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Cartouches gauloises, de Mehdi Charef

août/sept. 2007

Il aura fallu plus de vingt ans à Mehdi Charef pour parler de son enfance en Algérie. Vingt ans durant lesquels il a tourné six films2 et écrit trois livres3. En août 2005, sa première pièce est créée au théâtre Montparnasse, à Paris. 1962 se passe sur un quai de gare, quelque part en Algérie. S’y croisent des Français, un type de l’Oas, un harki, un fellagha … et un chef de gare. C’est un été pas comme les autres : la fin de la guerre d’Algérie, l’Indépendance, le départ des derniers colons. Mehdi Charef a préféré aborder ses souvenirs d’enfance sans parler de lui.

Rassuré par cette approche un peu didactique et où il n’est question que des adultes, il ose enfin se raconter. Raconter ce gamin qui avait dix ans en

1962. L’an dernier est paru au Mercure de France un beau livre qui porte un beau titre : À bras le cœur.

Parce que, dit Mehdi Charef, on ne peut pas se reconstruire quand on nie une partie de soi-même. Qu’il soit bienheureux ou malheureux, chaque moment de la vie est une brique. Toutes sont utiles. On ne peut pas dire : « Je vais laisser un trou dans ce pan de mur. » Si certaines briques sont lourdes, parce qu’elles représentent des moments très lourds du passé, il faut les prendre quand même. C’est ce que j’ai essayé de faire4.

À bras le cœur est centré sur sa famille et surtout sa mère. Cette mère, dont Mehdi Charef est si fier et qu’il a vue tout doucement s’épanouir en France.

Une femme arabe et tu la retrouves au Monoprix, sans son voile et sans son mari, avec son petit sac … Ça, c’est quelque chose ! C’était dans les années 1970. Moi, au contraire, je ne voulais pas montrer que j’étais plus heureux en France. Par orgueil. C’était mon pays, c’était mon enfance : je ne voulais pas décrocher de l’Algérie. Et puis, ça me permettait aussi de me trouver des excuses. Si ça ne va pas, c’est à cause de l’exil. Même à onze ans, tu t’arranges bien avec la vérité5.

Cette honnêteté, cette lucidité, elles parcourent tout le livre. On y trouve l’horreur au détour d’une phrase. Et ce qui en reste dans les yeux et le cœur d’un enfant rêveur. On y trouve déjà cet amour qui ne le quittera plus pour les mal aimés.

Et puis, il y a ces dialogues extravagants – mais au fond pas tant que ça – avec Dieu. À dix ans, le petit Mehdi discute d’égal à égal avec « le Vieux », comme il l’appelle. Il le plaint. Il lui tient tête. Il l’avertit aussi :

Je lui ai dit qu’une fois devenu grand, je ne jeûnerai pas pour le ramadan, je ne mettrai pas les pieds à la mosquée, je ne lirai pas le Saint Livre.

Une fois, il l’a même vu :

Il avait une cape arc-en-ciel, qui traînait jusque dans la fange, et Il s’est plaint : « Ils veulent me tuer ou quoi ? »

Livre foisonnant, déchirant et magique, À bras le cœur dessine en creux le portrait d’un gamin qui est déjà celui qu’il va devenir : un poète.

Enfin, troisième étape, le film. Cartouches gauloises, c’est la guerre d’Algérie vue par les yeux d’un enfant. Un film qui va vite, très vite, aussi vite que les jambes du petit livreur de journaux, à qui son métier permet d’entrer partout, même dans la caserne, même au bordel. Ali gagne ainsi quelques sous pour aider sa mère. Mais ça ne l’empêche pas d’aller à l’école où le directeur annonce aux enfants le départ de leur instit’ : « M. Moréno a eu peur des fellaghas qui posent des bombes même dans les écoles. » Avec son meilleur copain, Nico, et avec Gino et le petit Paul, Ali construit une cabane en roseaux, juste sous le pont du chemin de fer, au bord de l’oued.

