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Zidane en gladiateur

Le film Zidane : un portrait du xxie siècle donne à voir le football comme on ne le voit jamais en tant que spectateur au stade, ni comme téléspectateur. S’il s’appuie sur un match joué en nocturne le 23 avril 2005 du championnat d’Espagne opposant le Real Madrid à Villareal, il ne filme pas la partie dans son ensemble. Au contraire des retransmissions télévisées ou des commentaires radiophoniques, l’enchaînement des actions n’est pas donné à voir et les buts sont masqués. Impossible de ressentir le plaisir habituel lié à l’esthétique d’un mouvement collectif, à la prise de pouvoir d’une équipe sur l’autre ou au suspense lié à l’évolution d’un score qu’on n’aperçoit que par intermittence.

Non, la caméra suit essentiellement un joueur, Zinedine Zidane, son corps en mouvement ou certaines parties de celui-ci, leurs manifestations, cadrés en très gros plan : ses pieds, ou plus exactement ses chaussures, son poignet, sa bouche susurrant à ses partenaires ahi, ahi (« ici, ici »), son visage où perle la sueur. Il marche, et tout à coup, sans que l’on comprenne pourquoi puisque l’action nous échappe, il se met à courir.

Le système du plan rapproché

Il y a, de prime abord, dans ce film un paradoxe frustrant : le gros plan permet certes d’apprécier la merveilleuse technique de Zidane, la manière fameuse notamment dont il conduit sa balle et la caresse. Mais par son parti pris du puzzle et du carottage, le film nous interdit d’admirer ce qui fait le génie si particulier de ce joueur, bien décrit par V. Duluc (L’Équipe magazine, 15 juillet 2006) : sa capacité à orienter le jeu et ainsi à faire voir le jeu au sein du match ; Zidane est « l’homme de l’avant-dernière passe », ce que le long métrage, en offrant une perspective tronquée de la rencontre, ne permet précisément pas d’apprécier. L’occasion était belle pourtant : Zidane d’un côté, de l’autre Juan Roman Riquelme, l’autre artiste du Mondial 2006, meneur de jeu argentin de Villareal, exilé à contrecœur de son pays suite à l’enlèvement de son frère, et capable par ses géniales transversales et ses ouvertures à contretemps de tisser pour son équipe une toile d’araignée jusqu’au but adverse.

Cette déception est compensée par le fait que le parti pris esthétique du film joue comme un révélateur à bien d’autres égards. On perçoit d’abord qu’avant d’être un sport collectif le football est un sport individuel : des sprints d’athlètes suivis de temps où l’on souffle, des contacts d’homme à homme moins codifiés qu’au rugby mais âpres également.

Au-delà, on se demande si la caméra qui se focalise sur les joueurs ne suggère pas aussi l’individualisme croissant du football de haut niveau : Zidane communique très peu avec ses partenaires. Outre sa timidité naturelle, il semble se sentir peu responsable du devenir de l’équipe madrilène. Les Galacticos du Real, Ronaldo, Raul, Beckham, Roberto Carlos, etc. apparaissent comme une traînée d’étoiles peu soudées et menaçant, sous l’impulsion combinée de leur virtuosité technique et des obligations liées à leur statut de vedette, de transformer le jeu collectif de football en pur spectacle.

Le durcissement du jeu

Leçon suivante glanée de la proximité entre la caméra et Zinedine Zidane : le climat profondément animal régnant sur le terrain. L’instinct grégaire des joueurs est suggéré lorsque les coéquipiers de Villareal se mettent subitement à courir ensemble, telle une nuée de volatils, après quelques secondes d’immobilité concentrée et un penalty transformé par Riquelme. Dans la même veine la caméra s’attarde sur Zidane crachant et reniflant ; il frotte à plusieurs reprises ses chaussures sur le sol telle une bête nerveuse. L’inquiétude est palpable parmi les joueurs : les chocs individuels provoquent un bruit sourd et la blessure guette toujours au tournant. Les joueurs semblent apeurés par l’anneau lumineux du stade qui les entoure. Zidane, entre deux implications dans le jeu, écoute le bruissement des tribunes et perd son regard dans la lumière aveuglante des projecteurs. Clameur, aveuglement, coups reçus et donnés aussi au risque de l’expulsion, solitude et vulnérabilité, tout conspire à rapprocher les joueurs de gladiateurs dans l’arène. Il y a là une évolution significative du football que dans La Stampa, en juillet dernier, Michel Platini résumait en marquant sa différence avec Zidane : « Zidane : mon football avec une cuirasse. »

