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Dans le même numéro

Inégalités territoriales : faut-il incriminer la décentralisation ?

mai 2008

#Divers

Controverse

Inégalités territoriales : faut-il incriminer la décentralisation ?

1.

Les politiques locales ne sont pas improductives

La République et ses territoires1 de Laurent Davezies est un essai d’économie territoriale très stimulant. Au premier abord son propos semble mieux synthétisé par le sous-titre, « La circulation invisible des richesses », que par le titre. Sur la base de statistiques issues notamment de la direction générale des impôts, de la caisse nationale d’assurance vieillesse ou encore du ministère du Tourisme, l’auteur démontre en effet que l’on ne saurait apprécier la richesse d’un territoire uniquement, comme il est de coutume, en fonction de sa force productive et de sa contribution au produit intérieur brut. Une déconnexion inédite s’opère depuis une quinzaine d’années en France entre la compétitivité d’un territoire et son développement,
c’est-à-dire sa richesse mesurée en termes de revenus. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène :

au niveau national, la part prépondérante des transferts publics et sociaux contribue à égaliser le niveau de revenus entre les régions disposant d’une économie exportatrice forte et celles moins bien positionnées sur ce créneau. Autre élément d’importance, les revenus du tourisme représentent sur une année l’équivalent du revenu de plus de 8 millions de Français « moyens » ;

au niveau des individus, la réduction du temps de travail à l’échelle de l’existence, la précocité de l’âge moyen de départ à la retraite et le vieillissement démographique libèrent des possibilités de mobilité et émancipent le lieu de résidence du lieu de travail. Ainsi, alors que le temps imparti aux loisirs et à la consommation augmente, le lieu de cette consommation se dissocie de plus en plus du lieu de la production. Retraites, consommation et tourisme sont autant de leviers autonomes de développement pour les territoires.

Or, Laurent Davezies, sur la base d’un travail statistique important, démontre que ces facteurs ont une part prépondérante dans la richesse des territoires mesurée en termes de revenus : la « base résidentielle » représente en moyenne, dans l’ensemble des zones d’emploi, 55% de la base économique des territoires contre 19% pour la « base productive marchande » (soit les revenus du capital et du travail des activités locales exportatrices). Les territoires progressant le plus en termes de revenus sont soit ceux ayant une base résidentielle relativement importante, soit ceux réussissant, comme Saint-Nazaire ou Annecy, à combiner cette base résidentielle avec une « base productive marchande » dynamique, la seconde alimentant la première. Ce sont également ces territoires qui progressent le plus en termes de niveau d’emploi, les créations d’emploi étant principalement orientées vers les services à la personne et liées à la consommation locale.

Autre caractéristique importante, ces territoires dynamiques bénéficient d’une réduction relative de la pauvreté. Les emplois résidentiels correspondent en effet souvent à un premier niveau de qualification accessible aux demandeurs d’emploi fragilisés par la sélectivité du marché du travail.

La séparation fonctionnelle des territoires est de plus en plus prégnante : ceux qui contribuent au commerce extérieur sont moins attractifs ; on souhaite moins y vivre ou y passer sa retraite. De ce fait leur performance en termes d’évolution du revenu et de l’emploi est relativement faible. Les phénomènes d’exclusion y progressent : les entreprises exportatrices misent sur la main-d’œuvre qualifiée, tandis que les salariés les moins qualifiés sont mis en danger par les salariés moins rémunérés des pays émergents.

Laurent Davezies déploie ainsi devant nos yeux une géographie française inattendue, loin des clichés et des constats de l’âge d’or des politiques volontaristes d’aménagement du territoire : des campagnes qui attirent et s’enrichissent, une Île-de-France en difficulté, la Lozère et les Hautes-Alpes qui décollent… Cette géographie paraît originale, également, quand on la compare à d’autres pays européens où les tendances sont moins marquées, du fait de la qualité particulière en France du patrimoine naturel et culturel ou de la faible activité des seniors.

Pourtant, alors qu’il démontre et théorise à travers la thématique de l’attractivité le fait que les territoires ont à leurs mains des leviers endogènes de développement, l’auteur en tire une conclusion inattendue, critique de la décentralisation. Il est vrai que l’ouvrage est intitulé la République et ses territoires et non les Territoires de la République

Stratégies des acteurs locaux

En un mot, selon lui, la décentralisation favoriserait, dans un contexte de montée en puissance de l’économie résidentielle, des logiques locales à la fois prédatrices et paresseuses. Chaque territoire tente de se rendre plus attractif que le voisin et de capter des richesses sans chercher à les produire. Nulle collectivité locale ne se soucierait de soutenir la compétitivité des entreprises, l’État étant le seul intéressé à la progression du Pib. Cette incapacité à dessiner des projets stratégiques serait confortée, ces dernières années, par l’affaiblissement continu de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales et par sa conséquence, la déresponsabilisation des élus locaux à l’égard de leurs électeurs/contributeurs.

Cette attaque contre la décentralisation qui, à l’inverse des autres parties du livre, n’est étayée d’aucune étude sérieuse ou exploitation statistique, est contestable. Il n’est, en effet, guère légitime de reprocher aux élus locaux leur désintérêt pour la croissance, le particularisme de leurs intérêts, leur ignorance des enjeux de leur territoire, leur irresponsabilité ou encore la vacuité de leur engagement politique.

On ne peut se limiter à une approche mécaniste ou « décliniste » de l’attractivité résidentielle : toutes les collectivités territoriales disposant d’un patrimoine naturel ou touristique ne savent pas nécessairement le valoriser pour en faire un atout global d’attractivité. Surtout, l’attractivité d’un territoire ne saurait se résumer à la capacité de favoriser l’installation de retraités cossus : la présence de jeunes et notamment d’étudiants, ou la mise en place de coopérations transnationales naturellement facilitées par la présence d’entreprises compétitives sont également des facteurs clefs de l’attractivité d’un territoire.

Comme l’auteur le suggère, il n’existe pas seulement des phénomènes de répulsion entre compétitivité et attractivité mais aussi des interactions fécondes : une entreprise s’installera dans un territoire parce qu’il est attractif, non seulement pour ses salariés à travers le logement, le transport, les services à la personne, mais aussi en termes de valorisation de son capital par la présence d’établissements de formation qualifiants ou de recherche… Dès lors rares sont les élus qui renonceraient d’emblée à articuler l’attractivité et la compétitivité de leur territoire.

La critique du caractère potentiellement prédateur des collectivités territoriales est particulièrement orientée contre les communes et les intercommunalités. Elle fait cependant abstraction du « fait régional », les compétences des conseils régionaux ayant encore été renforcées par la loi du 13 août 2004. Or de par leur échelle et la nature de leurs compétences – éducation, formation professionnelle, action économique, aménagement du territoire et transports –, les régions peuvent jouer ce rôle d’ensemblier territorial susceptible de conforter le lien entre développement et compétitivité, enjeux locaux et intérêt général.