Un jour, sa mère vient chercher Paul : « Vite, le bateau n’attendra pas. » Bientôt, ce sera le tour d’un autre copain : « N’y va pas, David, crient les gosses, les Français, ils aiment pas les youdes. » La vieille madame Rachel, elle, refuse de suivre ses enfants : « Je préfère être tuée de la main des Arabes plutôt qu’être humiliée en France. »

« Dans mon village, dit Mehdi Charef, les trois communautés, juive, française et arabe, s’entendaient bien. »

Le cœur du film, c’est un double déchirement : la peur, pour Nico, de quitter l’Algérie ; la peur, pour Ali, de le voir partir. Une histoire d’amitié, donc. Comme en racontent tous les films de Mehdi Charef.

L’amitié d’un petit Algérien qui attend l’Indépendance et en est content parce que ses parents s’en réjouissent, et celle d’un petit Français qui, lui, rêve de garder l’Algérie française parce que ses parents pleurent à l’idée de rentrer en France. J’ai mis très longtemps à comprendre que la cabane – qui a existé : elle était seulement un peu moins belle –, c’était l’Algérie. Je ne m’en étais pas rendu compte. « Cette cabane, je l’ai construite autant que toi, crie Nico en rage et en larmes. Et puis, t’es content, tu vas la garder pour toi tout seul ! » Autrement dit : « Tu vas garder l’Algérie pour toi tout seul ! » Et cela, je t’assure que je ne le savais pas. Quand je l’ai compris, j’ai éclaté de rire. On ne sait pas ce qu’on fait. On n’ose pas l’analyser6

Curieusement, le film prend plus de distance avec la réalité que le livre. Ainsi, le nom réel du meilleur copain du petit Mehdi, José, devient Nico dans le film. Mehdi, lui, devient Ali. L’absence de son père n’est plus due au fait qu’il travaille en France pour faire vivre sa famille : il se cache dans la montagne avec les fellaghas. Et certaines scènes, très violentes dans le livre, le sont moins dans le film, ou carrément supprimées.

C’est la grande différence entre Mehdi Charef et Ken Loach qu’il admire tant. Tous deux ont le même regard plein de tendresse et de compassion. Mais Charef se sent incapable de filmer la violence de façon réaliste – comme Ken Loach le fait dans son dernier film, Le Vent se lève, qui traite de la guerre d’Irlande.

Je prends du recul, dit Mehdi Charef. Un roman, on l’écrit et puis c’est tout. Un film, tu veux que ce soit beau. C’est ça qui est troublant : tu veux que ce soit beau, que ce soit fort, pas que ce soit vrai. Je me pose des questions : comment vais-je faire pour que le spectateur soit ému ? À partir du moment où il y a des comédiens, on n’est plus dans la réalité. Alors, je cherche l’axe le plus beau. Ou je rajoute une ou deux choses qui nous ramènent à la fiction. Dans la scène où ma mère court après le camion qui emporte le cadavre de son frère, je cherchais le meilleur angle pour filmer en même temps la course d’Aïcha (ma mère) et d’Ali et le ciel bleu et la terre rouge. En même temps, je me disais : il ne faut pas se gourer sur la musique, j’ai envie d’une voix qui crie dans le désert, plus un cri qu’un chant.

C’est que pour Mehdi, depuis son enfance, le cinéma est un refuge. On le voit bien dans Cartouches gauloises où, chaque fois que ça va mal, Ali va rendre visite à son ami le projectionniste et se repasse une séquence – toujours la même – de Los Olvidados de Buñuel.

J’ai beaucoup souffert de l’absence de mon père. Or, dans Los Olvidados, il y a un autre enfant que son père a planté là. J’avais l’impression de n’être plus tout seul dans ce cas-là. Que ça pouvait même arriver dans d’autres pays que le mien.

Ce n’est pas du réalisme que se réclame Cartouches gauloises, mais du néoréalisme. On pense à Comencini. Même attention portée aux enfants. Même compréhension de ce qui les fait souffrir. Et même dérapage dans le rêve. Ce qui d’ailleurs n’est pas nouveau chez Mehdi Charef : dans tous ses films, aussi ancrés soient-ils dans le réel, il y a une part de rêve. Souvenez-vous de Miss Mona, le travelo vieillissant joué par un Jean Carmet bouleversant, qui s’imagine soudain en Marilyn Monroe. Ou des trois taulardes d’Au pays des Juliets qui, au cours d’une permission de vingt-quatre heures, rencontrent leurs fantômes dans les rues de Lyon : la Giuletta Masina de La Strada et la Jean Seberg d’À bout de souffle qui vend le New York Herald Tribune

Ici, le rêve se fait plus discret, mais il est là. Certains plans sont magnifiés. Par exemple, la mort de la tante d’Ali. Mehdi Charef avait sept ou huit ans quand il a vu fusiller sa tante devant les cadavres de son mari et de son fils.

