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Photo : Hussam Abd via Unsplash
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Apple : comment l'Europe veut récupérer ses impôts

novembre 2016

Le redressement fiscal record infligé à Apple en 2016 au titre d’« aides d’État » contraires au droit européen de la concurrence a représenté un tournant dans l’approche de la Commission européenne : alors que les multinationales affirment régulièrement que leurs pratiques d’optimisation fiscale sont légales à défaut d’être morales, la Commission leur répond aujourd’hui qu’elles violent les lois européennes.

Le 30 août dernier, la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, annonce que la société Apple reçoit depuis 1991 ce qu’elle considère comme une aide d’État illégale du gouvernement irlandais et tombe sous le coup d’un redressement fiscal de 13 milliards d’euros. Une décision qui fait suite à celle d’octobre 2015 de la même commissaire, réclamant de 20 à 30 millions d’euros dans les cas de Fiat au Luxembourg et de Starbucks aux Pays-Bas.

Les montants sont plus faibles mais le principe avancé est le même : les pratiques d’optimisation fiscale agressive des multinationales sont illégales au regard des traités européens et doivent être condamnées. Un argument choc puisque ces grandes entreprises affirment régulièrement que si leur « planification fiscale » ne respecte pas toujours la morale, au moins ne font-elles rien d’illégal. Faux, répond désormais la Commission, vous violez les lois européennes.

Pour comprendre les enjeux de ces décisions, il faut expliquer ce qui fonde les sentences de la Commission et les replacer dans le contexte de la lutte contre les pratiques abusives des entreprises engagée depuis 2013 par le G20.

Des paradis artificiels

En 1991, puis en 2007, le fisc irlandais a signé deux rulings avec la société Apple. Un ruling – rescrit fiscal en français – est un accord donné par une administration fiscale à une entreprise qui doute du traitement fiscal de ses activités, suggère une solution et vient vérifier auprès des contrôleurs qu’elle a fait les bons choix. C’est donc un outil qui assure de la visibilité fiscale aux entreprises en leur permettant de lever toute incertitude juridique.

Mais le principe en a été perverti par plusieurs États, notamment le Luxembourg, comme l’ont montré les fuites du LuxLeaks, et, dans le cas présent, l’Irlande. Les fiscs de ces pays valident des interprétations des lois existantes qui permettent aux entreprises de contourner la souveraineté fiscale des pays où elles réalisent des bénéfices. En les autorisant par exemple à utiliser des techniques de transfert artificiel de ces bénéfices vers des territoires où ils seront peu contrôlés et peu taxés.

Ainsi l’Irlande a-t-elle permis à la société Apple de transférer les bénéfices réalisés en Europe vers sa filiale irlandaise Apple Sales International. Celle-ci détient les droits de propriété intellectuelle d’utilisation de la marque que les autres filiales doivent lui payer, siphonnant ainsi leurs profits vers l’Irlande. Mais ce n’est pas tout. On pourrait penser qu’Apple fait simplement jouer la concurrence fiscale entre les États pour bénéficier du faible taux d’imposition des bénéfices irlandais de 12, 5 %. En fait, la société est également engagée dans des pratiques opaques visant à réduire à néant sa contribution fiscale. Car très peu d’impôts sont payés en Irlande :

Selon la méthode convenue, la plupart des bénéfices étaient affectés en interne à un « siège » d’Apple Sales International situé en dehors de l’Irlande. Ce « siège » n’était situé dans aucun pays, n’employait aucun salarié et ne possédait pas de locaux. […] la Commission a conclu que les rulings fiscaux émis par l’Irlande avalisaient une affectation artificielle des bénéfices1.

L’Irlande autorise donc Apple à bâtir un monde fictif pour échapper à l’impôt sur les sociétés sur les milliards de profits réalisés dans les autres pays européens. Cela revient à une aide d’État déguisée à une entreprise particulière, affirme la Commission, interdite par les traités européens au nom du principe du respect d’une concurrence libre et non faussée. Un principe qui se trouve bien utile aujourd’hui pour lutter contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales.

Le résultat de ces pratiques est phénoménal. La Commission indique que le taux d’imposition des profits d’Apple en Europe est passé de 1 % en 2003, un montant déjà extrêmement faible, à 0, 05 % en 2011 puis à 0, 005 % en 2014 ! Le refus d’Apple de payer l’impôt paraît sans limite.

Qui va récupérer les 13 milliards ?

La Commission considère, sur la base de son analyse, qu’Apple a ainsi bénéficié entre 2003 et 2013 – elle ne peut juridiquement remonter plus loin – d’une aide d’État illégale de 13 milliards d’euros, correspondant aux impôts dus mais non payés.

A priori, c’est au gouvernement irlandais, qui conteste la décision, de réclamer à la multinationale ce qu’elle aurait dû payer. Mais la commissaire Vestager a pris bien soin de préciser que si, à la lumière de son enquête, d’autres pays européens se sentaient floués, ils devraient demander à récupérer les impôts non payés, ce qui réduirait d’autant la somme à verser dans les caisses irlandaises.

