Le premier venu, de Jacques Doillon
On entre dans le film comme par effraction. Un garçon sort en trombe d’une petite gare, suivi de près par une fille. L’image est blanche et bleue. On ne la voit pas, mais ça sent la mer. Le garçon se retourne violemment : « Bon, maintenant tu reprends le train, tu m’as assez suivi ! Ça m’amuse plus, là – De détruire les gens, ça t’amuse plus ? » Il est tendu, nerveux, incontrôlable. Elle est mouvante, émouvante, obstinée. Ce pourrait être la rencontre, quinze ans plus tard, de Ponette et du petit criminel.
Ponette (1995) racontait l’histoire d’une petite fille de quatre ans (Victoire Thivisol) qui perd sa mère dans un accident et, durant tout le film, refuse obstinément d’accepter cette mort : elle veut revoir sa mère. À la fin, Jacques Doillon ose ce qu’il n’aurait jamais osé autrefois : il rend sa mère à Ponette. Oh, pas pour longtemps ! Juste le temps nécessaire pour qu’elle lui laisse son pull-over rouge et une consigne : « Apprendre à être contente »…
Cette petite fille était si méritante, dit Doillon, confondant dans une même admiration le personnage et sa petite interprète, c’était une telle résistante que je devais lui rendre tout ce qu’elle avait donné avec une telle ferveur2.
Le petit criminel (1990) décrivait la naissance d’une amitié entre un jeune flic (Richard Anconina) et Marc, treize ans (Gérald Thomassin), gamin paumé et mal aimé qui, installé dans la voiture du flic, l’oblige, sous la menace d’un flingue, à le conduire chez sa sœur aînée. Pour Le premier venu, Jacques Doillon a de nouveau fait appel à Gérald Thomassin. Il est Costa, un garçon d’une trentaine d’années, lui aussi paumé et mal aimé, dont l’enfance a dû ressembler à celle de Marc.
Donc Camille (Clémentine Beaugrand), aussi têtue que Ponette, suit obstinément Costa depuis Paris. Pourquoi ? Parce qu’elle a décidé de donner son amour au premier venu. Peu lui importe que le premier venu – en l’occurrence, Costa – n’ait rien d’aimable et l’ait plus ou moins violée lors de leur première rencontre. Ce qu’elle veut, c’est qu’il apprenne à se regarder comme elle le regarde, à voir en lui ce qu’elle-même y voit de bien et de beau, bref, à s’aimer lui-même. Ce qu’elle veut, c’est sauver Costa.
Le premier venu, c’est pas une sale bête, hein. C’est forcément quelqu’un d’important si on décide de le regarder pour de vrai,
dit Camille à un jeune flic rencontré peu après qu’elle a laissé Costa partir en courant.
Le jeune flic n’y comprend pas grand-chose. Costa moins encore. Que lui veut cette fille avec qui, il le sait, il s’est mal conduit ? Pourquoi l’a-t-elle suivi dans le train qui le ramène chez lui, dans la baie de Somme ? Qu’a-t-elle raconté à ce flic, Cyrille (Guillaume Saurrel), son copain d’enfance devenu pour lui un danger ? Enfin, pourquoi s’est-elle rendue chez Gwen, sa femme, et Kim, sa fille de cinq ans, qu’il n’ose même plus aller voir puisqu’il n’a pas un sou à leur donner ?
Jacques Doillon a découpé son film en quatre journées. Quatre journées bien remplies. Camille entraîne Costa dans un braquage enfantin et dangereux afin qu’il puisse donner de l’argent à sa femme. Costa, jaloux de l’intérêt que Cyrille porte à Camille, casse la clavicule de son copain. Ça va vite, très vite, sauf le braquage qui s’étire et se complique inutilement3. Mais tout le reste est magnifique. On passe sans transition de la violence à la tendresse et, comme toujours chez Doillon, le mouvement des corps qui se cherchent, s’attirent, se repoussent, rend visible le mouvement des cœurs.