On ne saurait opposer, comme le fait Laurent Davezies, une époque de centralisme éclairé caractérisé par le couple savant/technocrate à une actualité marquée par le couple élus/électeurs où le clientélisme le disputerait à l’obscurantisme. D’abord parce qu’à travers la fonction publique territoriale il existe aussi des technocrates locaux ! Ensuite parce que les élus locaux souhaitent disposer d’études sur leur territoire afin d’éclairer leurs décisions. En témoigne, par exemple, l’observatoire économique et social de la région Nord-Pas-de-Calais qui renseigne des indicateurs de type « indice de développement humain ». L’enjeu serait plutôt d’inciter les appareils statistiques de l’État à travailler de manière plus fluide avec les collectivités territoriales et de réfléchir aux voies et moyens de leur régionalisation.

La déresponsabilisation fiscale des élus locaux est principalement le fait de l’État et non des élus eux-mêmes. Elle se caractérise par deux phénomènes : d’une part, une diminution forte de l’autonomie fiscale des collectivités, du fait par exemple de mesures d’exonération que l’État prend pour ensuite en compenser le manque à gagner aux collectivités territoriales, devenant ainsi lui-même contributeur local à la place des citoyens… D’autre part, une incohérence entre le revenu fiscal des collectivités et l’exercice de leurs compétences : ainsi, alors que les régions favorisent le développement du transport collectif et peu polluant à travers, notamment, les trains express régionaux, elles se voient affecter suite à la loi du 13 août 2004 une fraction du produit de la taxe intérieure sur les produits pétroliers ! Soulignons que les trois associations des maires, des départements et des régions de France ont fait récemment des propositions communes pour l’évolution de la fiscalité locale, mettant notamment l’accent sur la péréquation entre territoires riches et pauvres, afin de remédier à leur dépendance croissante vis-à-vis des transferts financiers de l’État et à ces incohérences entre leurs dépenses et leurs recettes.

L’auteur souligne enfin que la décentralisation ne se justifie guère au sens où la demande des populations locales en matière de services publics est analogue sur l’ensemble du territoire français et que les réalisations sont convergentes. Ce faisant, il disqualifie la dimension politique et particulièrement la pertinence du clivage droite/gauche au niveau local. On sait pourtant que les choix des édiles peuvent être très différents en matière de logement social, d’urbanisme ou de transports collectifs. La meilleure preuve de cette marge politique est l’intérêt vivace qui a marqué les municipales de 2008 : chaque quotidien national a ainsi lancé une série consacrée aux enjeux municipaux, ville par ville.

Par ailleurs, la décentralisation ne s’est pas tant justifiée historiquement par la volonté de différencier le contenu des politiques publiques que par la plus grande capacité des collectivités locales, en raison de leur proximité et de leur réactivité, à mettre en œuvre les politiques publiques décentralisées : il n’est qu’à voir la réussite qu’a constituée hier, pour la rénovation des lycées, la décentralisation ou la plus-value qu’elle apportera demain au bon déroulement des formations sociales et paramédicales.

Une critique post-jacobine

Le plus dérangeant dans cette analyse de Laurent Davezies est peut-être cependant qu’il n’accompagne sa critique de la décentralisation d’aucun autre modèle d’intervention publique. L’État est réduit à un cadre passif de redistribution fiscale et sociale ; sa seule intervention volontariste citée est la mise en œuvre à compter de 2005 de la politique des pôles de compétitivité destinée à accélérer, en multipliant les synergies entre entreprises, recherche et formation, la contribution des territoires à la croissance. L’auteur passe toutefois sous silence le fait que ces pôles ont été construits en lien avec les collectivités territoriales concernées et se développent aujourd’hui grâce à leur cofinancement. On aimerait qu’il procède à une analyse plus fine des capacités d’action déconcentrée de l’État aujourd’hui.

L’Union européenne ne constitue pas non plus une alternative crédible : ses politiques d’intervention dans les territoires se basent sur le critère insuffisant du niveau de Pib et risquent de ce fait de manquer leur objectif de cohésion ; la lourdeur bureaucratique de leur mise en œuvre est présentée comme décourageante…

Ce livre est ainsi marqué de l’empreinte curieuse du post-jacobinisme, soit l’éloge désabusé d’un niveau national et d’un centralisme dépourvus de capacités d’action autres que celles, théorique, du savoir statistique ou de mécanismes de redistribution fonctionnant spontanément… L’analyse stimulante et étayée de Laurent Davezies sur l’importance croissante de l’économie résidentielle aurait dû le détourner d’une critique nostalgique du principe de décentralisation pour proposer des améliorations des modalités actuelles de cette décentralisation. Mais il est vrai que les élus locaux ne l’ont pas attendu pour s’emparer eux-mêmes du sujet…

Jérôme Giudicelli

2.

Penser la décentralisation sur tous ses niveaux

La note critique de Jérôme Giudicelli constitue une satisfaction en soi pour l’auteur d’un ouvrage dont la conclusion lançait un appel au débat sur la décentralisation. Le débat est ouvert, tant mieux.

Il ne s’agissait bien sûr pas, dans les dernières pages d’un ouvrage portant sur la nouvelle géographie économique française, de refonder une doctrine de la décentralisation. Il me semblait néanmoins indispensable de mettre en regard l’interdépendance socio-économique – généralement ignorée – de nos territoires et leur omniprésente aspiration à davantage d’autonomie politique. Autrement dit, de confronter les politiques spatiales implicites (avec des dépenses publiques de l’ordre de 53% du Pib) ainsi que la mobilité croissante de la population à la focalisation des analystes sur les seules politiques explicites (par exemple celles des régions, qui ne mobilisent pourtant que 3% des dépenses publiques françaises en 2006) ou à la revendication d’autonomie politique locale et régionale (que légitimerait encore l’engouement qu’auraient eu nos concitoyens pour la campagne municipale).

Considérer, à l’issue d’un rapide procès, qu’il s’agit là d’une posture « post-jacobine » semble refléter une vision trop rudimentaire des questions que pose la décentralisation. La questionner n’est pas de s’y opposer. Il ne s’agit pas d’un phénomène unidimensionnel en termes de plus ou de moins, avec un curseur qui ne pourrait être déplacé qu’entre deux bornes extrêmes : d’un côté le public choice (derrière des Tocqueville ou des Tiebout) qui se veut une application fidèle des règles du marché à la vie politique, avec une confrontation de l’offre des candidats-fournisseurs de services publics et de la demande d’électeurs-contribuables et dans lequel les collectivités sont des sortes de petites nations ; de l’autre, le régime centralisé cher aux archéo- ou post-jacobins2 pour lesquels seule compte la grande nation. Les enfers se trouvent dans ces deux idéaux. Notre difficulté réside dans la recherche de la troisième voie qui combine démocratie, équilibre territorial et efficacité économique.

