Les Amours d'Astrée et de Céladon, d'Éric Rohmer
Le dénominateur commun des films d’Éric Rohmer, c’est leur côté ludique. Le plus intelligent, le plus subtil et le plus profond des réalisateurs français a le goût du jeu et l’a communiqué à ses personnages. Aimer le jeu, c’est faire confiance au hasard, tout risquer sur un pari ou – le paradoxe n’est qu’apparent – être un volontariste. Même le plus indécis des héros de Rohmer, Gaspard (Melvil Poupaud) dans Conte d’été, est un volontariste de l’indécision : il a choisi de ne pas choisir.
Rien d’étonnant, donc, à ce que l’Astrée, d’Honoré d’Urfé, ait séduit Rohmer. Céladon, le héros de ce roman précieux du début du xviie siècle, est, avec un peu d’avance, le héros rohmérien type. Mais l’adaptation de l’Astrée semblait quasi impossible. Comment, sans ridicule, porter à l’écran une histoire qui se passe dans la Gaule du ve siècle telle que la représentaient Honoré d’Urfé et les gravures du temps, c’est-à-dire avec des bergers, des nymphes, des druides et des châteaux Renaissance ? Raison de plus pour que Rohmer, qui aime, comme ses personnages, s’imposer des contraintes et se lancer des défis, ait eu envie de tenter l’aventure.
Il a bien fait : Les amours d’Astrée et de Céladon est à la fois un petit précis de philosophie rohmérienne et un régal d’humour.
Quand, en 1978, Rohmer avait tourné Perceval le Gallois, le roman en vers commencé au xiie siècle par Chrétien de Troyes, il avait inventé un décor qui ressemblait à un jouet d’enfant : une aire de sable, de l’herbe peinte, un rocher de carton, une rivière en verre pilé, un château de carton doré (toujours le même, seul le blason change) et trois arbres de métal. Perceval (le très jeune Fabrice Luchini) s’y promenait à cheval avec de faux airs de ravi de la crèche.
Rien de tel ici. Honoré d’Urfé ayant déjà pris une distance avec la vérité historique, une seconde stylisation eût été absurde. Rohmer a choisi d’être d’une fidélité totale à Urfé – anachronismes compris – et a filmé en décors naturels dans une nature enchanteresse. Ce qui ne fut pas facile. Urfé avait situé son roman dans le Forez, son pays d’enfance. Mais aujourd’hui, l’industrialisation en a modifié les paysages et crée un fond sonore qui rend impossible la prise de son directe. Or Rohmer déteste la postsynchronisation.
Il lui a fallu trois ans pour trouver d’autres lieux de tournage. Le Lignon, rivière chère au cœur d’Urfé, a été remplacé par la Sioule, en Auvergne. Et c’est le long de la Loire, sur un petit banc de sable, que les nymphes recueillent le corps inanimé de Céladon. Le château des nymphes se situe à Chaumont-sur-Loire et celui du druide à Fougères-sur-Bièvre. Heureusement, grâce aux progrès de la prise de son, le vent, lui, n’est plus un obstacle au direct.
J’ai beaucoup aimé filmer le vent, dit Rohmer, et je me suis accommodé d’une météo souvent maussade. Il fallait parfois attendre que le vent se lève et cette attente me plaisait. La nature me permettait à la fois d’être dans l’époque et d’en sortir. D’un côté, le vent faisait flotter les vêtements, en particulier les écharpes, exactement comme dans les gravures de l’époque ; et de l’autre, la splendeur de cette nature vierge conférait au récit une dimension intemporelle2.
Donc, Rohmer filme une pastorale et s’est surtout inspiré de gravures de Michel Lasne. Sur les cinq parties que compte l’Astrée3, long roman romanesque où se mêlent plusieurs histoires et où l’on quitte parfois les verts pâturages pour aller guerroyer – selon la tradition du roman courtois –, il s’est attaché aux trois premières et a resserré l’action sur les amours contrariées d’Astrée et de Céladon.
Mais contrariées par quoi ? D’abord par la haine que se vouent leurs familles, tels les Montaigü et les Capulet. Puis, par un quiproquo. Pour donner le change à ses parents, Céladon s’était affiché avec une autre bergère, Amynthe, dans une fête villageoise. Signalons au passage qu’on y dansait… la bourrée, en costumes du xviie siècle.
Je n’aurais pas vu, dit Rohmer, des gens habillés à l’antique danser sur une musique de cette époque. Dans le livre, c’est aussi au bal du xviie siècle4.
Céladon – aidé, il faut le dire, par Amynthe – avait si bien tenu son rôle qu’un berger jaloux put facilement persuader Astrée de la trahison de son amant.
Le lendemain, Céladon, qui joue tranquillement de la flûte assis sur un tronc d’arbre, voit arriver Astrée et son troupeau. Elle l’ignore.
Astrée, regardez-moi. Astrée, répondez-moi. – À la fête, avec Amynthe ? – C’était une feinte.
