La finance sur les planches (table ronde)
La finance, sujet austère, se prête pourtant bien au théâtre : personnages d’escrocs, jeux de scène, visée moralisatrice ou fête de la dépense… nourrissent le vaudeville aussi bien que le théâtre politique. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que l’ampleur de la crise et la démesure de la spéculation font peut-être passer la Bourse dans l’irreprésentable ?
Esprit – Cette crise n’est pas la première que l’on voit représentée au théâtre. On pourrait même dire que la mise en scène de crises, économiques ou financières, est aussi ancienne que le théâtre lui-même. Comment s’est-elle construite, selon quelles modalités, et comment faut-il envisager la représentation dramatique de la crise actuelle, la manière dont les dramaturges peuvent utiliser le discours économique et incarner la finance ?
Christian Chavagneux – On peut, de manière schématique, distinguer trois grandes façons de traiter de la finance au théâtre. La première est issue de la dernière pièce d’Aristophane, Ploutos, dans laquelle la richesse, aveugle, ne récompense que les malhonnêtes. Dans cette perspective, les crises et les déséquilibres financiers sont à imputer à des gens malhonnêtes, à des fraudeurs. À cet égard, le choix fait par David Lescot du personnage de Ponzi1 s’inscrit dans une dynamique historique plus générale. Le banquier, le spéculateur, est nécessairement présenté comme un escroc. Les grands exemples classiques sont ici Donogoo, de Jules Romains, ou la Folle de Chaillot, de Giraudoux. Dans ces œuvres, la finance équivaut à la manipulation ou à la fraude.
Une autre approche consiste à montrer comment les valeurs de la finance (la cupidité, l’accumulation de richesses…) imprègnent l’ensemble de la société. L’exemple le plus célèbre est la pièce de Mirbeau, Les affaires sont les affaires, dans laquelle les nouveaux riches (incarnés par Isidore Lechat) remplacent la vieille noblesse. Ici, il ne s’agit pas simplement de malhonnêteté dans le domaine des affaires, mais d’une transformation radicale des valeurs de toute une société.
Enfin, une troisième manière de représenter la finance au théâtre consiste à entrer dans ses mécanismes, à faire usage du théâtre comme instrument de pédagogie. Lors de la spéculation sur les bulbes de tulipe en Hollande au xviie siècle (autour de 1636-1637), on voit ainsi paraître quantité de pamphlets dialogués qui dénoncent l’enrichissement grâce à cette manne financière. On trouve souvent cette perspective dans les romans, plus à même de laisser la place à des explications. Le grand exemple est ici l’Argent de Zola, qui met véritablement en scène toute une série de mécanismes financiers, mais il faut songer aussi à un roman moins connu, qui vient d’être traduit en français, le Gouffre, de l’écrivain américain Frank Norris2, qui décrit avec merveille les mécanismes mais aussi les sentiments de la spéculation, en particulier la technique du « corner » (accaparement d’un segment du marché), technique qui fut largement à la source de la crise de 1907.
David Lescot – En ce qui concerne mon travail, il est vrai que la volonté pédagogique était présente. Cependant, j’insisterais davantage sur la démarche métaphorique, celle qui sous-tend la deuxième approche dessinée par Christian Chavagneux. Ce que j’ai voulu faire, c’est montrer comment le monde est contaminé, en quelque sorte, par les mécanismes de la finance, la fraude, l’accumulation, la dépense, la promesse. Il ne s’agissait pas pour moi de pointer les causes de la crise financière à travers le personnage de Ponzi, car cette crise le dépasse, il n’en est que le révélateur. En revanche, l’homologie entre le système de Ponzi et la société en général, sur le plan symbolique, me semble importante, et c’est cela qui a fait naître mon envie d’écrire sur la crise, cette manière dont, récemment (car ce n’était pas le cas il y a vingt ans), les phénomènes financiers se sont ancrés dans nos imaginaires, ont commencé à avoir des conséquences sur tous les aspects de notre vie. La finance est devenue une sorte de fatum, de destin qui nous surplombe.