Ce qui n’empêche pas les personnages de parler ! Doillon réussit ce prodige de ne jamais donner un sentiment de redondance, alors que ses mises en scène sont aussi parlantes que celles de Bresson et ses héros aussi bavards que ceux de Rohmer. Car ils s’analysent, eux aussi. Pas avec les mêmes mots : ce ne sont pas des intellectuels. Mais ils disent l’essentiel de ce qui les traverse dans l’instant.
Jusqu’à présent, on sentait chez Doillon l’influence de Musset et de Marivaux. Déjà, dans son deuxième film4, Les doigts dans la tête (1974), l’éducation sentimentale d’un jeune mitron par une jolie Suédoise, il y avait une petite Rosette qui en faisait les frais. Et si c’est encore On ne badine pas avec l’amour que raconte Carrément à l’ouest (2000), le dialogue, lui, est du pur Marivaux traduit dans la langue des jeunes d’aujourd’hui5.
Rien de tel, ici. Mais toujours un effort pour tenter de se dire au plus vrai, au plus juste. Camille à Cyrille :
Vous comprenez pas : si j’arrive pas à l’aimer, ça va être terrible pour moi.
Cyrille à Camille, à voix basse, très vite :
J’suis aigri quand j’plais pas.
Même Costa, le plus honnêtement possible, parvient à mettre des mots sur sa détresse :
C’est plus ma femme, dit-il à Camille, tu la connais même pas. Elle va appeler le juge. Le juge, il va appeler les flics. Ça va être le bordel. Et alors, quant à me voir… j’t’explique même pas, va ! – Si tu t’y prends bien, c’est pas sûr. Et puis ta fille, elle va p’t-être être super contente de te voir. – Ah ouais, elle sera contente si elle me reconnaît. J’vais te dire, j’ai même pas été foutu de m’occuper de Kim. Tu vois, là-dessus, j’suis un abruti. J’suis dégoûté même…
Alors Camille demande à Costa :
Ça t’ennuie pas si je te regarde ? – Tant que ça va pas trop loin, ouais.
Et voilà que sous le regard attentif et si tendre de Camille, Costa rougit6.
Instant de grâce. Il y en a d’autres : Costa cache sa tête sur l’épaule de Camille qui le serre dans ses bras ; Costa s’est assis dans un vieux fauteuil à roulettes et Camille s’est perchée sur l’accoudoir, elle a passé un bras autour des épaules de Costa et fait rouler le fauteuil, de-ci de-là, comme elle bercerait un enfant.
Ils sont au milieu des marais, sur le toit d’un vieux bunker aménagé en poste de guet pour les chasseurs de canards, puis abandonné. C’est le refuge de Costa. Mais il lui faut bien en sortir. Il se retrouve alors perdu dans un paysage désert, plat à perte de vue, magnifique et désolé. Où sont les murs, les embrasures, les encoignures contre lesquels, de film en film, les héros fragiles de Doillon s’appuyaient, se laissaient glisser, se recroquevillaient dans l’espoir de se sentir protégés ?
Cinéaste de la déambulation, c’est dans les cités (Petits frères, 19987) que Doillon faisait trotter ses personnages. Ou dans les rues de Paris (Le jeune Werther, 1992). Là où il y a toujours un pan de mur pour s’accoter, un porche pour se cacher. Ismaël, le jeune Werther, ce garçon de treize ou quatorze ans, dont le copain Guillaume s’est suicidé pour l’amour d’une jeune Miren qui ne l’aimait pas, va mettre ses pas dans ceux de Guillaume. Ismaël annonce Camille. À la fin du film, vêtu de noir, il va tranquillement prendre place dans l’embrasure d’une porte noire, en face de l’immeuble blanc de Miren. Elle sort, et le jeune Werther la suit, de loin, calmement, obstinément, comme si, de toute sa vie, il n’aura jamais rien de mieux à faire que de tenter de forcer son indifférence. Car il le lui a dit :
Si t’es pas capable d’aimer, t’as une vie de merde devant toi… T’es déjà passée à côté de mon copain, il faut pas que ça recommence.
Et à Guillaume, là-bas, au cimetière, il a fait une promesse :
Avec elle, il faut que ça change, sinon t’auras fait tout ça pour rien.