La belle Astrée ne veut rien entendre :
Garde-toi bien de te faire jamais voir à moi, à moins que je ne te le commande.
Malheureuse phrase ! Céladon, désespéré, se jette dans la rivière. Astrée le croit mort. Il est sauvé par des nymphes. Tout est donc pour le mieux ? Pas du tout, car ce qui va désormais, et pour longtemps, contrarier les amours d’Astrée et de Céladon, c’est l’entêtement de Céladon. Féru d’amour courtois, il veut obéir à celle qu’il aime. Astrée lui a interdit de reparaître devant elle sans son commandement, il attendra son bon plaisir. Mais pourquoi l’appellerait-elle, puisqu’elle le croit mort ?
Céladon ressemble au narrateur (Jean-Louis Trintignant) de Ma nuit chez Maud (1969) qui, après avoir longtemps discuté sur Pascal, se refuse une nuit entière à la belle Maud (Françoise Fabian) pour rester fidèle à une petite blonde (Marie-Christine Barrault) dont il a décidé, sans même la connaître, de faire sa femme. Il lui ressemble, mais il va plus loin. Car Céladon ne se contente pas de se refuser aux nymphes et d’attendre qu’Astrée le mande auprès d’elle. Céladon s’interdit même de faire savoir à Astrée qu’il est en vie. Si, un jour, le hasard – par quels détours ? – permet à Astrée de l’apprendre et si elle l’appelle, sa joie en sera plus grande. Comme le narrateur, il parie sur un bonheur immense contre un bonheur médiocre. Honoré d’Urfé a inventé le pari de Pascal avant Pascal5.
On imagine la joie de Rohmer à retrouver chez Urfé ce thème qui l’intéresse si fort qu’après Ma nuit chez Maud il l’a repris dans Le rayon vert (1986) et Conte d’hiver (1992). En mineur… et en mieux. Je sais que c’est là briser un tabou : Ma nuit chez Maud reste pour beaucoup le chef-d’œuvre de Rohmer. Mais il est permis de préférer Le rayon vert et Conte d’hiver qui en sont la version ludique. Après les Contes moraux, Rohmer n’a jamais cessé de s’alléger. Ce qui, à mes yeux, est le comble de l’élégance6
Le thème du pari, on le retrouve aussi dans la brève et unique pièce de théâtre écrite, à ce jour, par Rohmer : Le trio en mi bémol, créé au théâtre Renaud-Barrault, en 1988, par Jessica Forde et Pascal Greggory.
Cette pièce, dit Rohmer, est construite sur un suspens analogue à celui de l’Astrée. On y voit le personnage s’obstiner, de façon aussi folle que Céladon, à ne pas prononcer le mot qui déclencherait la phrase qu’il attend de son amie. Car cette phrase ne doit venir que d’elle.
C’est autour du trio de Mozart pour piano, alto et clarinette (K 498) que se noue l’intrigue. Paul en a offert le CD à Adèle, car ce trio leur fait partager la même émotion. Mais il l’a caché sous le foulard qu’il lui a offert pour son anniversaire. Il espère ainsi qu’Adèle, qu’il aime toujours, lui reviendra. Or, elle ne le remercie que du foulard. Paul s’interdit de l’interroger sur son silence, mais lui laisse entendre qu’il attendait d’elle une certaine phrase, tout en refusant de dire laquelle. Adèle s’énerve.
Paul – Laisse-moi t’expliquer encore. Peut-être que tu me comprendras mieux. Disons que c’est une sorte de serment que je me suis fait à moi-même. Mais ce n’est pas la forme du serment qui me lie. Ce qui me lie, c’est l’importance de l’enjeu. Et l’enjeu, c’est toi, c’est ton être profond. J’ai fait un pari sur ton être profond, et j’en aurai ou non, si je puis dire, la possession, selon que je gagnerai ou que je perdrai.
Adèle – Et si jamais tu gagnes, je le saurai, au moins ?
Paul – Bien sûr. Ma joie sera telle que je ne pourrais pas la cacher, même si je voulais. En revanche, si je perds, je ne perds rien, puisque je n’ai plus d’illusions. L’autre fois, quand tu n’as pas dit cette phrase, ça m’a causé une déception immense, alors que, si tu l’avais dite, ç’aurait été une satisfaction attendue. Maintenant, et de plus en plus, à mesure que le temps passe, c’est l’inverse. Si tu ne la dis pas tant pis : mon espoir s’amenuise, il est déjà au plus bas. Mais, si tu la dis, me voilà transporté au septième ciel.
Adèle – Rien que ça ?
Paul – N’y aurait-il qu’une chance sur un million, le gain est trop immense pour que j’y renonce7.
Comment mieux expliquer, avec des mots d’aujourd’hui, les avantages du pari de Pascal ? Pari que gagnera Paul quand Adèle – qui n’avait pas trouvé le CD trop bien caché – lui offrira à son tour un enregistrement du trio.