La décentralisation, comme de nombreux auteurs l’ont montré, est multidimensionnelle. Tout y est affaire de modalités. Une fois admis que plus de décentralisation équivaut à plus de démocratie, ce qui est positif en soi, la principale question est celle des principes de son fonctionnement : type de découpage territorial, décentralisation des prélèvements ou des dépenses publiques (ou des deux à la fois), type de fiscalité locale, principes de distribution des dotations, hiérarchie des divers niveaux, cumul des mandats, répartition des compétences entre les niveaux ou coordination verticale… Jouer sur ces différents leviers, c’est moins « approfondir » ou « limiter » la décentralisation qu’en maximiser les avantages et en réduire les inconvénients. Sur chacun de ces points, l’observation des pratiques dans les pays de tradition démocratique rend compte de la plus grande variété.

Contrairement à ce qu’on observe sur les questions de politique économique, les pays industriels en général et l’Europe en particulier – tous d’accord pour décentraliser – n’ont pas produit de modèle de gestion des nations sur plusieurs niveaux de gouvernement. Le désaccord entre les grands pays européens, hier sur la Slovénie et la Croatie, aujourd’hui sur le Kosovo, offre un exemple – certes extrême mais qui n’est pas hors sujet – illustrant bien l’absence de doctrine établie sur ces questions.

La décentralisation « à la française » n’est donc pas un modèle singulier, chaque pays ayant le sien, mais plutôt un modèle empirique parmi bien d’autres. Elle n’est pas sacrée et doit faire l’objet d’examen critique. À cet égard, la campagne municipale de 2007 inquiète plus qu’elle ne rassure sur notre dispositif : les mêmes acteurs politiques qui s’inquiètent de la panne de la croissance nationale ou de l’inflexion du pouvoir d’achat, dès lors qu’ils font campagne dans nos communes ne parlent plus que de bien-être voire de protection des populations et ne formulent pas le début du programme de politique locale de croissance dont le pays a besoin.

La République et ses territoires propose de contribuer à ce nécessaire débat sur les formes de notre décentralisation en interrogeant les effets à moyen terme de la déconnexion croissante entre les mécanismes du développement local et régional et ceux de la croissance nationale. On y pose, en un mot, le dilemme du candidat d’aujourd’hui : être élu sur l’intérêt local ou battu sur l’intérêt général.

C’est ce dilemme qu’il faut surmonter, en menant la réflexion sur nos découpages communaux ou intercommunaux (plus le découpage est fin, plus les intérêts locaux divergent et incitent à un jeu global à somme nulle ou négative, avec des électeurs qui décident là où ils dorment et pas là où ils travaillent ou consomment), sur la simplification de ce qui est devenu un imbroglio démocratique, sur les modalités d’une nécessaire harmonisation entre niveaux (contractualisation, normes du niveau supérieur, incitations, etc.)… Nos conseils régionaux, qui se vantent d’être « au cœur des économies régionales », restent des nains politiques et financiers, dont le souci essentiel est d’exister face aux grandes villes (Midi-Pyrénées vs Toulouse, Languedoc vs Montpellier, Île-de-France vs Paris…). Ces dernières, pour autant, n’ont encore bricolé que des établissements intercommunaux qui ne leur confèrent pas le statut de véritables gouvernements locaux, et sont dotées d’un impôt local malade, la taxe professionnelle, dont la mutualisation a incité les maires – qui perçoivent les impôts sur les ménages– à se désintéresser de l’accueil des activités. L’Insee, pratiquant sans doute l’humour au second degré, a d’ailleurs montré, dans une parution récente3, qu’en dépit de la mise en intercommunalité massive ces dernières années, dont on attendait d’importantes économies d’échelle, notamment dans l’usage des personnels, on assisterait au contraire à une explosion de l’emploi public local.

Qu’on soit post-jacobin ou post-girondin, ces éléments, et bien d’autres encore, devront être mis en discussion si l’on veut échapper à cette inquiétante opposition du local ou du national qui semble émerger aujourd’hui tant sur le plan des dynamiques économiques que politiques et parvenir à une meilleure décentralisation.

Laurent Davezies

Coup de sonde

Le moment 68 en perspectives

À propos de…

• Xavier Vigna, l’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007, 380 p.

• Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, 68, une histoire collective, Paris, La Découverte, 2008, 835 p.

• Nicolas Daum, Mai 1968 raconté par des anonymes, Amsterdam, 2008, 324 p.

• Caroline Hoctan, Mai 68 en revues, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Imec, 2008, 301 p.

• Maurice Tournier, les Mots de Mai 68, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, 127 p.

• Serge Audier, la Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008, 380 p.

Il existe un « mystère-68 ». Cela se conçoit : une « vraie révolution » est soit victorieuse, soit écrasée dans le sang. Mais les « événements » de Mai 68, qui ont fait moins de victimes en six semaines qu’une explosion des tuyaux de gaz dans un immeuble, se sont achevés par des élections générales. Aussi peut-on plaquer sur eux toute la palette des interprétations, depuis la « révolution trahie » jusqu’au délire collectif en passant par la crise de Civilisation et le regain totalitaire. La diversité des études historiques et des témoignages montre que 68 est devenu un véritable objet historique et demeure une source d’interrogations.

Un moment de l’histoire ouvrière

Xavier Vigna donne une lecture documentée et forte « des années 68 ». Mai-juin 1968 ne fut pas une valse à trois temps (crise étudiante, crise sociale, crise politique) pendant deux mois qui auraient été une parenthèse politique dans l’histoire contemporaine de la France, entre deux promenades parisiennes, du Nanterre de Cohn-Bendit aux Champs-Élysées de De Gaulle, comme on le présente souvent. Les années 68 furent au contraire selon lui une période de « centralité ouvrière ». Elles correspondent à un cycle de luttes ouvrières, commencé en 1965, avec les grèves de Sud-Aviation à Toulouse et Marignane et qui se termina avec la grève générale du Nord et de la Lorraine en 1979 pour la défense de l’emploi des sidérurgistes.

Les ouvriers étaient d’abord au centre de la société française par leur nombre. 1975 correspond au point le plus haut d’une courbe des effectifs ouvriers en ascension : ils constituaient 37, 5% des actifs contre 33, 5% en 1945. Cette centralité ouvrière n’était pas seulement celle du nombre. Elle était sociale. Les ouvriers craignaient déjà pour leur emploi (l’Anpe date de 1967). Le chômage n’épargnait pas les ouvriers des années 1960, même s’il se développa surtout dans les années 1970. Le travail dans les usines demeurait dur, harassant, usant, mal payé, répétitif. Les années 68 furent une révolte contre un taylorisme encore généralisé malgré les premières transformations de l’organisation du travail. Les ouvriers ne partaient pas en vacances. Ils n’étaient pas propriétaires. Leurs enfants n’avaient guère de chances d’élévation sociale. Ils étaient toujours des prolétaires exploités.

Cette « centralité ouvrière » fut surtout politique. Pendant cette période (1965-1979), se développa une « insubordination ouvrière » à « l’ordre usinier » imposé d’abord par le patronat avec l’aide active de l’État qui n’hésita pas à user de la répression, mais aussi avec les concours revendicatifs des syndicats et des partis politiques de gauche. Cette insubordination libéra une « parole ouvrière », fit naître des expériences nouvelles, posa les questions des immigrés et des femmes dans les usines.

