
Colonisation et migrations : une faute de la République ?
Le président Macron a reconnu la colonisation comme une faute de la République. Cette formule morale occulte le sort réservé aux migrants africains, pour lesquels Paul Ricœur demandait déjà le respect du droit d’asile.
Peu après la chute du mur de Berlin, Paul Ricœur explique : « Pour comprendre ce qui se passe à l’Est, je rappellerai ce que me disaient les Tchèques. Leur souci n’était pas de savoir quel était le meilleur régime économique, mais d’abord de sortir de la peur et du mensonge1. ». On serait tenté de dire la même chose à propos des Africains : leur souci n’est pas de savoir quelle est la meilleure politique monétaire ou la meilleure constitution ; ils veulent d’abord sortir de la peur et du mensonge. Aujourd’hui, alors que de nouveaux murs de barbelés s’étendent et se renforcent de Gibraltar au Bosphore, beaucoup d’Africains traversent le Sahara comme le firent les Allemands de l’Est à travers la Hongrie à l’été 1989, quand un vieux mur se lézardait.
Paul Ricœur s’est interrogé sur la représentation du passé dans le présent, sur le passage des mémoires individuelles vers notre mémoire collective, qui se fait par l’intersubjectivité des citoyens2. Les historiens font le travail de vérité par la documentation sourcée, confrontée, vérifiable et les témoignages. Il estimait fragile le discours politique qui repose sur la captation de l’auditeur par des moyens de communication qui cherchent l’influence : le flou, l’évidence approximative, la fausse alternative. L’homme politique est dans l’action conduite au moyen de paroles. Alors, quand il invoque l’histoire, soyons doublement attentifs à ce qui est dit.
Mémoire de la colonisation
À la fin de 2019, les interrogations sur l’intervention de la France au Sahel et le franc CFA ont amené les hommes politiques à s’exprimer dans l’espace public. Le 22 décembre à Abidjan, le président Macron s’est appuyé sur l’argument générationnel pour annoncer la fin du franc CFA entre la France et les pays africains : « Alors moi je n’appartiens pas à une génération qui a connu le colonialisme, beaucoup des jeunes qui nous le reprochent ne l’ont pas connu davantage et parfois prêtent à cette époque les difficultés d’aujourd’hui. » La colonisation passe désormais de la mémoire à l’histoire et il observe chez les jeunes Africains que « trop souvent aujourd’hui, la France est perçue comme ayant un regard d’hégémonie et des oripeaux d’un colonialisme… » Il ajoute en forme d’aveu : « … qui a été une faute de la République ».
Ancien assistant éditorial de Ricœur pour son ouvrage sur l’histoire et la mémoire, il choisit ses mots quand il convoque l’histoire. Aux fêtes johanniques d’Orléans au printemps 2016, il préempte la figure de Jeanne d’Arc. À l’été 2016, il s’affiche au Puy du Fou, lieu de mémoire d’une France nostalgique des équilibres d’avant la Révolution. En février 2017, depuis Alger, il estime que la colonisation a été un crime contre l’humanité. Lors de la scénographie de sa victoire électorale, il incarne la France depuis la monarchie jusqu’à la construction européenne, en passant par l’Empire et la République. En septembre 2018, il reconnaît la responsabilité de l’État dans l’assassinat de Maurice Audin à Alger en 1957. Deux mois plus tard, à Morhange, avec son « itinérance mémorielle » pour l’armistice de 1918, il propose un parallèle entre les 27 000 morts français du 22 août 1914 et les victimes de « la désindustrialisation et les coups de boutoir de la mondialisation ». Un an plus tôt, au cours de son premier grand déplacement en Afrique, dans un discours à l’université de Ouagadougou, il dessinait sa vision des relations de la France avec les pays du Sahel. Comme deux ans plus tard à Abidjan, la question générationnelle fut centrale : « Je suis comme vous d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé. […] Je suis d’une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation sont incontestables et font partie de notre histoire. »
La faute, la culpabilité, l’aveu et le pardon
L’histoire de la colonisation européenne est documentée. Son bilan s’alourdit au fur et à mesure que la recherche historique avance. La traite négrière, reconnue en France comme crime contre l’humanité en 2001, avait préparé le terrain. Les conséquences sont lourdes soixante-dix ans après les indépendances : frontières contestées, intégration primaire des économies dans la mondialisation, régimes autoritaires sous influence de l’ex-colonisateur, pauvreté du terreau démocratique, services publics à la dérive, inégalités croissantes, élites prébendières, pillage des ressources minières. Seuls quelques nostalgiques tentent encore de défendre les aspects positifs de la colonisation. Les infrastructures coloniales pour l’exportation et les campagnes de vaccination ne pèsent pas devant la mise en coupe réglée de vastes territoires et de leurs populations.
