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Antoine Émaz. Le douloureux courage de vivre

octobre 2018

Il faut du courage pour aborder Antoine Émaz. Entendons-nous bien, la lecture de ses textes n’est pas difficile : il use d’un vocabulaire simple jusqu’à l’extrême, d’une syntaxe on ne peut plus sobre et directe, on voit d’emblée où vont ses phrases, comme des pas comptés et mesurés devant soi. Si l’on note une sorte de simplicité obstinée dans sa relation au monde, on comprend surtout que c’est par volonté quasi expérimentale. Antoine Émaz est un observateur scientifique de la quotidienneté : les observations qu’il rapporte, il les consigne dans des carnets dont il détache quelques feuillets qu’il groupe sous forme de poèmes. Trois, quatre pages au maximum, constituent, assez paradoxalement d’ailleurs, des poèmes longs, mesurés à l’aune du poème moyen, bien que les notations qui les composent soient courtes, succinctes, presque livrées au compte-gouttes.

Le courage dont nous parlons est plutôt celui qu’exige de chacun d’entre nous l’effort d’être vivant et lucide tout à la fois. Car poésie et lucidité ne font pas toujours bon ménage. C’est cependant le parti et le pari courageusement pris par Antoine Émaz : les faire coexister de force, au moins le temps d’un poème. Sa réflexion s’exerce donc au plus près du simple fait de respirer, de marcher, de manger, de dormir, de naître et de mourir. Jamais le poète Émaz ne s’enflamme, ne s’enthousiasme, ne se paie de mots ni surtout d’images.

Mémoire au bout des mots que l’on est certain d’avoir utilisés un jour ou l’autre mais qui ne traînent aucune image1 

Chez lui, l’art d’ordonner les informations livrées par les sens aux fins de procurer du plaisir le cède manifestement à la fonction d’utilité pure. Autrement dit l’esthétique s’ordonne à l’éthique. À première vue, on pourrait se croire dans un monde à la Francis Ponge, composé d’humbles objets d’usage commun – une table, des chaises, etc. À la différence de Ponge, cependant, Émaz ne magnifie rien, ne fait déborder ses lessiveuses d’aucune mousse rhétorique, privilégiant moins les outils que les éléments naturels, le sable ou la boue. Pas question pour lui d’habiller le réel dans les images de la poésie, sauf à convoquer les plus ternes, les plus sales, les plus nues.

Le plus souvent, cela suffit : un bocal de sable et quelques grains grossiers restés au bout des doigts ou sur la table 2

Pouvoir, par exemple, recomposer cette grande chose maximale, la mer, à partir du reliquat minimal de « quelques grains grossiers » de sable sur une table, telle est la leçon d’art poétique à laquelle choisit de nous inviter le poète.

N’y a-t-il pas des moments d’équilibre ou de grâce, de repos au milieu d’une telle «  banalité  » des choses ? Si, mais éphémèrement. Ainsi le poème «  Loire  » induit-il une manière ­d’engourdissement de la douloureuse lucidité observatrice dans les reflets du fleuve.

Dessus, il y a l’accueil d’un ciel et au bout, venant vers nous, un fleuve ; entre, la lumière distend, amollit le pays au point qu’il n’y a plus qu’espace sans angle, orbite, œil rond. C’est toujours voir, même de loin, une lumière qui tourne l’œil et ouvre.

On voit jusqu’à ce que le pays verse dans le fleuve dans un mouvement lent qui emporte malgré tout. Vivre coule en voir. On ne bouge pas : on ne fixe plus : on absorbe jusqu’à ne plus tenir à rien tout autour. Alors on peut fermer l’œil et ne plus garder en tête qu’une lumière ronde 3.

Quoique suscité par un cours d’eau plutôt long, ce poème est court, l’un des plus courts du recueil. Émaz semble réellement troublé par le liquide pur, craindre l’amollissement du paysage par la conjonction de la lumière et de l’eau. Aucun danger qu’on le qualifie d’impressionniste ; le flou, l’imprécis, l’indistinct apparaissent chez lui comme autant de pièges pour le regard. L’eau avec sa qualité de réfléchissement menace le solide terrestre :

Ciel, arbres, eau et pierres deviennent mal distincts : une matière mouvante, molle 4.

C’est la dissolution du vivant que redoute le poète, sa liquéfaction, son amollissement. Comme si ce petit tas de boue terrestre dans lequel nous avons été incarnés avait besoin d’une dose minimale de sol, partant de fermeté pour continuer à appuyer la réflexion dessus.

sale sac

d’os

autant qu’un sac de patates

poussé du pied rentré

sous l’évier

dans un coin n’importe lequel

une peau inerte elle

sent

boue

ou un corps seul

laissé là

battant lent

remuant sa terre respirant  5

D’ailleurs, la « caisse » qui constitue le titre de l’anthologie prend, presque de manière rassurante, la forme d’un cercueil dans le poème intitulé «  Boue  ».

on n’en finirait pas de dire

ce qui s’en va

plus lent

avec quelqu’un dans la caisse

les poignées dorées

lever le corps

dans l’œil  6

À ce point, on en vient à se demander s’il n’y aurait pas quelque affectation dans ce désir constant, répétitif, de nous initier à la « boue » des corps et des choses. À feuilleter ce volume somme toute assez bref composant Caisse claire, on se sent dans un pays encore plus étrange et, si cela est possible, plus désespéré que le monde de Beckett. Y règne la même impersonnalité : recours quasi systématique au sujet impersonnel «  on  », même étonnement devant l’irréalité de vivre,  etc. Différence notoire, cependant, nulle part ne se manifeste l’attente, naïve jusqu’à l’absurdité, d’une amélioration quelconque, d’une apparition quelconque, d’une émigration quelconque vers un monde autre. Un engluement définitif constitue ­l’horizon.

dans cette espèce de tête

sans demain net sans hier clair

ça bat mou  7

Reconnaissons qu’un tel sentiment d’aporie confine parfois à une forme d’humour radicale, comme dans ­Personne:

j’euh

et tous à l’intérieur d’aboyer

moi moi moi

bêtes dans leur peur d’être

oubliées  8

Toutefois un aplatissement aussi violent du fait humain fatigue, à la longue, les yeux du lecteur, comme si ce refus héroïque de toute espèce de doute signifiait la peur d’un éventuel salut, nié jusqu’à la superstition.

 

  • 1. «  Poème d’une mémoire muette  », dans Antoine Émaz, Caisse claire. Poèmes 1990-1997, anthologie établie par François-Marie Deyrolle, postface de Jean-Patrice Courtois, Paris, Seuil, coll. «  Points  », 2007.
  • 2. «  Sans bouger  », dans Antoine Émaz, Caisse claire, op. cit.
  • 3. «  Loire  », dans ibid.
  • 4. «  Loire  », dans Antoine Émaz, Caisse claire, op. cit.
  • 5. «  Boue, VI  », dans Antoine Émaz, Caisse claire, op. cit.
  • 6. «  Boue, XII  », dans Antoine Émaz, Caisse claire, op. cit.
  • 7. «  Boue, XVIII  », dans Antoine Émaz, Caisse claire, op. cit.
  • 8.  «  Personne  », dans ibid.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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