2014, le ministère indique à l’Afep que la décision est prise de créer ce nouveau jury.

Mais celle-ci à peine connue, les défenseurs de la pensée unique partent au combat. Alain Ayong Le Kama, qui préside le jury actuel, menace d’une démission collective. Dans une lettre à la ministre, il reconnaît que certains économistes se sentent « marginalisés, d’autres découragés, voire exclus », il reconnaît même un « déficit de pluralisme, indéniable » et propose donc… de ne surtout pas créer de nouvelle section ! Pire : dans les coulisses, les économistes Philippe Aghion et Jean Tirole montent au créneau de l’Élysée et de Matignon pour faire annuler la décision. Pour quelles raisons ? On ne le saura pas. Philippe Aghion dit ne pas vouloir s’exprimer publiquement sur le sujet. Le secrétariat de Jean Tirole répond que le professeur s’est trop dispersé et souhaite consacrer son temps à ses recherches. Il a tout de même trouvé quelques minutes pour écrire une petite lettre au gouvernement dénonçant l’éventuelle nouvelle section et tous ceux qui ne partagent pas sa vision de l’économie comme une « antichambre de l’archaïsme »… Les réseaux médiatiques sont mobilisés et Le Figaro dénonce les défenseurs de la nouvelle section comme les ratés et les frustrés de l’université… André Orléan, Michel Aglietta, Robert Boyer, Olivier Favereau, Luc Boltanski, Dominique Méda et tous les autres grands noms qui soutiennent la nouvelle section, tous des ratés !

Le gouvernement décide pourtant de reculer et la décision est annulée. Le vent du boulet étant passé très près, M. Le Kama s’engage à recruter plus d’hétérodoxes. Le ministère promet un bilan de la situation avant la fin de l’année et annonce le 13 janvier 2015 un moratoire sur la création de la nouvelle section. Mais la procédure de recrutement des professeurs a été lancée depuis plusieurs semaines déjà et lorsque les résultats tombent mi-mars, on voit combien les réticences à changer sont toujours là. La part des sélectionnés classés comme défenseurs du pluralisme est passée à un quart. Merveilleux. Selon l’Afep, tel hétérodoxe est retoqué pour sa jeunesse et tel jeune mainstream qualifié comme professeur… Bref, le problème du pluralisme de la pensée économique en France reste entier.

On ne comprend pas pourquoi les économistes dominants sont si arc-boutés devant la possible création d’une nouvelle section. Cela scinderait en deux le petit monde des économistes français ? C’est déjà fait et ils en portent la responsabilité. Cela permettrait à des gens qui n’ont pas le niveau de s’autopromouvoir ? Si c’est le cas, ils ne trouveront pas de poste de professeur. Et s’ils en trouvent dans des universités qui les sélectionneraient sans prendre garde à la qualité de leur travail, les étudiants les fuiront.

On se dit plutôt que des enseignants proposant un cursus pluraliste sur les méthodes et les pensées, moins formalisateur et plus ouvert sur les problèmes réels du monde et sur les autres disciplines, seraient susceptibles de motiver beaucoup plus les étudiants, de moins en moins intéressés par les facs d’économie. En fait, face à une offre innovante de formation, le monopole du mainstream tente de maintenir les règles institutionnelles permettant de refuser la concurrence.

Le gouvernement peut-il sérieusement soutenir ce point de vue ? Les mois qui viennent vont être cruciaux pour savoir si notre pays a le droit ou pas à l’existence d’une pensée économique pluraliste.

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    Éditorialiste à Alternatives économiques et à AlterEcoPlus.

Christian Chavagneux

Docteur en économie, il a enseigné à Sciences Po et à l'université Paris-Dauphine. Après avoir été économiste pour l'Agence française de développement, la Société générale et le Commissariat général du Plan, il est désormais journaliste pour Alternatives Economiques et chroniqueur dans des émissions télévisées et radiophoniques. …

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