La qualification juridique de la colonisation est en débat aujourd’hui à l’encontre d’un pays construit sur la mémoire des victimes du génocide nazi, dont le procès des auteurs en 1945 à Nuremberg avait été à l’origine des incriminations de crime de guerre et de crime contre l’humanité3. À Abidjan, le président Macron a alors choisi le terrain de la morale, avouant la faute de la République. Faute avouée, à moitié pardonnée ? Pour Paul Ricœur, l’aveu désigne le moment subjectif de la faute reliée de manière indissoluble au sujet conscient de sa culpabilité. La faute existe parce que le sujet est libre et capable de sa liberté. L’aveu chemine depuis « la profondeur insondable de l’ipséité de la faute4 », jusque-là demande de pardon qui nous vient de notre héritage abrahamique. Paul Ricœur redoutait ce qu’il appelait l’infiltration théologique dans ses textes philosophiques et ce risque est grand quand il s’agit de crimes d’États.
La faute à Marianne
En France, depuis la Révolution de 1789, le sens du mot « république » dépasse sa signification juridique et politique. Chacune des cinq Républiques a apporté sa couche de principes et de valeurs qui constituent une mémoire partagée, le socle d’une identité française autour de la devise « liberté, égalité, fraternité ». L’allégorie de la République, le visage d’une femme au bonnet phrygien, nous regarde dans toutes les mairies du pays. D’une abstraction, les Français en ont fait une réalité qui nous transcende. Pour Paul Ricœur, cette hypostase de la République révèle une représentation collective.
Pourquoi le président Macron a-t-il reconnu une faute de la République, plutôt que la responsabilité de l’État dans les crimes commis au nom de la colonisation ? Pourquoi ne l’a-t-il pas reconnue comme crime contre l’humanité, comme il l’a déclaré à Alger alors qu’il était candidat ? Juridiquement, parce que cela ouvrirait à des droits à réparation, et politiquement, parce qu’une nouvelle repentance officielle n’est plus dans l’air du temps, surtout dans les franges de l’électorat qu’il tente de séduire. On peut aussi imaginer une figure de rhétorique politique choisie pour un auditoire africain qu’il suppose plus sensible à l’infiltration théologique : depuis la fin de l’apartheid, onze pays du continent, dont la Côte d’Ivoire, ont mis en place des commissions « vérité et justice », comme celle de 1995 en Afrique du Sud. Souvent présidées par des hommes d’Église, ces commissions ont permis des mises en scène collectives de réconciliation nationale à caractère politico-religieux sans passer par la justice, la phase centrale des dispositifs de justice transitionnelle que Paul Ricœur analysait avec distance. Pour lui, cette possibilité de la reconnaissance d’une faute attribuée à la République n’aurait pas de sens, elle n’en a pas la capacité, elle n’est pas un sujet conscient. La traite négrière serait une faute de la monarchie et le rétablissement de l’esclavage dans les Antilles, aboli sous la Convention, une faute du Consulat ? Le ridicule s’ajouterait à l’inutilité.
On peut penser qu’Emmanuel Macron a choisi cette formule tout simplement parce qu’il la croit appropriée à la réalité de la mémoire de la colonisation. Lors de la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans l’assassinat de Maurice Audin, il n’avait pas demandé pardon dans son allocution publique, mais il le fit à titre personnel quand il rendit visite à Josette Audin. En séparant les deux démarches, il montrait que l’institution rend justice, répare ou amnistie, mais ne demande ni ne donne le pardon. La reconnaissance officielle de l’État n’est pas un acte de contrition, mais bien un aveu. Il montrait aussi que si l’État n’a pas cette capacité existentielle du pardon, lui l’aurait en tant que personne titulaire de la plus haute fonction de l’État. À cinq mille kilomètres de Paris, il utilise la formule « faute de la République » et suggère que la République a la capacité existentielle de la faute. Il dévoile ainsi sa pensée sur la fonction de président de la République, qui serait moins un mandat délégué par le suffrage universel qu’un sacerdoce. Il ne s’agit plus d’infiltration théologique, mais bien d’inondation qui augure mal de la fin du « théologico-politique », c’est-à-dire la fin du pouvoir vertical que Paul Ricœur entrevoyait5.
Retour et départs d’Afrique
En 1948, Emmanuel Mounier, lors de son voyage en Afrique, avait fait escale à Abidjan, capitale de la prospère colonie de Côte d’Ivoire. Il tira de ce périple un carnet de voyage6 et une analyse politique intitulée « L’Afrique devient-elle majeure ? » Sur la Côte d’Ivoire, sous le titre « La Côte d’Ivoire, ou nos actes nous suivent », il analyse les structures du système colonial et anticipe les processus de décolonisation politique où la France préservera ses intérêts économiques et géostratégiques. Il y décrit comment le gouverneur Latrille, dont le plus long boulevard d’Abidjan garde toujours la mémoire, avait imposé un roi Baoulé aux Indéniés d’Abidjan. Le nouveau roi désigné était le beau-frère du représentant des autochtones de la colonie à l’Assemblée nationale à Paris, Félix Houphouët-Boigny, qui deviendra le premier président de la Côte d’Ivoire. Emmanuel Mounier explique aussi comment les intérêts économiques de la métropole dans ce territoire avaient structuré les rapports sociaux de production autour de l’exploitation de la main-d’œuvre de Haute-Volta travaillant dans les plantations de cacao et de café. Ces actes ont suivi l’histoire postcoloniale du pays et la visite du président Macron en décembre 2019 s’inscrit dans cette vieille tradition des relations franco-ivoiriennes : il y a parlé de succession au pouvoir, d’intérêts économiques et de politique monétaire stabilisant les prix à l’exportation des cultures de rente.