Pour Céladon, la situation étant un peu plus compliquée, ni le hasard, ni l’amour d’Astrée n’auraient sans doute suffi à la dénouer sans le léger coup de pouce d’un druide sympathique et malicieux, Adamas (Serge Renko, qui fut, en 2003, l’espion de Triple agent). Accueillant Astrée et quelques autres bergères dans son château, il persuade Céladon de se travestir et le fait passer pour sa fille. Le voilà donc au cœur d’un sérail, couchant sinon dans le même lit, du moins dans la même chambre qu’Astrée et ses compagnes.
Il me semble, dit Rohmer, que l’homosexualité n’existe pas chez Urfé, mais il y a des caresses très sensuelles entre les filles. J’ai tenu à conserver ces descriptions, au point de les faire dire par un récitant, pour bien montrer que ce n’était pas le metteur en scène qui inventait la mise en scène8.
Cette longue séquence, la dernière du film, est un délice de fausse naïveté et d’humour. Il a toujours existé, chez Rohmer, un érotisme de la parole. Ici, littéralement, si l’on ose dire, le verbe se fait chair.
Tout au long du film, d’ailleurs, on rit. Citons deux scènes savoureuses. D’abord la joute oratoire à laquelle se livrent, dans les bois le sage Lycidas, frère de Céladon, et Hylas, le libertin, qui ressemble à un faune. Le premier défend non la chasteté – comme certains l’on écrit à tort – mais la fidélité, tandis que le second lui oppose moins les plaisirs de la chair que ceux de l’inconstance. Puis le cours de syncrétisme religieux que fait, dans une clairière, Adamas à ses ouailles. Il leur explique que les polythéismes romain et gaulois ne diffèrent en rien du monothéisme chrétien. Les différents dieux n’étant que les différents aspects d’un dieu unique.
Reste tout le reste dont on n’a pas parlé. La beauté de l’image due à Diane Baratier. La modernité de la langue d’Honoré d’Urfé.
En trouvant dans le texte original, dit Rohmer, le terme de « profondité », je me suis même dit que le mot plairait beaucoup à Ségolène Royal9.
Et aussi, le goût habituel de Rohmer pour l’architecture, goût qu’il a eu l’étonnement de partager avec Urfé.
Les motifs géométriques sont toujours très présents dans mes films. On les retrouve également chez Honoré d’Urfé, et j’ai cherché à conserver ici l’omniprésence de la figure du cercle, avec la clairière, celle de la spirale, avec le labyrinthe, ou celle du triangle, avec la hutte […] Au montage, j’ai eu la bonne surprise de découvrir qu’elle « rimait » avec le mouchoir qu’Astrée, endormie, avait posé sur ses yeux.
Le hasard, toujours lui. « La part de Dieu », comme disait Cocteau. La grande différence entre le « cinéma de qualité » des années 1950 et la Nouvelle Vague, ce fut ce souci nouveau d’accueillir le hasard. Éric Rohmer, resté, à quatre-vingt-sept ans, le plus fidèle à l’esprit de la Nouvelle Vague, a cette jolie formule :
Dans mes films, tout est fortuit, sauf le hasard.
- 1.
Les amours d’Astrée et de Céladon (1 h 49), film français d’Éric Rohmer, avec Andy Gillet (Céladon), Stéphanie Crayencourt (Astrée), Cécile Cassel (Léonide), Véronique Reymond (Galathée), Rosette (Silvie), Jocelyn Quivrin (Lycidas), Rodolphe Pauly (Hylas), Serge Renko (Adamas), Alain Libolt (récitant). Sortie : 5 septembre 2007.
- 2.
Sauf mention contraire, les citations sont tirées du dossier de presse.
- 3.
Les parutions des trois premières parties s’échelonnent entre 1607 et 1625, date de la mort d’Honoré d’Urfé. Les deux dernières parurent en 1627, sans doute écrites en grande partie par son secrétaire, Balthazar de Baro.
- 4.
Extrait de l’entretien avec Éric Rohmer paru dans Positif (septembre 2007) qui consacre aux Amours d’Astrée et de Céladon un long et passionnant dossier.
- 5.
Pascal est né en 1623, deux ans avant la mort d’Honoré d’Urfé.
- 6.
Sur l’ensemble de l’œuvre d’Éric Rohmer, voir Claude-Marie Trémois, « Éric Rohmer : éloge d’un cinéma impur », Esprit, août-septembre 2003, p. 201 sqq.
- 7.
Le Trio en mi bémol, d’Éric Rohmer, a été édité chez Actes Sud-Papiers en janvier 1988.
- 8.
Positif, op. cit.
- 9.
On lira avec surprise et plaisir de longs extraits de l’Astrée, remarquablement choisis et présentés par Jean Lafond, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1984, 2e éd. 2007, revue et corrigée.