Aujourd’hui, Doillon filme des paysages nus. C’est dans les marais que survient le dénouement. Un dénouement qui ne trahit pas le sens du mot, un dénouement qui dénoue, décrispe, apaise. Après avoir demandé aux garçons de l’attendre, Camille est partie dans la voiture de Cyrille. Réconciliés, Costa et Cyrille (toujours bien mal en point avec sa clavicule cassée) regardent les canards en plastique que l’on pose sur les étangs pour attirer les canards sauvages au temps de la migration. Ils regrettent les canards en bois de leur enfance.
Bientôt Camille revient. Dans la voiture de Cyrille, maintenant, elles sont trois : Camille, Gwen et Kim. « T’es toute jolie, dit doucement Costa à Gwen. T’es comme avant. » Il repartira avec sa femme et sa fille, toujours dans la voiture de Cyrille qui, lui, rentrera à pied. Avec Camille. Tous deux heureux. Tous deux complices.
Le ciel, immense, occupe tout l’écran. On se souvient alors que Doillon aurait bien aimé appeler son précédent film, Raja (2003), La lumière du monde, si ce titre n’avait pas déjà été pris par Christian Bobin pour l’un de ses livres.
Décidément, il y a quelque chose de nouveau chez Doillon. Il s’en explique timidement :
Camille a peut-être une dimension vaguement christique. Elle pourrait sortir d’un roman russe. Et elle vient peut-être en partie de là, de la lecture ancienne de personnages qui m’enchantent8.
On l’avait compris depuis longtemps : Camille est la petite sœur du prince Muichkine (L’idiot) et de Sonia (Crime et châtiment). Parce qu’elle a su le regarder, elle a rendu à Costa sa dignité.
Aimer un être, a dit Dostoïevski, c’est le voir comme Dieu a voulu qu’il soit.
- 1.
Le premier venu (2 h 03), film français de Jacques Doillon, avec Clémentine Beaugrand (Camille), Gérald Thomassin (Costa), Guillaume Saurrel (Cyrille), Gwendoline Godquin (Gwen), Jany Garachana (le père), François Damiens (l’agent immobilier), Noémie Herbet (Kim). Sortie : 2 avril 2008.
- 2.
Télérama no 2437. Propos recueillis par Pierre Murat.
- 3.
Qu’est-ce qui a pris à Doillon de tourner un film de deux heures ? On l’a constaté depuis longtemps, la rapidité d’une mise en scène, qui enchante le spectateur sur une courte durée, le fatigue quand le film est long. Par contre, il supportera bien trois heures de projection s’il accepte dès le début de se couler dans un rythme lent. Si le film est bon, naturellement…
- 4.
Le premier, L’an 01 (1972), était un film post-soixante-huitard dont deux séquences ont été tournées respectivement par Jean Rouch et Alain Resnais. Le rêve utopique d’un monde sans travail où l’on prendrait le temps de vivre. Un feu d’artifice de gags.
- 5.
Voir Esprit, juin 2001, p. 203 sq.
- 6.
Ce regard d’amour est exactement le contraire du regard de désir dont il était question dans La fille de quinze ans (1989). Juliette, quinze ans (Judith Godrèche) et Thomas, quatorze ans (Melvil Poupaud) sont en vacances à Ibiza avec le père de Thomas (Jacques Doillon). Pour préserver leur amour, les deux adolescents ont décidé qu’il devait rester platonique. Ils forment un petit couple sauvage et tendre, échangent indifféremment bourrades et tendresses et dorment emmêlés comme des chatons dans une corbeille. Mais le père de Thomas ne peut s’empêcher de regarder un peu trop la trop belle Juliette. « C’est dégueulasse, dit Juliette à Thomas, de sentir un regard immonde sur soi. Ça rend tout dégueulasse, y compris toi et moi si tu fais rien. »
- 7.
Voir Esprit, mai 1999, p. 191 sqq.
- 8.
Citation extraite du dossier de presse. Signalons la sortie, à l’École des loisirs, de quatre livres consacrés à quatre films de Jacques Doillon, dont Le premier venu. Voir « Brèves », infra, p. 236.