Cela m’avait déjà frappé lorsque je travaillais sur Un homme en faillite (pièce créée en 2007), qui portait sur la possibilité pour un individu, comme pour une entreprise, de se déclarer en faillite. Après 2008, cependant, j’ai eu envie d’élargir un peu le propos, et je cherchais des figures qui me permettraient d’aborder ces questions. Le Système de Ponzi commence d’ailleurs par la phrase : « Il nous faut un personnage. » Il me fallait incarner cette crise, trouver un fonctionnement dramatique qui permette de la mettre en scène. C’est finalement le genre biographique qui s’est imposé à moi, mais je ne voulais pas être trop proche du contemporain, en prenant par exemple le personnage de Bernard Madoff, ou de Jérôme Kerviel.
Je crois au théâtre comme art du détour. Bien sûr, la pièce regorge de clins d’œil à la situation contemporaine, mais je ne voulais pas prendre le spectateur par la main pour lui expliquer quoi penser de ce qui se passe aujourd’hui. C’est pour cela, par exemple, que les références à la période actuelle sont davantage présentes dans la mise en scène que dans le texte : dans la musique, dans la manière de jouer, dans les accessoires (l’un des personnages, à un moment, sort un téléphone en plastique orange de sa poche pour montrer que, même en prison, il garde contact avec ses réseaux). Je ne voulais pas tomber dans une reconstitution historique au sens strict.
Pour employer une métaphore mythologique qui me vient de Jean-Pierre Sarrazac, qui fut mon professeur, le rapport entre la réalité et la représentation est pour moi semblable à celui qu’entretient Persée avec la Gorgone. S’il la regarde en face, elle le pétrifie. Pour la vaincre, il lui faut passer par le biais du miroir, de l’indirect. Aujourd’hui, on a accès à tellement d’informations sur la crise, sur ses conséquences, qu’il faut trouver une voie de contrebande pour se défaire de ce discours journalistique omniprésent. Ponzi a l’avantage de porter en lui un potentiel prémonitoire. Dans son escroquerie, on voit, à l’état naissant, artisanal, les phénomènes qui nous ont plongés dans la crise aujourd’hui.
À l’opposé de ce choix d’un personnage historique dont on suit le parcours, la pièce mise en scène par Myriam Marzouki se caractérise, elle, par des personnages allégoriques et une situation très contemporaine, puisqu’il s’agit de décrire le début du xxie siècle, notamment à travers la question écologique. Le décalage existe, mais il est ailleurs, dans la manière de faire revenir la crise financière par-derrière, par le biais du mode de vie, des pratiques quotidiennes. Qu’est-ce qui a guidé ces choix ?
Myriam Marzouki – Au départ, je n’avais pas l’intention de faire un spectacle sur la crise économique et financière. Il s’agissait davantage de traiter la question écologique et environnementale. Je voulais explorer différents sens, différentes échelles, du verbe « habiter » : sur un plan très concret, c’est le développement du pavillonnaire autant que la maison écologique, en passant par le rapport quotidien à la technologie, mais le verbe désigne aussi plus abstraitement notre rapport à la terre, à la nature, au sens où habiter c’est aussi « habiter le monde ». J’ai alors proposé à Emmanuelle Pireyre d’écrire un texte sur cette question et elle a tissé des liens entre nos pratiques contemporaines (manger, consommer, produire…), notre imaginaire (nos obsessions, nos angoisses, nos rêves…) et la crise écologique (raréfaction des ressources, inquiétudes sur la pollution, sécurité alimentaire, obsolescence programmée…).
