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Position – Pourquoi récompenser Jean Tirole ?

novembre 2014

#Divers

La majorité de la classe politique, gauche et droite mélangées, s’est félicitée de l’attribution du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel au Français Jean Tirole. Les altermondialistes ont de leur côté dénoncé un économiste aux prises de position libérales, tandis que le journaliste de Médiapart Laurent Mauduit insistait sur ce qui constitue à ses yeux des liens incestueux entre l’École d’économie de Toulouse, dirigée par Tirole, et le grand business, notamment issu de la finance.

La conséquence la plus néfaste de l’attribution du prix à Jean Tirole me semble pourtant ailleurs. Elle réside dans la validation d’un certain mode de réflexion économique qui n’est pas forcément le plus à même de servir le débat démocratique.

Peu de gens ont eu l’occasion de lire les travaux du nouveau lauréat. Polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, l’économiste écrit d’abord pour ses confrères. Si l’on en croit le professeur d’économie Étienne Wasmer, il le fait plutôt bien1 : dans le monde ultra spécialisé des économistes, où les réflexions s’échangent entre spécialistes pointus de sujets étroits, Tirole est reconnu pour ses vertus pédagogiques… à destination de ses pairs. S’adresser au grand public, et même si on le restreint à celui qui suit de près les questions économiques, n’a rien de naturel. L’économiste et éditorialiste vedette du New York Times, Paul Krugman, également récompensé par ce prix suédois, déclarait récemment qu’il lui avait fallu deux ans pour trouver le style percutant sur le fond et accessible sur la forme de sa prise de parole dans le débat public. L’économiste modèle se doit de faire cet effort. Si l’on excepte Paul Seabright, régulièrement présent dans les colonnes du journal Le Monde, on rencontre plutôt peu les économistes de l’École d’économie de Toulouse dans le débat public.

On dépasse le cas de Tirole pour souligner qu’il y a bien là une représentation de l’économiste comme un ingénieur social porteur de solutions techniques principalement destinées à ses interlocuteurs privilégiés que sont les dirigeants, privés ou publics. Le « meilleur » économiste n’est pas alors celui qui éclaire le débat démocratique mais celui qui a l’oreille des princes. Un autre Français, polytechnicien, également lauréat du prix de la Banque de Suède, Maurice Allais, défendait une vision différente. Dans un article paru en 1968 dans la Revue économique, il écrit :

À toutes les époques de l’histoire, le succès des doctrines économiques a été assuré, non par leur valeur intrinsèque, mais par la puissance des intérêts et des sentiments auxquels elles paraissent favorables.

Et de conclure :

La science économique, comme toutes les sciences, n’échappe pas au dogmatisme, mais le dogmatisme est ici considérablement renforcé par la puissance des intérêts et des idéologies.

Le « meilleur » économiste devient plutôt celui qui sait cautionner, au moins ne pas trop bousculer, les intérêts des puissants de son époque… et qui ne peut qu’en recevoir les récompenses méritées.

Ce premier problème se double d’un second. Jean Tirole est ce que l’on appelle un économiste mainstream : sur les fondements traditionnels de l’économie néoclassique – rationalité des agents, capacité à prévoir le futur, etc. –, il bâtit des représentations du monde (des modèles) censés le simplifier sans le déformer qui lui permettent, en jouant avec telle ou telle hypothèse, d’arriver à des conclusions plus ou moins iconoclastes et originales. La Banque de Suède pense que, dans ce contexte théorique bien précis, il a fait progresser la réflexion sur le pouvoir de marché des grandes entreprises et les voies de sa régulation. D’autres en sont moins persuadés. Crier au génie quand Jean Tirole montre qu’un trader peut acheter rationnellement un actif qu’il sait surévalué parce qu’il anticipe que le prix va monter nous ramène à Keynes…

Les experts continueront donc à discuter de la pertinence des multiples travaux de Tirole2 mais, au-delà du débat d’experts, le problème est qu’il semble que la méthode qu’il utilise soit la seule possible pour réfléchir à l’économie. C’est ce que suggère en tout cas l’étude réalisée par les étudiants de Peps-Économie mobilisés pour un enseignement qui laisse plus de place aux différentes théories économiques, à l’histoire des faits et des idées ainsi qu’à la multidisciplinarité. Classant les licences d’économie disponibles en France, ils soulignent que les enseignements proposés par Toulouse sont les plus rétifs à l’histoire et à l’ouverture théorique et disciplinaire3. Le prix de la Banque de Suède vient soutenir une méthode d’enseignement non pluraliste, dont les plus grands représentants, lauréats du prix avant Jean Tirole, nous démontraient sans rire il y a peu que les crises économiques étaient finies et les bulles spéculatives impossibles… L’absence de pluralisme des méthodes et des pensées pose un réel problème pour la qualité du débat démocratique tant les questions économiques y jouent aujourd’hui un rôle important.

Il fut un temps, le milieu des années 1970, où le prix de la Banque de Suède savait récompenser des Gunnar Myrdal et des Friedrich Hayek, des économistes qui, quoi que l’on pense de leurs travaux, étaient de véritables intellectuels. Aujourd’hui, le prix ne va plus, à de très rares exceptions près, qu’aux représentants d’une seule approche aux fondements théoriques bâtis sur du sable4 et qui l’utilisent pour servir leurs engagements personnels, progressistes ou conservateurs selon les cas. Qu’un Français soit désigné digne d’être membre de ce club monolithique et dominé par les rapports de force sociologiques au sein de l’université américaine, à laquelle il est lié, n’est pas forcément une nouvelle permettant d’espérer une plus grande qualité du débat démocratique en économie.

  • 1.

    Étienne Wasmer, « Jean Tirole, un économiste de la complexité des marchés », Libération, 13 octobre 2014.

  • 2.

    On pourra par exemple trouver une critique de son approche de la finance dans le Global Financial Stability Report du FMI, octobre 1993 (p. 113). Une autre sur ses recommandations en termes de politique climatique dans Olivier Godard, « L’organisation internationale de la lutte contre l’effet de serre. Une revue critique des thèses du rapport Tirole », L’Économie politique, no 46, avril 2010.

  • 3.

    Voir « L’enseignement de l’économie dans le supérieur : bilan critique et perspectives », L’Économie politique, no 58, avril 2013.

  • 4.

    La démonstration rigoureuse en est faite par Steve Keen, l’Imposture économique, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2014.

Christian Chavagneux

Docteur en économie, il a enseigné à Sciences Po et à l'université Paris-Dauphine. Après avoir été économiste pour l'Agence française de développement, la Société générale et le Commissariat général du Plan, il est désormais journaliste pour Alternatives Economiques et chroniqueur dans des émissions télévisées et radiophoniques. …

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