Emmanuel Macron avait évoqué à Ouagadougou le drame des migrations avec des mots justes : « Elles sont le stade ultime de la tragédie que nous avons laissé prospérer sur ce que j’appelle les routes de la nécessité. […] C’est un crime contre l’humanité aujourd’hui sous nos yeux. » Pourtant, que fait-on pour identifier les auteurs et empêcher que ces crimes contre l’humanité ne soient commis, sinon renforcer nos frontières et légitimer des régimes responsables du délabrement des services de l’État qui pousse les jeunes à fuir, faute d’accès à leurs droits fondamentaux (élections justes et transparentes, santé, éducation et culture) ? Les migrations africaines sont des visages qu’il nous faut regarder comme notre part d’humanité. C’est celui de Laurent Barthélémy, un adolescent ivoirien dont le corps était retrouvé au petit matin du 8 janvier 2020 à Roissy-Charles-de-Gaulle dans le train d’atterrissage d’un Airbus parti d’Abidjan la veille. Il était élève de 4e dans un collège du quartier de Yopougon, où il étudiait avec cent quinze autres élèves dans la même classe alors que les ministres envoient leurs enfants étudier en Europe. Ce jeune homme fuyait le désespoir de la peur et du mensonge.
Les migrations africaines sont des visages qu’il nous faut regarder comme notre part d’humanité.
Paul Ricœur s’était exprimé sur la question des migrants à l’occasion des événements de l’église Saint-Bernard7. Bien que les questions d’éthique soient centrales pour lui, celle de l’étranger n’est pas une affaire de morale, c’est une affaire de droit que la philanthropie ne nous permettrait pas d’examiner sereinement. L’hospitalité signifie le droit pour un étranger à son arrivée sur le territoire d’autrui de ne pas être traité en ennemi. Définir l’étranger, celui qui n’est pas nous, nous oblige à nous définir nous-mêmes : une population, un territoire et un État. Cette distinction ne doit pas être pervertie en ennemi/ami. L’étranger est le visiteur, l’immigré ou le réfugié, qui doit respecter les lois du pays d’accueil. Ricœur rappelle l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. »
L’impossibilité organisée d’accéder aux droits économiques et sociaux, reconnus par le pacte additionnel de 1966 à la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne serait-elle pas une persécution ? Le changement climatique ne nous amènera-t-il pas à élargir la notion de persécution à celle de nécessité ? Paul Ricœur estimait que seul le respect strict du droit d’asile permettait de trouver les dispositifs justes pour encadrer l’immigration économique. Or nous faisons exactement le contraire depuis des années, et cela s’aggrave avec les lois de 2015 et de 2017, qui mettent en place la dégradation continue des conditions et des modalités d’accès au droit d’asile. C’est ce devoir d’hospitalité, l’articulation entre altérité et identité que Paul Ricœur aurait pensé sous l’appellation « mode de vie européen » de la nouvelle Commission européenne8.
Aujourd’hui, chaque noyé en Méditerranée montre les fautes des gouvernements africains et européens. La justice jugera-t-elle un jour les crimes de ceux qui exploitent les migrations, de ceux dont l’incurie politique les rend possibles et de ceux qui fuient l’obligation d’assistance à personnes en danger ? Comme avec la colonisation, si ces actes de déni d’humanité contre les migrants sont des fautes de la République ou de l’Europe, c’est d’abord la culpabilité criminelle de ceux qui les commettent au nom de leur État qui devra être jugée, sinon nos actes de contrition sonneront comme des paroles vides de sens, des larmes de crocodile, de la verroterie pour comptoirs africains.
- 1.Paul Ricœur, « Entretien », France catholique, no 2338, 17 janvier 1992 (Fonds Ricœur).
- 2.P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
- 3.Voir Ghislain Poissonnier et Éric David, « Les colonies israéliennes en Cisjordanie, un crime de guerre ? », Revue des droits de l’homme, no 16, 2019.
- 4.P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 604.
- 5.Voir P. Ricœur, « Le pouvoir politique. Fin du théologico-politique ? », Esprit, septembre 2019.
- 6.Emmanuel Mounier, L’Éveil de l’Afrique noire [1948], Paris, La Renaissance, 2007.
- 7.P. Ricœur, « La condition d’étranger », Esprit, mars-avril 2006.
- 8.Voir P. Ricœur, « Quel ethos nouveau pour l’Europe ? », dans Peter Koslowski (sous la dir. de), Imaginer l’Europe. Le marché intérieur européen, tâche culturelle et économique, Paris, Cerf, 1992.