Au cours de nos séances de travail, nous n’avons cessé de nous poser la question du point de vue que le spectacle adopterait, c’est-à-dire au fond la question de la forme contemporaine que peut prendre le théâtre engagé ou militant : convaincues de l’urgence et de la gravité de la crise écologique, nous ne voulions pas, pour autant, faire un bréviaire écologiste, mais interroger l’ensemble de nos tentatives pour rendre ce monde habitable, en ne refusant pas de montrer également une certaine impuissance de la conscience écologique contemporaine. Au fur et à mesure, nous nous sommes rendu compte que la question financière était de plus en plus présente, que cette réalité s’était invitée dans notre travail sans que l’on ait cherché à l’aborder comme telle. Le texte s’est finalement structuré comme une radiographie des années 2000-2010. Le spectacle s’ouvre dans une zone pavillonnaire, quelque part en Occident : « Propriétaire » construit son bonheur à travers ce qu’Emmanuelle Pireyre appelle le « projet barbecue ». Mais derrière ce rêve, derrière la haie bien proprette du jardin, il y a le crédit, les produits financiers toxiques, tout ce qui va aboutir à la crise et à l’effondrement du système auquel nous avons cru, sans voir que son mécanisme portait les germes de son effondrement.
J’ai donc voulu affronter le contemporain sans pour autant tomber dans le didactisme. Il s’agit, à travers quelques figures, de montrer que nous sommes en grande partie traversés par des discours et des structures. Les comédiens incarnent une série de personnages qui tentent, chacun à leur manière, d’habiter ce monde. Les saynètes s’enchaînent, s’enchâssent, et composent un kaléidoscope du monde contemporain. La finance apparaît alors comme le cadre contre lequel on bute, quel que soit le fil que l’on tire.
Les discours de la crise
Christophe Reffait – Cette approche, effectivement très différente de la forme biographique adoptée par David Lescot, fait penser au théâtre du Moyen Âge à cause de la partition du décor en petites mansions. Elle fait surtout penser à l’auto sacramental3, du fait de ces personnages allégoriques qui tiennent des discours types. Seulement, ce n’est plus la foi que l’on interroge, ce n’est plus la présence de Dieu que construit le hors-scène, mais, pourrait-on dire, la fin du crédit…
D. Lescot – Le théâtre est justement là pour mettre en scène les processus de croyance, et c’est ce qui est frappant dans cette crise, sa dimension psychique. Qu’est-ce qui fait que l’on souscrit à ce système, fondamentalement libéral ? On sait très bien qu’il n’y a pas de place pour tout le monde, qu’il y aura des gagnants et des perdants, mais on pense que l’on va être du bon côté. On y croit. En participant à ce système vertigineux de profit perpétuel, on sait que ça va s’arrêter mais, de manière totalement irrationnelle, on croit que l’on va s’en sortir.
M. Marzouki – C’est là qu’interviennent le théâtre et la représentation. On nous a beaucoup présenté cette crise comme économique et financière, ce qu’elle est, bien sûr, mais elle est aussi plus profonde et plus générale. C’est une crise dans l’idée même de progrès et de développement, c’est une crise de civilisation. Par conséquent, en incarnant cette crise dans des situations très concrètes sur scène, mon spectacle montre qu’elle plonge ses racines dans des choses qui nous concernent de très près : le rapport à la santé, la vision du bonheur, le lien à la nature, la conception du désir… Au théâtre, nous pouvons contester les définitions techniques, strictement économiques et financières, pour aller plus loin, dans la dimension anthropologique, affective, pour montrer au spectateur que cette crise concerne notre manière de manger, d’aimer, de nous protéger…
C. Chavagneux – Il faut en effet bien comprendre, et c’est là qu’interviennent les artistes, les historiens et les politiques, que les aspects techniques de la crise ne sont, en fin de compte, pas les plus importants. Certes, les crises ont des symptômes qui se répètent : l’innovation en matière de produits financiers, les bulles de crédit, la mise à l’écart des régulateurs ou leur volonté de ne pas voir les risques qui se profilent.
Cependant, il faut faire de la crise un objet du débat démocratique, l’ancrer dans le quotidien. C’est à cela que sert la parole politique, mais également la distance permise par l’histoire ou le détour créé par la pratique artistique. Les politiques l’ont d’ailleurs bien compris, qui réaffirment régulièrement leur volonté de reprendre la main sur la finance. C’est ce qu’a fait Roosevelt en 1932 dans sa campagne électorale, c’est aussi ce qu’a dit Nicolas Sarkozy à Toulon en 2008, tout comme François Hollande dans son discours du Bourget en janvier 2012, lorsqu’il a attaqué la finance comme « ennemi sans visage ». La différence se fait ensuite entre ceux qui veulent vraiment agir et les autres. Mais l’important, c’est que ces trois formes de discours, artistique, historique et politique, puissent rendre au débat politique la nécessité de dire la place que peut jouer la finance dans nos sociétés.
