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Dans le même numéro

Poèmes

janvier 2007

Dans ces deux poèmes inédits en français, le prix Nobel de littérature s’interroge sur cette étrange et « incessante poursuite » qui le pousse à composer des poèmes. En s’adressant au poète américain Allen Ginsberg ou en décrivant des courtisanes de Venise, il exprime à la fois la vanité de son art et son absolu: « Rien, sinon la beauté. »

 

À Allen Ginsberg

Allen, homme de bonté, grand poète du centenaire meurtrier, toi qui en persistant dans la folie es parvenu à la sagesse.
À toi je confesse que ma vie n’a pas été comme je l’aurais voulue.
Maintenant qu’elle est passée, elle gît comme un pneu crevé au bord du chemin.
Elle était comme la vie des millions de gens, contre laquelle tu te révoltais au nom de la poésie et du Dieu tout-puissant.
Soumise aux mœurs que nous savons absurdes, et à la nécessité qui chaque matin nous fait lever et aller au travail.
Avec des désirs inassouvis, et même non assouvie la volonté de crier et de se taper la tête contre les murs, devant cet interdit que nous renouvelons : « pas le droit ».
Pas le droit d’être indulgent avec soi, de ne-rien-faire, de réfléchir à sa souffrance, pas le droit de chercher de l’aide à l’hôpital ou chez un psychiatre.
Pas le droit à cause du devoir, mais aussi à cause de la peur devant ces forces qu’il suffirait de lâcher un peu pour que notre grotesque apparaisse.
Et j’ai vécu dans l’Amérique de Moloch, cheveux en brosse et rasé, faisant un nœud à la cravate, le soir prenant un whisky devant la télévision.
Tels les nains diaboliques, des convoitises culbutaient en moi, j’en étais conscient et haussais les épaules : cela passera avec la vie.
L’angoisse rôdait si proche, j’ai toujours dû faire semblant qu’elle n’existait pas et qu’une normalité bénie me reliait aux autres.
Une école visionnaire peut aussi prendre cette forme, sans la drogue, sans l’oreille coupée de Van Gogh et sans la fraternité des grands esprits derrière les barreaux de l’hôpital.
J’étais un instrument, j’écoutais, discernant des voix dans le brouhaha ambiant, les traduisant en des phrases claires, pourvues de virgules et du point final.
Je t’envie le courage du défi absolu, des paroles brûlantes, de la malédiction ardente du prophète.
Les sourires pincés des ironistes sont rangés dans des musées et ne relèvent pas de l’art, ce sont plutôt des souvenirs de l’incroyance.
Tandis que ton hurlement blasphématoire continue à résonner dans le désert de néons, où erre la tribu humaine condamnée à l’irréalité.
Walt Whitman écoute et dit : Oui, c’est ce qu’il faut faire, afin de conduire les corps des hommes et des femmes là où tout est accomplissement et où désormais ils vivront chaque instant transfiguré.
Et tes banalités journalistiques, ta barbe et tes bijoux en toc, et ce costume de révolutionnaire de l’époque te seront pardonnés.
Car nous ne cherchons pas ce qui est parfait, nous cherchons ce qui demeure de l’incessante poursuite.
Sans oublier combien peuvent être importants un hasard heureux, une réunion de mots et de circonstances, un matin au ciel moutonnant qui va plus tard paraître inévitable.
Je ne te demande pas une œuvre monumentale qui serait comme une cathédrale médiévale surplombant une plaine de France.
Moi-même je l’espérais et je peinais, tout en sachant vaguement que l’insolite se transforme en vulgaire.
Et que dans un amas planétaire de langues et de confessions on ne se souviendra pas de nous plus que de l’inventeur du métier à tisser ou du transistor.
Accepte cet hommage de moi, qui étais si différent mais au service d’une même mission non nommée.
Que faute de meilleure expression je fais seulement passer pour l’action d’écrire des poèmes.

Pas davantage

Je devrais dire un jour comment j’ai changé d’avis
Sur la poésie, et comment il s’est fait
Que maintenant je me considère comme l’un de ces nombreux
Commerçants et artisans de l’Empire du Japon
Qui arrangent des poèmes sur le cerisier en fleurs,
Sur les chrysanthèmes et sur la pleine lune.
Si seulement je pouvais les courtisanes de Venise
Décrire, quand dans la cour elles attigent le paon
Avec un jonc, et de l’étoffe soyeuse, du bustier
De perles brodé faire éclore les seins lourds, puis
La trace rougeâtre sur le ventre, laissée par l’attache
De la robe ; au moins tels que devait les voir l’argousin
Venu ce matin sur son galion avec une cargaison d’or.
Et si je pouvais en même temps leurs pauvres os
Au cimetière, où la mer grasse lèche le portail, enfermer
Dans une parole plus puissante que la dernière pince à cheveux,
Sous la dalle parmi les cendres seule voulant la lumière.
Alors je n’aurais pas douté. De la matière rétive
Que peut-on recueillir ? Rien sinon la beauté.
Mais dans ce cas suffisent les fleurs du cerisier
Et les chrysanthèmes et puis la pleine lune.