Il est banal de dire que le football, voilà dix ans, a franchi un palier physique. Une chronologie photographique révèle le point de cette transformation pour Zidane : la saison 1996-1997 après son transfert des Girondins de Bordeaux à la Juventus de Turin. Filiforme comme Michel Platini, il acquiert alors son amplitude musculaire à l’occasion d’exercices physiques exigeants et répétés imposés par les préparateurs italiens.

Mais au-delà de sa mutation physique, le football moderne est désormais traversé sur le terrain par une guerre dont les cartons rouges ne révèlent les limites, mouvantes au demeurant, que par moments. Une guerre de basse intensité faite de gestes à la fois savamment contrôlés et préparés tels que tirages de maillots, « poussettes », fausses maladresses, insultes enfin. Une guerre d’usure se déploie, bien connue des entraîneurs, peu visible pour le spectateur, à l’égard de laquelle chaque arbitre fixe un seuil de tolérance. Les simulations de fautes, dont l’art prospère à chaque compétition, apparaissent comme les compléments de ces agressions masquées. Les Portugais, surnommés « les plongeurs », en ont été désignés les spécialistes lors du dernier Mondial. À l’aide de la provocation ou de la simulation, les équipes mettent en œuvre de véritables stratégies de harcèlement visant, au bout du compte, à faire expulser tel ou tel joueur manifestement énervé ou déjà averti par l’arbitre.

Dans ce nouvel empire de la ruse, la faute franche est de moins en moins décelable : on a beau passer et repasser le ralenti de la faute de Ricardo Carvalho sur Thierry Henry en demi-finale de la Coupe du monde 2006, il est difficile de trancher : le libéro portugais veut-il « faucher » l’attaquant français ou veut-il simplement créer une gêne « tolérable » ? L’effort d’Henry est-il véritablement coupé ou sent-il que cette jambe gênante de Carvalho peut lui permettre d’obtenir un penalty s’il y frotte opportunément la sienne ? Nul, à part lui, ne peut le dire. Ni la vidéo, ni l’arbitre dont la ruse ambiante fonde toujours plus les décisions sur un argument d’autorité et transforme progressivement le rôle en celui de régulateur. La distribution des cartons et des penaltys vise à préserver l’équilibre des forces en présence, certes dans l’intérêt d’un spectacle qui doit conserver son suspense, mais aussi souvent dans l’ignorance de la réalité des faits…