C. Reffait – Le discours politique est en effet l’un des filtres de notre représentation de la crise. Mais c’est un discours, à l’inverse, informé par des schémas discursifs. On pourrait même aller jusqu’à voir des genres littéraires différents dans les prises de position des uns et des autres, selon leur orientation politique. Dans la campagne présidentielle, on a ainsi vu un François Hollande dans le registre mythologique (la finance sans visage), un Nicolas Sarkozy davantage dans la tonalité épique, se présentant comme un combattant partant à l’assaut de la crise financière, enfin une gauche de la gauche usant d’une rhétorique pamphlétaire, mettant clairement au pilori le financier, en une sorte de réédition de Proudhon au xxie siècle. Même si l’on peut discuter des différences de fond de ces discours, cela suggère qu’il y a un besoin de récit lié à cette crise, que le discours technique ne peut satisfaire. Mais il y a plus généralement un besoin d’éthique par la fiction, auquel seuls les artistes peuvent répondre.
Justement, la question du langage, du choix des mots, de la manière dont on donne à voir la crise est primordiale. Comment travailler le discours, le genre théâtral, sur un sujet pareil ? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, quelque chose d’éminemment théâtral dans la finance elle-même, dans ce qu’elle a de performatif (si l’on dit que le cours d’une action va monter, on influence déjà son évolution) ?
D. Lescot – Dans mon travail de création, ce qu’il y a de plus long, c’est le temps de la documentation, de la recherche. C’est en m’immergeant dans le sujet, en allant chercher le plus loin possible dans la réalité, que va se déclencher le processus créatif. Dans le cas du Système de Ponzi, ce déclenchement s’est opéré autour du personnage, mais au départ, je ne pensais pas du tout à une biographie, ce genre si à la mode qu’au cinéma on appelle biopic. Le théâtre, d’ailleurs, n’est pas fait pour cela, la biographie comportant trop de choses, un monde trop étendu pour la scène. Cependant, je ne voulais pas non plus être un « dramaturge ficelier », écrire simplement une pièce bien tournée illustrant une escroquerie. Cela a été réalisé, d’ailleurs, sur le système de Ponzi, par Albert Husson, en 1963, dans une œuvre intitulée le Système Fabrizzi. Ce qui m’intéressait, en revanche, c’était la figure de l’escroc dans l’exemplarité de sa chute, ainsi que l’histoire d’amour qui se noue toujours entre l’escroc et la foule.
Quant à la dimension performative du discours financier, j’ai voulu en rendre compte, par la bande. Dans toute la première partie de la pièce, en effet, le personnage ne parle pas, il est « agi » par les autres, on est dans l’esthétique du cinéma muet. Lorsqu’il acquiert le langage américain, en revanche, il devient virtuose. C’est là que se croisent les principes du théâtre et ceux de la vie réelle : l’illusion, la fascination, la séduction. L’escroc, finalement, est avant tout un acteur. Il ne vit que parce que l’on croit à sa performance.
M. Marzouki – La question de la crise se pose à l’intérieur même du langage. La finance, en effet, est un symptôme du rapport de plus en plus lointain que nous avons au réel. C’est ce que met en scène Laissez-nous juste le temps de vous détruire en traitant scéniquement un forum internet ou une séance de tchat. Ces modes de communication opèrent en effet une reconfiguration du discours : on écrit de l’oral, on oralise de l’écrit, on s’adonne à des confessions impudiques, on laisse exploser des tensions politiques. On parle aussi de plus en plus comme des experts : le langage technique contamine notre vie quotidienne, polluée par tous ces modes d’emploi dans lesquels nous sommes plongés. C’est ce qu’aborde par exemple une scène du spectacle où les personnages cherchent en vain à réparer une machine à café, confrontés à un objet conçu pour ne pas être réparé, en dépit de toutes les hotlines et autres services après-vente. Cette technicité manifeste un épuisement du sens. La crise devient alors également sémantique.