La démonstration de Xavier Vigna, rigoureuse et progressive, remet en cause la thèse figée d’un apaisement progressif de la contestation ouvrière, de son institutionnalisation et de l’intégration des ouvriers dans la nation grâce au dialogue social. La chronologie des actions ouvrières entre 1965 et 1979 (p.331-344) prouve que les ouvriers ne courbèrent l’échine que lorsque le chômage de masse inversa les rapports de force avec les patrons. De ce point de vue, les licenciements massifs dans la sidérurgie en 1979 marquèrent la défaite de la classe ouvrière devant le patronat et l’incapacité des luttes sociales à s’opposer aux restructurations et au chômage.

Les ouvriers mirent du temps à s’y résoudre. En mai 1968, la France connut la plus grande grève générale de son histoire. Elle se développa contre la volonté des directions syndicales, par la base, grâce à l’action des militants syndicaux et de l’extrême gauche. Pendant toutes les années 1970, cette insubordination fut permanente. Les actions ouvrières subvertissant « l’ordre usinier » prirent des formes nombreuses : des occupations d’usines dans la lignée de 1936, des grèves dures et longues dans tous les secteurs, des mobilisations ouvrières sur différents territoires d’actions (atelier, usine, ville, bassin), mais aussi des actions violentes comme le sabotage, les mises à sac de bureaux, les séquestrations de cadres ou d’agents de maîtrise, ou encore des expériences autogestionnaires comme chez Lip.

Si la crise et le chômage furent décisifs dans la mise au pas des ouvriers, Xavier Vigna démontre que les partis de gauche et les centrales syndicales jouèrent aussi un rôle dans ce processus, sans pour autant que l’auteur n’accorde aux trotskistes et aux maos établis une capacité révolutionnaire. Le Pcf et la Cgt « étatisèrent les luttes sociales » dès 1968 en fixant à la grève un débouché électoral. Le progrès social ne pouvait être que le fruit d’une politique gouvernementale. Le PS (à partir du Congrès d’Épinay) et la Cfdt, après le tournant du Congrès de Nantes de 1973 où Edmond Maire rejeta « l’isolement dans la combativité » et malgré des oppositions internes, misèrent sur une victoire électorale de la gauche et non plus sur le mouvement social. Les syndicats institutionnalisèrent la contestation, les partis l’étatisèrent. Tandis que le nombre des permanents syndicaux augmentait, celui des adhérents commençait à baisser. L’union de la gauche troqua la combativité ouvrière contre le bulletin de vote. Pour changer la vie, nul besoin de faire grève, d’inventer la politique sur son lieu de travail, de prendre la parole, il fallait voter pour ceux ou celui qui disposaient d’un bon programme de gauche (1978, 1981).

Après Longwy, des ouvriers moins nombreux étaient finalement prêts pour le tournant de la rigueur de 1983. À la « centralité ouvrière » des années 1968 succédait la marginalité ouvrière, en raison du chômage. On le voit : la remise en cause de 68 s’énonce aujourd’hui d’autant plus haut et fort que le processus de mise en ordre (au kärcher ou « ordre juste » ?) du monde ouvrier est engagé depuis vingt ans.

Avec 68, une histoire collective, nous sommes dans le genre encyclopédique, et très réussi, avec des partis pris qui replacent fort utilement l’« épicentre » de mai-juin dans une moyenne durée (1962-1981) qui le contextualise, rejoignant ainsi la périodisation de X. Vigna. L’ouvrage est quasiment exhaustif et n’oublie ni le mouvement ouvrier (souvent passé sous silence dans les sagas officielles), ni la révolution de la minijupe ! À placer sur les rayons des bibliothèques au côté du classique Journal de la Commune étudiante de Schnapp et Vidal-Naquet.

Vu d’en bas

Donner la parole aux acteurs de « base », telle était l’ambition, il y a vingt ans déjà, d’un ouvrage collectif composé d’entretiens avec des soixan­te-huitards du 3e arrondissement de la capitale, paru à l’époque sous le titre Des révolutionnaires dans un village parisien. Désormais intitulé Mai 1968 raconté par des anonymes, le livre montre entre autres le profond enracinement de ces parcours militants dans une culture de la gauche traditionnelle, fidèle aux Lumières et à l’idée de progrès. Et aussi que cette culture avait des limites criantes, comme le refoulement des identités (féminines, homosexuelles, juives, etc.) qui ont fait retour à l’occasion du grand chambardement. Mais Mai 68 est aussi inséparable, dans la mémoire collective, d’une « prise de parole » (selon la formule de Michel de Certeau) qui a profondément marqué les imaginations. Il faut donc savoir gré à Maurice Tournier, grand spécialiste de la lexicologie politique, d’avoir recensé, d’« Anarchiste » à « Volonté », les Mots de Mai 68. Dans ces joutes verbales qui empruntent à toutes les avant-gardes politiques et culturelles du xxe siècle, les revues ont joué sans surprise leur rôle traditionnel. L’historienne Caroline Hoctan nous livre un bon choix d’articles écrits à chaud, qui va d’Esprit à l’Internationale situationniste en passant par des organes créés ad hoc comme Les Cahiers de Mai, souvent oubliés des autocélébrations médiatiques. On constatera en passant que les esprits les plus lucides peuvent aussi se laisser égarer par l’horreur du « désordre », jusqu’à écrire, comme Boris Souvarine dans le Contrat social, que

Les « groupuscules » contrastent avec les sociétés secrètes qui avaient inspiré les révolutionnaires de 1848, d’abord en ce sens qu’ils sont incapables de cogiter une pensée qui leur soit propre ».

(p. 35)

C’était vraiment aller vite en besogne. Si les manifestants de Mai n’ont rien inventé, comme le constatait de son côté également Jean-Marie Domenach4, c’est que le travail avait été fait en amont, dans les cénacles qui sont, dans les années 1960, l’équivalent des « sociétés secrètes » fouriéristes, mennaisiennes et autres, des années 1840. On ne peut traiter par le simple mépris les considérables mutations souterraines qui ont affecté les cultures occidentales dans les années « utopiques », pour reprendre la très juste expression de notre ami Gil Delannoi5.