La Commission incite ainsi clairement les autres pays de l’Union à réclamer leurs impôts. L’Autriche et l’Espagne ont indiqué publiquement leur souhait de s’appuyer sur les éléments d’enquête de la Commission pour voir si elles ne pouvaient pas récupérer un peu d’argent. De son côté, la France a annoncé qu’elle ne le ferait pas. Au ministère des Finances, on souligne que l’administration fiscale traite déjà le dossier depuis un moment, que les éléments de la Commission sont les bienvenus mais que cela ne nécessite pas une action spécifique supplémentaire.

Tensions diplomatiques

La commissaire a également mentionné que les États-Unis pouvaient se saisir de ses éléments d’enquête. Pour comprendre pourquoi, il faut rappeler que le G20 s’est engagé dans un exercice de coopération internationale visant à remettre en cause les pratiques fiscales douteuses des multinationales. L’Ocde, qui est à la manœuvre technique pour le G20, a ainsi proposé en 2013 un plan d’action en quinze points pour tenter d’encadrer et de réduire ces pratiques. Plus de cent pays sont aujourd’hui engagés dans ce plan Beps (Base Erosion and Profit Shifting).

Mais un point important reste non résolu. Dans le cas où le plan serait efficace, une partie de la base fiscale perdue par les États pourra de nouveau être taxée. La question se pose alors de savoir qui va récupérer cette base fiscale. Dans le cas d’Apple – comme dans les autres cas – la Commission européenne vient de dire que puisque cela concerne des activités réalisées en Europe, c’est aux Européens de récupérer la base et les recettes fiscales. Mais le fisc américain avance l’idée que puisque ces grandes sociétés n’existent que par la valeur ajoutée créée par les ingénieurs du pays, l’argent doit prioritairement entrer dans les caisses des États-Unis. D’où la petite remarque de notre commissaire : c’est pour nous, mais si vous avez des éléments à faire valoir, je suis prête à vous en laisser une partie…

Cela suffira-t-il pour établir un compromis ? La diplomatie économique est en marche. Celle-ci concerne les relations entre États : le gouvernement américain s’était publiquement mobilisé par avance pour dénoncer un acharnement de l’Union européenne contre ses multinationales. La commissaire, très combative, a répondu que sa décision concernait des ventes et des profits réalisés en Europe, ce qui rend sa décision légitime.

Apple à la manœuvre

Mais la diplomatie à l’heure de la mondialisation concerne également les relations entre acteurs privés et entre les acteurs économiques et les États. Apple a réagi avec une énorme mauvaise foi. Ses dirigeants ont déclaré qu’ils vont « devoir payer rétroactivement des impôts supplémentaires » alors qu’il n’y a aucune décision de rétroactivité de la part de la Commission et qu’il s’agit pour la firme de payer les impôts qu’elle aurait dû payer si elle n’avait pas organisé un transfert artificiel de ses bénéfices. La commissaire n’a d’ailleurs pas résisté à faire un peu d’ironie : quand le taux d’imposition d’une entreprise passe de 0, 05 % à 0, 005 %, celle-ci doit quand même s’attendre à quelques questions sur sa stratégie fiscale !

L’entreprise a alors réussi à mobilier le Business Roundtable, un lobby regroupant les plus grandes multinationales des États-Unis, dont le président a écrit, mi-septembre 2016, une lettre proprement incroyable aux vingt-huit dirigeants européens. Il leur demande tout simplement de supprimer la décision de la Commission, au motif que les rulings sont signés pour assurer une transparence fiscale totale de la part des entreprises américaines !

La difficulté principale, à présent, est que certaines entreprises cherchent à profiter de la décision européenne pour contester les transformations des règles fiscales mondiales engagées par le G20. Pourquoi coopérer et tenter de modifier les pratiques, si la Commission joue de ses propres règles pour les taxer quoi qu’il arrive, y compris sur des périodes passées ?

Le dernier mot reviendra à la Cour de justice de l’Union européenne, saisie par Apple et le gouvernement irlandais sur la validité des arguments de la Commission. D’ici là, d’autres entreprises se verront remises en cause. La bataille mondiale contre les pratiques fiscales douteuses des multinationales a vraiment commencé.

  • *.

    Éditorialiste à Alternatives économiques.

  • 1.

    Communiqué de presse de la Commission européenne du 30 août 2016 (europa.eu).

Christian Chavagneux

Docteur en économie, il a enseigné à Sciences Po et à l'université Paris-Dauphine. Après avoir été économiste pour l'Agence française de développement, la Société générale et le Commissariat général du Plan, il est désormais journaliste pour Alternatives Economiques et chroniqueur dans des émissions télévisées et radiophoniques. …

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