Comment la crise nourrit le théâtre
On voit bien, à travers ces expériences diverses, que la crise peut venir nourrir la création. Comment cela se traduit-il, aujourd’hui ou par le passé ? Malgré la gravité du sujet, il y a de la place pour le rire et la dérision. Ceux-ci sont-ils encore possibles, à l’heure où la tonalité dominante semble plutôt être la dénonciation ?
C. Reffait – Pour ce qui relève du passé, et plus précisément du xixe siècle de la Bourse et des crises, il est frappant de constater la réactivité du théâtre à la vie financière avec, dans les mois qui précèdent l’inauguration du Palais Brongniart (1826), trois comédies boursières représentées au Théâtre français (le Spéculateur, de Riboutté ; l’Agiotage, de Picard et Empis ; l’Argent ou les mœurs du siècle, de Bonjour). Dans le théâtre des années 1820, un nouveau personnage apparaît, le boursier, le spéculateur, à côté de celui, plus traditionnel, du banquier. Le thème se polarise autour de deux genres, suivant que la priorité est de juger ou de rire.
L’anthropologie théâtrale du spéculateur, telle que l’esquissait Christian Chavagneux au début de cette discussion, est plus développée du côté de la comédie de mœurs. On peut le voir dans des pièces telles que la Question d’argent (1857), d’Alexandre Dumas fils, dans laquelle le personnage du spéculateur est entouré par des aristocrates, des industriels, des paysans, qui font son procès. Systématiquement, le spéculateur est puni (c’était déjà le cas chez Riboutté, Bonjour ou Picard). Mais on voit bien que la comédie de mœurs la plus spirituelle, celle de Dumas fils, est assez fine pour interroger la moralisation même de la finance : quel taux d’intérêt est acceptable ? À partir de quand un gain spéculatif est-il immoral ? – autant de questions qui sont encore les nôtres.
Du côté du vaudeville, on trouve le même intérêt pour la chose financière, mais ce genre ludique en met en scène les mécanismes. Le savoir technique est ici mimé plutôt que cité, comme on le voit par exemple dans la pièce Monsieur Gogo à la Bourse (1838) de Bayard, ou bien dans les vaudevilles très drôles de Clairville : la Grande Bourse et les petites bourses (1845) ou bien la Bourse au village (1856), où l’on voit des paysans spéculer à terme sur des quantités de légumes qu’ils ne peuvent produire. Ici, la spéculation infuse le jeu scénique. Le vaudeville, contrairement à la comédie de mœurs, en assume la technicité et la parodie acquiert une fonction didactique. Si David Lescot avait choisi de représenter le système de Ponzi en montrant à un moment donné par un comique de geste que le capital de quatre nouveaux déposants devenait illico l’intérêt versé à deux gogos de la vague précédente, il aurait fait un vaudeville à la mode des années 1840 ! Mais ce genre de mimesis-là ne relève peut-être plus du théâtre aujourd’hui. Cet humour naïf, direct, gesticulatoire, a changé de média : on le retrouvera plutôt à la télévision, sous forme de sketches.
M. Marzouki – La question du genre est effectivement importante. Le rire est fécond, mais comment le faire naître et quel statut lui donner ? Quelle est la spécificité du théâtre dans la représentation de la crise ? Dans Laissez-nous juste le temps de vous détruire, nous avons fait le choix de ne pas, par exemple, faire apparaître de personnage de trader, de garder la finance hors-champ. Nous avons voulu prendre la question par le revers, par ceux qui se posent la question « comment faire ? », ceux qui sont victimes de la finance qui s’installe partout dans leur vie sans même qu’ils s’en rendent compte, c’est-à-dire nous tous. En faisant de la scène un miroir de notre présent, j’ai souligné, par la drôlerie et l’absurde, l’état de notre impuissance et de nos contradictions. Mais ce miroir tendu passe par des détours, une narration par fragments, une série de sketches sous-tendus par une réflexion théorique. La démonstration objective des mécanismes de la crise relève, elle, plus du cinéma documentaire.