Des investissements philosophiques contradictoires

Vouloir passer Mai au scanner de la philosophie n’est pas une ambition nouvelle. Chacun se souvient de la Pensée 68 d’Alain Renaut et Luc Ferry (1985). Mais les faiblesses de cet ouvrage ont obscurci le problème plus qu’elles ne l’ont éclairé. Car s’il reste difficile jusqu’à ce jour d’identifier la vraie nature du mouvement, il y a très peu de doute, pour qui ne veut pas s’en tenir à quelques slogans, sur les arrière-pensées de ses adversaires. C’est ce que montre l’essai de Serge Audier, la Pensée anti-68. À le lire, on comprend que le backlash, la grande régression en cours depuis les années 1980, a trouvé un bouc émissaire idéal : Mai 68 et les « soixante-huitards ». Cette obsession sacrificielle a favorisé d’inattendus reclassements. L’examen minutieux des textes de Pierre Manent, Marcel Gauchet ou Régis Debray opéré par Audier montre en effet une indiscutable circulation des argumentaires anti-68, débouchant sur une mise en procès répétitive de l’hédonisme, de l’individualisme et du « droit-de-l’hommisme ». Chacun dans son registre exprime la nostalgie d’une « grande politique » qui nous soulèverait au-dessus de la médiocrité des sociétés ouvertes. La stigmatisation de 68 recouvre ici une discordance des parcours politiques, qui ont pour arrière-plan un antitotalitarisme de différentes factures.

La référence largement diffusée à Tocqueville et à Raymond Aron apparaît quelque peu discutable aux yeux de Serge Audier. Dans des ouvrages précédents, ce dernier avait montré les contresens qui ont recouvert la pensée authentique de ces deux penseurs du « libéralisme6 ». Il « récidive » ici, en consacrant entre autres des développements très nourris, philosophiquement parlant, aux inflexions qu’un esprit aussi subtil que Pierre Manent donne tant à l’interprétation générale des faits (la « douceur démocratique » serait la vérité d’un mouvement destiné à abaisser, au niveau de sa propre médiocrité, la « hauteur » gaullienne !) qu’à la pensée de Raymond Aron, dont il se réclame pourtant. Spécialiste de l’auteur de l’Opium des intellectuels, Serge Audier7 rectifie l’interprétation courante de la Révolution introuvable, montrant qu’Aron s’y montre aussi très sévère pour le pouvoir gaulliste et la situation de l’Université et plus équitable qu’on ne le dit avec certains aspects de la révolte. Plus généralement, l’auteur opère une analyse décapante des discours anti-68 qui évoque irrésistiblement les trois grandes figures de la « rhétorique réactionnaire » selon le grand sociologue Albert Hirschman8. On reconnaît en effet sans peine le morne retour argumentatif de l’effet pervers, de l’inanité, de la mise en péril. Mai 68 est à la fois une, et souvent sous les mêmes plumes une régression infantile, une ruse de la raison marchande par laquelle on aura « la mondialisation néolibérale » sous les pavés de la contestation libertaire, et la barbarie en marche, emportant avec elle rien moins que l’école, la culture, la nation, sans oublier la différence des sexes ! On l’aura compris : Serge Audier est quelque peu agacé, en parfait connaisseur des cultures républicaine et libérale de la grande époque par la rhétorique « républicaine » des vingt dernières années. Il repère, à sa manière, derrière les discours des « enragés de la République », un mouvement de « restauration intellectuelle » dont il recherche les origines (c’est le sous-titre de son livre). Selon lui, celle-ci est étayée par deux piliers : l’ignorance, volontaire ou non, des textes, qui permet de véhiculer, de Sartre à Lefort en passant par Bourdieu et Derrida, les contresens et les amalgames les plus absurdes, et la posture « radicale » que des repentis ont conservée de leur passé gauchiste dans toute sa splendeur9. Au final, pourquoi se focaliser à ce point sur 68 ? Ne serait-ce parce que Mai aurait été une étape vers la réalisation du « projet moderne » (Habermas) qu’il s’agit en fait d’enterrer ?

Nous ne pouvons que conclure avec Serge Audier :

Si l’on reconnaît que 68 et le mouvement des années 1960, par-delà leurs dogmatismes et leurs échecs, ont légué une exigence d’émancipation…, une recherche de participation à la vie sociale et politique, une aspiration à plus d’égalité…, on peut conclure que les orientations intellectuelles que nous venons d’évoquer [celles de Cornelius Castoriadis et d’André Gorz, ndlr] sont parmi les plus fécondes de notre époque.

(p. 375)

Daniel Lindenberg, Jean-Pierre Peyroulou

Librairie

Abdelwahab Meddeb, SORTIR DE LA MALÉDICTION. L’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2008, 278 p., 19 €

Poète, prosateur, essayiste, Abdelwahab Meddeb est l’un de nos plus fins connaisseurs du monde arabe et de la culture d’islam. Il est aussi, en ces temps sombres de repli et de conflit, un médiateur précieux qui, jetant des ponts entre l’Occident et l’Orient islamique, réactive le sens d’une parole oubliée, qui fut donnée en partage aux hommes par un Dieu unique révélé en trois religions. C’est dans l’épreuve de la langue qu’Abdelwahab Meddeb trouva d’abord la matière de ses passe­relles. Dès ses premières œuvres (Talismano en 1979, Phantasia en 1986), il investit la scène du roman par une écriture où les mots sont la substance même des ponts à construire. Le livre se fait le lieu d’une rencontre étonnante : les formes symboliques de l’islam fécondent une intention romanesque résolument moderne qui, en retour, manifeste leur vérité. Les recueils de poésie (Tombeau d’Ibn ‘Arabî en 1987, Matière des oiseaux en 2001) viendront consolider les édifices de cette écriture médiatrice. On y voit l’esprit de la poésie islamique primitive s’accomplir en l’espace que dessine la parole aporétique de Mallarmé.

Depuis quelques années, Abdelwahab Meddeb semble privilégier une autre écriture, l’essai critique en prise avec les débats contemporains. La Maladie de l’islam (Le Seuil, 2002), publié un an après les attentats du 11 septembre 2001, marqua un tournant. L’ouvrage se voulait une analyse sans concession de cet islam qui nourrit et justifie la criminalité terroriste. Il formulait un diagnostic médical, mettait au jour la maladie dont l’activisme fanatique et la mise à mort aveugle étaient les symptômes manifestes.

La Maladie de l’islam connut un grand succès et fit connaître son auteur à un vaste public. Ce fut aussi le premier jalon d’un cycle, le panneau inaugural d’un « polyptique », nous dit Meddeb, où il s’agit de filer la métaphore médicale. Au diagnostic du mal qui corrompt l’islam doit succéder l’administration du remède. Sortir de la malédiction ouvre le temps de la guérison de l’islam, ou tout au moins en ébauche les conditions. Abdelwahab Meddeb y trace les voies qui, partant du cœur de l’islam – le contenu de la Révélation que recueille le Coran –, déconstruisent les décisions dogmatiques d’une religion où se fixent les inquiétudes contemporaines.