Cette tante, je l’adorais. Ma mère aussi l’adorait. Elle faisait manger des gens qui rentraient, la nuit, blessés et se cachaient dans un puits. C’était une héroïne malgré elle. Elle n’a pas été décorée. Alors, de cette femme qui est fusillée au milieu des pierres rouges, j’ai voulu faire un portrait. Elle se tourne vers nous, elle a un petit sourire et on la filme comme la Joconde. Il fallait dépasser la réalité, sinon je n’aurais jamais pu tourner cette scène.

D’autres séquences illustrent bien la « méthode Charef ». Par exemple, celle où Ali et Nico trouvent une petite fille nue cachée dans les vignes. Les fellaghas sont arrivés tandis qu’elle prenait sa douche. Elle s’est sauvée. Elle n’ose pas retourner dans la maison. Elle demande aux garçons d’aller voir ce qui est arrivé. Dans le salon, tandis que le pick-up passe en boucle Bambino, gisent les cadavres de ses parents et de ses grands-parents. Plan suivant : les trois enfants s’éloignent ensemble de la maison. « T’en fais pas, Julie, dit Nico, demain, on reviendra avec Ali : on le retrouvera ton chat. »

C’est ça, pour moi, le cinéma. Un plan et une réplique inventés, qui sont beaucoup plus forts que la scène d’horreur qu’on vient de voir.

Tout Mehdi Charef est dans cette pudeur et cette délicatesse qui, paradoxalement, vont plus loin, en disent plus, que la réalité nue. On comprend aussi pourquoi le film va si vite, fait d’une multitude de saynètes, et contient beaucoup de plans d’ensemble. Ses souvenirs lui sont si douloureux que Mehdi Charef ne veut – ne peut – s’y attarder. De même qu’autrefois, après un drame, l’instinct de conservation poussait le petit Mehdi à penser vite à autre chose : à un jeu, à un film. Quant aux plans d’ensemble, c’est simple :

Je regardais de loin, parce que j’avais peur.

Occulter la douleur pendant quarante ans. Et puis tenter de l’apprivoiser …

  • 1.

    Cartouches gauloises (1 h 32), film franco-algérien de Mehdi Charef, avec Hamada (Ali), Thomas Millet (Nico), Zahia Said (Aicha), Bonnafet Tarbouriech (le chef de gare). Sortie : 8 août 2007.

  • 2.

    Le Thé au harem d’Archimède (1985, six prix, dont le prix Jean Vigo), Miss Mona (1986), Camomille (1988), Au pays des Juliets (1992), Marie-Line (2000, voir Esprit, janvier 2001, p. 208 sq.), La fille de Keltoum (2002, voir Esprit, mars-avril 2002, p. 363 sq.).

  • 3.

    Le Thé au harem d’Archi Ahmed (1983), le Harki de Meriem (1988), la Maison d’Alexina (1999). Ces trois titres sont réédités chez Gallimard, coll. « Folio ».

  • 4.

    Cette citation et la suivante sont tirées d’un entretien avec l’auteur, au printemps 2006.

  • 5.

    Ses souvenirs d’adolescence en France, Mehdi Charef les a racontés dans un livre à peine romancé, le Thé au harem d’Archi Ahmed. On l’y voit sombrer dans une semi-délinquance. Le récit s’arrête avant qu’il ne s’en sorte à force de volonté. De dix-huit à trente et un ans, il travaille en usine. Sur le conseil de Georges Conchon, il apporte son premier roman au Mercure de France, qui l’édite. Grâce à Costa Gavras et à sa femme, Michèle Ray-Gavras, ce livre devient son premier film : Le Thé au harem d’Archimède.

  • 6.

    Cette citation et les suivantes sont tirées d’un entretien avec l’auteur, le 2 juillet 2007.

Claude-Marie Trémois

Romancière et rédactrice en chef cinéma àTélérama de 1951 à 1995, Claude-Marie Trémois a été critique cinéma à la revue Esprit de 1998 à 2015.

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