D. Lescot – Il y a quelque chose de sain dans la crise, c’est le moment où les choses doivent se penser, se reconfigurer. En esthétique, la crise intervient lorsque l’on a une inadéquation entre la forme et le contenu. Dans le Système de Ponzi, j’ai voulu montrer aussi une forme de jouissance dans la dépense, dans la destruction. Je me suis souvenu de la notion de « dépense improductive » que l’on trouve dans la Part maudite de Georges Bataille, et qui met en garde contre un système tourné exclusivement vers la production et l’accumulation. Un système, et c’est valable pour un organisme vivant comme pour une société, doit, pour être viable, dépenser, éliminer, évacuer.
Ponzi est un flambeur, et non un harpagon. Il claque ce qu’il a, et invite, par là même, le public à « claquer », lui aussi, jusqu’à ce que le système lui-même s’effondre. C’est pour cela que le spectacle possède une sorte d’allégresse ; bien sûr, en tant que citoyen, je m’indigne des conséquences de cette crise. Mais par le biais de la représentation, je veux aussi donner, sinon une issue, du moins une manière de repenser la crise, de la considérer, aussi, comme une opportunité.
M. Marzouki – De fait, le théâtre se porte plutôt bien en ce moment, pas tant du point de vue économique pour les créateurs qu’en termes de vitalité créatrice. On a notamment assisté, ces dernières années, à un véritable renouveau du théâtre politique. C’est fortement lié à l’époque, à la conscience aiguë que la situation actuelle est devenue insupportable, que nous ne traversons pas seulement « une crise » mais que de nombreux fondamentaux de notre société sont en crise. On adopte de ce fait de nouvelles pratiques d’écriture (écriture collective, de plateau, documentaire, adaptation de textes non dramatiques…). On ne se contente pas de remonter des classiques. Je suis convaincue qu’on a besoin d’écritures nouvelles pour dire l’état de notre monde.
C. Chavagneux – Pensez-vous qu’en cela, l’art anticipe un mouvement de pensée plus général, qui nous permettrait de nous sortir de ce sentiment de stagnation pour, enfin, pouvoir « voir » ce qui nous arrive ? Ou s’agit-il de combats différents ?
M. Marzouki – Il ne s’agit pas de combats différents, mais ils ne se jouent pas de la même manière. Souvent, on nous reproche d’en rester au niveau du diagnostic, drôle ou désespéré. Mais il faut bien commencer par là. Ensuite, l’action n’appartient pas au théâtre. L’art passe le relais au militantisme, au combat politique. Le lien existe, mais il ne s’agit pas d’une seule et même chose.
D. Lescot – Ce lien entre création artistique et combat politique existe, mais il s’agit d’une causalité impossible à mesurer. On a bien dit que la Révolution française avait eu lieu parce que les gens avaient lu le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Ce n’est pas vrai ; ce n’est pas faux non plus…
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Christian Chavagneux est journaliste, auteur d’Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes (Paris, La Découverte, 2011) ; David Lescot, dramaturge et metteur en scène, a écrit et monté le Système de Ponzi (théâtre des Abbesses, 2012) ; Myriam Marzouki, metteuse en scène, a monté Laissez-nous juste le temps de vous détruire (texte d’Emmanuelle Pireyre, Maison de la Poésie, 2012) ; Christophe Reffait (université de Picardie) travaille sur le rapport entre économie et littérature et a publié « La crise financière actuelle, selon les écrivains du xixe siècle », Esprit, janvier 2010, p. 57-72.
- 1.
Charles Ponzi (1882-1949) est à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui une « chaîne de Ponzi », c’est-à-dire une escroquerie fondée sur une chaîne d’emprunts : on reverse des intérêts à un dépositaire à partir de l’argent que l’on demande à un nouvel entrant. C’est cette méthode qu’a notamment utilisée Bernard Madoff.
- 2.
Frank Norris, le Gouffre, Paris, Éditions du Sonneur, 2012.
- 3.
Pièces allégoriques espagnoles du xvie siècle à fond religieux, proches des mystères du Moyen Âge.