Sortie de terrain

On aurait envie de dire, pour consolider le mythe, que les quatorze cartons rouges reçus par Zidane au cours de sa carrière, dont celui « prémonitoire » reçu au terme de la rencontre Real-Villareal – et qui expulse, en y mettant un terme brutal, le spectateur du film –, démontrent que le capitaine français ne supporterait pas cette montée en puissance de la ruse. Son coup de tête en finale du dernier Mondial, que la poétique classique qualifierait de vrai à défaut de vraisemblable, serait la protestation en acte que la guerre larvée est une guerre aussi violente et peu tolérable que les autres. Évidemment, cette interprétation est exagérée car Zidane a aussi durant sa carrière reçu de nombreux cartons jaunes, souvent les « jours sombres » – comme lors de ce quart de finale de l’euro 2004 perdu face à la Grèce (0-1) – où sa virtuosité technique se révélait impuissante à faire pencher le match en faveur de son équipe. Mais il faut avouer aussi que durant ce Mondial 2006 qui était sa dernière compétition officielle, il a révélé, tutoyé et maîtrisé plus que tout autre le danger qui guette sur le terrain, l’agression qui rôde, la fin qui approche. Avec Fabien Barthez et Lilian Thuram, déjà présents dix ans auparavant au moment où le football prenait une autre dimension physique, dans le groupe sélectionné par Aimé Jacquet pour l’euro 1996, il a fait figure de gladiateur à ciel ouvert, repoussant à chaque match l’échéance de sa mise à mort, portant haut cette devise singulière que l’équipe de France s’était choisie : « On vit ensemble, on meurt ensemble. » Le destin aura finalement puni son orgueil : capitaine d’une équipe défaite sans être battue au score, sorti une poignée de minutes avant que le sort du match ait été jeté, il demeurera dans un entre-deux tourmenté, ni complètement mort, ni absolument éternel.

Certains s’amuseront à collectionner les quotidiens espagnols, brésiliens, portugais et italiens qui, début juillet, auront successivement annoncé la retraite de Zidane. Ils composent au personnage une traîne cosmopolite. Zidane : un portrait du xxie siècle insiste également sur l’universalité du personnage. À l’occasion de la mi-temps du match Real-Villareal sont projetées des images de l’actualité du 23 avril 2005 à l’échelle de l’ensemble de la planète. Ce tour du monde s’immobilise sur une image de notre temps, fugace mais saisissante : un attentat meurtrier en Irak et un enfant décontenancé qui s’approche des décombres fumantes avec sur le dos un maillot de… Zidane. Certes Zidane est une star mondialisée mais avec un atout supplémentaire : comme ce jeune irakien peut-être il est un enfant de la rue puisque c’est dehors, dans le quartier marseillais de La Castellane, qu’il a appris à jouer au football. Il déclarait ainsi (dans L’Équipe magazine) :

Sur une bonne pelouse, avec des chaussures à crampons, je peux faire de belles choses avec un ballon. Mais je vous assure que sur du béton, avec des baskets, je suis beaucoup plus fort.

Le titre du film nous invite cependant à explorer plus avant l’universalité du personnage. La technique du gros plan perce la pellicule spectaculaire de l’équipe madrilène et atteint l’humanité chez les joueurs. Ceux-ci ne sont pas là pour faire rêver les spectateurs ; ils sont ce que ces spectateurs et leurs communautés politiques deviennent au xxie siècle : quelques moments de grâce comme ce sourire de Zidane à Roberto Carlos après qu’il eut donné un but magnifique à l’attaquant Ronaldo, mais aussi de la solitude, le face-à-face avec un environnement hostile, et l’ignorance de qui, exactement, vous regarde derrière les lumières. L’arène de Santiago Bernabeu se met peu à peu à tourner autour de Zidane. Durant la mi-temps le monde se met à circuler autour de lui. Dans un crescendo stupéfiant pour qui a vu le film peu avant, la mise en orbite reprend lors de la Coupe du monde 2006 et s’accélère au fur et à mesure que l’on s’approche de la finale, conformément aux déclarations de Michel Platini dans La Stampa :

Il a décidé de se retirer et, pour cette raison, il semble que ce ne soit plus à lui de porter le monde sur ses épaules, mais au monde de lui courir après.

Un monde gravitant autour de sa propre inquiétude et de sa crainte mêlée d’envie de la mort, un monde dont l’homme et le spectateur pourraient peut-être un jour être brutalement expulsés.

Jérôme Giudicelli

Ses études littéraires l'ont mené, après un passage par l'ENA, aux questions du travail, notamment de la formation professionnelle, vue à l'échelle régionale, puis nationale. Il est désormais fonctionnaire territorial en région pays de la Loire. Il reste fidèle à l'analyse littéraire et cinématographique à travers ses interventions sur l'actualité des livres et du cinéma.…

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