La première médication réside dans « le devoir de séparation », dans la ferme résolution d’écarter les mirages de l’union fusionnelle où se forment les folies humaines et les excès meurtriers. La prescription s’adresse tout à la fois aux sujets musulmans et aux communautés qu’ils instituent. Pour Meddeb, les sociétés islamiques sont aujourd’hui encore les rejetons d’un désir archaïque d’absolu, qui se manifeste dans la « consubstantialité de la religion et de la politique ». Elles sont malades de ne pas renoncer complètement aux figures de l’impossible, de ne pas céder aux impératifs de la finitude, de ne pas se compromettre avec l’ordre du monde. La maladie est sans doute grave. Mais est-elle rare, au point de n’affecter que le corps formé par l’islam ? Il faut « despécifier l’islam et le dégager de la vision essentialiste où il est souvent enfermé […] » (p.13). L’approche comparatiste la plus élémentaire suffit à établir que la question théologico-politique travaille les trois monothéismes. La spécificité de l’islam doit être tempérée, ainsi que le particularisme dont le parent tout aussi bien les intégristes musulmans que les adversaires occidentaux haineux. L’analyse relève avec justesse la complicité qui s’instaure entre ces deux ennemis, par-delà la guerre apparente qu’ils se livrent, par-delà leurs joutes spectaculaires qui saturent l’espace médiatique. Le fanatique musulman et l’idéologue occidental malveillant partagent les mêmes ignorances et les mêmes convictions : refus de reconnaître les divisions vivantes et fécondes qui ont longtemps affecté la culture islamique, déni de la pluralité des autorités qui a vu le jour en terre d’islam et qui a suscité des discours d’une grande subtilité, rejet de la perspective historique et de « l’interprétation déconstructiviste » qui seules mesurent les effets de la lettre et relèvent les inévitables évolutions que connaissent les œuvres humaines. Le visage présent de l’islam malade s’est figé en un rictus qui annule toutes les expressions dont il est capable. Il s’est solidifié, momifié nous dit Abdelwahab Meddeb, dans une orthopraxie lénifiante et autoritaire, établie au mépris des autres manifestations de l’islam. La pluralité des voix a été étouffée par celle, omniprésente, du juriste prédicateur, censeur des mœurs et maître des foules. Il convient de faire l’histoire de cette captation de l’autorité qui a vu les figures du sage et du philosophe périr dans l’espace public musulman. La guérison est au prix de l’anamnèse et du retour sur soi. Elle exige la restauration du passé réel, du passé pluriel, et la reconnaissance des nécessaires aménagements qu’exigent la lettre et la loi.

L’islam est aujourd’hui malade de la fétichisation de la lettre. Il souffre d’avoir édifié l’idole de la loi, sacralisée en ce mot si imposant de sharî’a. Il voit grossir en lui la tumeur maligne du « tabou coranique ». Abdelwahab Meddeb dispose une parole où s’opère une déliaison thérapeutique. Il relève les signifiants maîtres qui cristallisent la maladie de l’islam et les soumet à l’interprétation. Travail patient où le sujet musulman, dénouant les fils ténus de sa langue, se délivrera de son mal en délivrant ses mots de leur charge d’absolu et de terreur. Trois étapes décisives jalonnent ce parcours thérapeutique. Chacune de ces stations est associée à un signifiant maître.

Le jihâd. La guérison en passe par la neutralisation de la puissance tératogène de ce signifiant. Abdelwahab Meddeb rappelle comment la dimension agressive du jihâd a fini par prendre le dessus sur sa vocation défensive, comment un concept moral et spirituel en est venu à se muer en formule de guerre, en appel à la conversion forcée. Il soutient que seule une interprétation « contextualisante » et historisante peut annuler le germe de violence contenu dans ce mot.

Les femmes. Les représentations islamiques de la femme reposent sur une grave confusion : l’altérité s’y apparente à une inégalité de nature et de droit. En islam, la femme est ce nom qui fixe un mal profond, le refus viscéral de l’altérité selon Meddeb. C’est pourquoi sa personne est soumise à la réclusion et à l’effacement. Les multiples affaires du voile ne sont à ce titre que les rejetons contemporains d’une histoire ancienne, faite de violence et de négation. Le salut de l’islam exige une rupture avec la tradition, c’est-à-dire l’octroi aux femmes musulmanes d’une égalité juridique pleine et entière.

L’étranger. L’histoire des sociétés musulmanes est celle de leur appauvrissement culturel, de leur sclérose arrogante. Cette histoire est l’effet d’une tendance funeste, qui va s’accomplir dans l’exclusion de l’étranger, de l’autre, souvent du juif. Communauté – Umma – est devenu ce mot signifiant un ordre sans étranger. C’est aussi le nom d’une pureté imaginaire et d’une homogénéité absolue qui signent l’arrêt de mort de la culture, s’il est bien vrai que toute production de désir, qu’elle soit individuelle ou collective, naît du manque et de la part de l’autre. Les sociétés d’islam conjureront leur état moribond dès lors qu’elles feront de nouveau place à l’étranger. À la réalité calamiteuse que fut la « sortie des juifs » hors des pays d’islam doit succéder leur retour salvateur.

Sortir de la malédiction est un livre courageux, un livre de combat qui veut conjurer le mal historique. L’islam contemporain y est le nom de ce mal, parce qu’il a trouvé sa demeure dans ce qu’Empédocle appelait le « pré de malédiction ». La perspective d’Abdelwahab Meddeb est édifiante : elle fait des catégories morales de mal et de haine le nœud interprétatif de la réalité islamique. Elle est politique, en ce sens qu’elle reconduit ce qui est le nerf de toute politique, à savoir la guerre. Le livre est construit sur un présupposé qui, peut-être, flatte les lecteurs auxquels il s’adresse : il y a une guerre entre l’islam et l’Occident. Sans faire preuve d’irénisme, et bien au fait des conflits qui agitent le monde, je voudrais discuter cette lecture de l’histoire et en suggérer les limites. Elle risque de nourrir, quoi qu’elle s’en défende, une criminalisation de l’islam, une vision qui transforme une religion en adversaire, en ennemi au sein d’une guerre sans merci. Pour que les musulmans cessent d’être criminels, il faudrait que, renonçant à la lettre du Coran, ils cessent par là même d’être musulmans. Ne procède-t-elle pas, quoi qu’en dise Abdelwahab Meddeb, à une essentialisation de l’islam ? Le passage qui à ce titre me semble le plus éloquent et le plus contestable est le chapitre 12 : « Le ver dans le fruit ». La formule est un clin d’œil au mode argumentatif de la « nouvelle philosophie », quand il s’agissait de montrer que l’horreur soviétique était ce ver contenu dans le fruit du marxisme. Elle veut désigner la nature mauvaise de l’islam à l’œuvre là où on la croit absente : dans les pratiques joyeuses et paisibles de l’« islam populaire, vernaculaire […] » (p. 92). Même dans cet islam de la dévotion simple et du pèlerinage des saints, Abdelwahab Meddeb entrevoit le vice qui affecte l’islam : « L’on découvre alors que le ver est dans le bel objet, que de cet islam gai et bienveillant n’est pas absent le germe qui sanctifie la violence guerrière […] » (p. 93). N’y a-t-il donc rien qui sauve l’islam en son essence ? Je me souviens, enfant, des nombreuses visites aux saints de mon Maroc natal, dans la douce compagnie de ma mère, femme pieuse, dévote et simple. Je n’ai jamais perçu en elle l’once d’une « violence guerrière ». Le devoir de vérité et de fidélité, qui n’est pas moins important à mes yeux que le « devoir de séparation », m’impose de le dire.

Souâd Ayada

Cormac McCarthy, LA ROUTE, Paris, Éd. de l’Olivier, 2008, 245 p., 21 €

L’année 2008 met à l’honneur l’écrivain américain Cormac McCarthy : son dernier roman, la Route, lauréat du prix Pulitzer 2007, paraît dans sa traduction française et l’adaptation au cinéma par les frères Coen de son livre précédent, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme10, obtient quatre oscars dont celui du meilleur film.

Cette convergence soudaine de récompenses favorise la notoriété internationale d’un écrivain discret, déjà considéré dans son pays comme l’une des voix les plus importantes de la ­littérature américaine aux côtés de Philip Roth, Don DeLillo ou Toni­Morrison.

Cormac McCarthy est né Charles McCarthy en 1933 à Providence (Rho­de Island). Après des études au lycée catholique de Knoxville (Tennessee), où sa famille a déménagé en 1937, puis à l’université du Tennessee, il rejoint l’US Air Force en 1953 et passe deux ans en Alaska. Il vit ensuite de petits boulots et, grâce à des bourses d’étude, peut voyager en Europe ; il ne revient définitivement aux États-Unis qu’en 1967, d’abord dans le Tennessee, puis au Texas, pour finalement s’installer à Santa Fé (Nouveau-Mexique). Toutes ces pérégrinations, les paysages qui les accompagnent, les accents qui les qualifient, peuplent ses textes.

En dix romans, Cormac McCarthy a construit un univers de violence où les forces du mal se disputent les vestiges d’une humanité dévastée et d’une nature déchiquetée. La Route s’inscrit dans cette vision apocalyptique et semble en incarner l’ultime étape.

L’intrigue est simple : l’histoire se déroule dans ce qui semble s’apparenter au sud-ouest des États-Unis, dix ans après une catastrophe qui a anéanti la nature tout autant que la société. Dans ce paysage décomposé, plongé dans une poussière grise de cendres et de débris, un homme et son fils errent en direction du Sud avec pour toute possession un caddie contenant tous leurs biens, équipé sur le devant de brosses de balais destinées à écarter les obstacles et, sur le côté, d’un rétroviseur censé leur signaler de potentiels dangers. Ils parcourent péniblement des terres abîmées, croisent de rares survivants loqueteux et s’imprègnent d’images de fin du monde. Le titre, la Route, fait penser à un autre voyage initiatique à travers les États-Unis, celui raconté par Jack Kerouac dans son texte, Sur la route11, photographie du rêve de la Beat Generation. Le roman de Cormac Mc Carthy, qui raconte aussi un périple à travers le territoire américain, sonne plutôt le glas d’une civilisation et peut se lire comme le testament de l’auteur.

La Route est un roman qui échappe au lecteur et c’est précisément cette dérobade scrupuleusement mise en scène – mise en espace serait plus juste – qui en définit la puissance. Le récit s’apparente à des genres littéraires multiples sans qu’il soit réellement possible de le qualifier : il tient tout à la fois de la science-fiction, du récit d’aventure, du western ou encore de la fable épique.

Le mystère qui entoure la destruction du monde reste entier : on peut imaginer une bombe nucléaire, une explosion surnaturelle, un désastre écologique. Seules en sont décrites avec une minutie quasi obsessionnelle les conséquences : peu de traces de vie hormis quelques « méchants » survivants réduits à l’état de brutes cannibales et un chien ; les lieux sont sans lumière – même la mer que l’homme décrivait à son fils comme bleue, se révèle couleur d’encre sombre –, une bouteille de coca-cola symbolise la civilisation ancienne.

Les deux héros marchent lentement dans ce territoire sans frontière qui s’étend à l’infini, comme pour inscrire une trace, hantés par les fantômes d’un passé que le fils n’a pas connu et auquel le père ne se résout pas à renoncer. Ils sont porteurs du feu, de la flamme, répète inlassablement l’homme, comme pour maintenir un semblant de sens à ce qui n’est qu’un vagabondage illusoire, une vaine volonté de vivre, héritage d’un temps lointain désormais dépassé. Dans cette tentative de conquête d’un paysage ennemi, aux prises à des dangers imprévisibles, ils rappellent ces silhouettes dégingandées de cow-boys qui ont transformé en légende la colonisation de leur continent et participé à l’élaboration de l’imaginaire collectif américain. Mais le père qui n’a pas de nom et est souvent raconté à la troisième personne ne sait quel rêve transmettre à son fils.

Leur aventure géographique ressemble à un chemin de croix dans un environnement naturel hostile qui révèle le caractère ambivalent de la technologie, responsable de la catastrophe mais aussi nécessaire à la survie. Dans leurs errances, ils visitent des espaces dont ils redéfinissent la fonction. Ils se réapproprient des objets, un silex, un bâton, un bout de lampe, en fabriquent d’autres comme de fausses balles de revolver taillées dans une branche d’arbre. Ils redécouvrent l’art de la table au gré des aliments trouvés, des morilles, des haricots verts, des pêches. Toujours, au plus profond de la désespérance, quand la mort s’annonce plus proche, ils sont sauvés par une irruption quasi magique : ici une maison offre un abri temporaire, là un ruisseau permet de se désaltérer.

L’odyssée doit continuer. La narration retrouve les accents de Fenimore Cooper dans le Dernier des Mohicans ou de Daniel Defoe dans Robinson Crusoé. Mais dans ces récits où deux univers, deux systèmes de valeurs s’opposent clairement, il ne fait aucun doute que la civilisation va l’emporter sur la sauvagerie. Dans la Route, l’issue reste toujours incertaine : seule importe cette persistance du besoin absurde de vivre.

Autour de thèmes qui lui sont familiers comme la barbarie, la violence, le mal ou la transmission, Cormac McCarthy cisèle la création sublime d’un cauchemar. Son univers est toujours fait de sang et de fractures : Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme commence par la description détaillée de l’étranglement d’un shérif par un prisonnier qui s’aide de ses menottes ; Méridien de Sang multiplie les passages qui décrivent avec une volupté saisissante les agissements sanguinaires de mercenaires américains traqueurs de scalps et les revanches non moins terrifiantes des Indiens.

Dans la Route, le portrait par touches fulgurantes des cannibales, la vision du bébé sur une broche, l’abandon du petit garçon et du vieillard égalent en horreur la chronique détaillée de la dégradation de Lester Ballard, assassin et nécrophile dans Un enfant de Dieu12 ou l’assassinat d’Eduardo, meurtrier de Magdalena, la prostituée aimée par John Grady dans Des villes dans la plaine13. Mais la beauté pénétrante de la langue fait tout oublier : le style haché, l’absence de ponctuation, les dialogues interrompus, la poésie des descriptions minutieuses du vide, du néant, de l’absence, annihilent l’effet violent de la cruauté qui traverse le récit.

Il n’est pas encore question de régénération par la violence ou de rédemption : le mal est tout simplement présent et il ne s’agit plus que d’avancer pour ne pas mourir. Car la mort guette. L’homme est malade : il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps ; il garde un revolver avec une balle pour le petit et voudrait encore lui apprendre, lui raconter des histoires comme dans les premières pages du livre, « d’anciennes histoires de courage et de justice dont il se souvenait14 », mais il a jeté la seule photo qu’il gardait encore de sa femme qui a choisi le suicide et les mots finissent par lui manquer.

Le récit pourrait se poursuivre à l’infini, telle une mélopée lancinante dont le phrasé mélodieux est plus essentiel que le sens. Le temps est oublié : « C’est long jamais » ; « Jamais c’est à peine un instant15 » ; « Plus tard, c’est maintenant16 ». Dieu n’est pas loin : « Maudis Dieu et meurs17 » ; « Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes18 » énonce un vieillard survivant qui prétend s’appeler Élie.

La puissance de Cormac McCarthy consiste à magnifier ce vide existentiel et à substituer subrepticement une forme d’apaisement à l’effroi désespéré. La répétition des situations dans cette nature dévastée que peuplent quelques égarés – la marche, la faim, la menace, le sauvetage –, le caractère incantatoire des phrases – je sais, tu en es sûr ? qu’est-ce que c’est ? d’accord ? –, parviennent à gommer toute trace de révolte.

Le lecteur finit par accepter cette apocalypse comme sa propre réalité et par s’y mouvoir presque naturellement. Alors peu importe la conclusion surprenante que Cormac McCarthy inflige à son livre. L’homme meurt et l’enfant qui est le vrai détenteur de la transmission et des valeurs peut commencer à quitter son père pour inventer sa propre trace. Il est recueilli par une femme douce qui lui parle de Dieu mais comprend qu’il préfère encore s’adresser à son père.

Dévoiler la chute n’est pas sacrilège car ce qui importe, ce qui fait la grandeur infinie et incomparable de ce roman unique tient en la certitude que cette fin n’en est qu’une parmi tant d’autres possibles. C’est au lecteur et à lui seul de trouver la réponse aux questions que pose la Route : Cormac McCarthy est un peu « l’homme » du roman et chaque lecteur en est un peu « le petit ».

Veux-tu bien chercher en toi-même la suite de l’histoire, écrire pour moi la civilisation à venir ? D’accord ? semble demander Cormac McCarthy à chacun de ses lecteurs.

D’accord, ne peut que répondre le lecteur.

Sylvie Bressler

Claudine Haroche, L’AVENIR DU SENSIBLE. Les sens et les sentiments en question, Paris, Puf, coll. « Sociologie aujourd’hui », 2008, 256 p., 25 €

Cet ouvrage rassemble des textes anciens, récents ou inédits, qui s’inscrivent dans une continuité de pensée : il y a en effet plus de vingt ans, avant même l’Histoire du visage (1988), que Claudine Haroche interroge avec constance et lucidité le devenir de l’individu en Occident. Elle le fait dans la perspective d’une histoire des sensibilités qui ne s’en tient pas seulement à leurs manifestations empiriques mais pénètre profondément la sphère psychologique ; qui ne se contente pas d’enregistrer les sensations, mais s’attache à élucider les sentiments. Bref, elle restitue la complexité des mutations historiques de la personnalité, horizon de pensée aujourd’hui incontournable de la philosophie et de l’anthropologie politiques aussi bien que de l’histoire des mentalités. Car le travail de Claudine Haroche s’inscrit dans la durée, celle d’une histoire intellectuelle extrêmement sensible aux cadres psychologiques qui organisent tant la pensée théorique que les pratiques, les rituels et les liens ordinaires. On ne s’étonnera donc pas d’y rencontrer Tocqueville, Weber, Elias, Arendt ou Gauchet, avec lesquels se poursuit un dialogue exigeant. On mesurera sa liberté et son intuition à la manière dont elle décèle dans les travaux d’auteurs aujourd’hui oubliés comme Ravaisson, ou invoqués mais peu travaillés comme Bergson ou même Merleau-Ponty, les cohérences sur lesquelles appuyer son propos.

L’objet du livre, à travers la multiplicité des thèmes et la diversité des éclairages, est bien le désarroi de l’individu contemporain. Des repères anciens qui séparaient l’homme intérieur de l’homme extérieur se sont insensiblement déplacés, des formes qui assuraient l’insertion du corps individuel dans les instances de la vie collective se sont érodées ; partout l’informel gagne du terrain, porteur d’indifférenciation et de violence potentielle.

Ainsi, entre autres exemples, Claudine Haroche relève l’importance du principe de gouvernement dès l’avènement de la politique moderne. Il se trouve en effet sans cesse rappelé entre les xvie et xviie siècles dans les livres de civilité, les principes puritains d’économie domestique, les traités d’éducation des princes. Tous le disent et le répètent : il faut savoir se gouverner, maîtriser ses passions, pour prétendre au gouvernement des autres. Fénelon au jeune Louis XIV :

Un des plus grands malheurs qui vous pût arriver serait d’être maître des autres, dans un âge où vous l’êtes encore si peu de vous-même.

Où l’on retrouve les commentaires sur l’actuelle « désacralisation » de la fonction présidentielle… On trouvera ainsi dans l’Avenir du sensible une anthropologie politique des gestes, de la position des corps dans le temps comme dans l’espace (préséances), des rituels de mobilité et d’immobilité dans les cérémonies, ainsi que des expressions et du ressenti psychologiques qui les accompagnent (déférence, considération, respect…), aujourd’hui encore indispensables pour comprendre les formes contemporaines du spectacle politique.

On y trouvera enfin la chronique de leur mutation et de leur déclin. Car l’ouvrage ne se conclut pas sans inquiétude face à ce que le livre caractérise comme une « montée de l’informel » dans la démocratie politique aussi bien que dans la société civile : dans la nature « narcissique » de l’individualisme contemporain, la soumission continue de chacun aux flux isolants d’une société « liquide », Claudine Haroche repère certains signes de ce que Castoriadis appelait « la montée de l’insignifiance » et Elias un « processus de dé-civilisation » :

Le déclin des formes – la familiarité, la grossièreté, la brutalité, la violence –, le progrès de l’informel […] sont aujourd’hui au cœur d’interrogations fondamentales sur les sociétés occidentales.

Jean-Jacques Courtine

Patrick Savidan, REPENSER L’ÉGALITÉ DES CHANCES, Paris, Grasset, 2007, 327 p., 19, 50 €

De toutes les notions en rapport à la justice sociale, l’égalité des chances est incontestablement celle qui dégage le plus large consensus, situation sans doute imputable à l’égalité dans la liberté qu’elle semble nous garantir. Dans cet ouvrage, Patrick Savidan questionne cet objectif si largement partagé en le replaçant dans l’histoire des idées politiques, remontant à Tocqueville et à Hume. S’il faut penser les inégalités économiques en termes politiques, c’est parce que, passé un seuil, ces dernières peuvent compromettre l’exercice plein et entier des libertés politiques.

L’auteur montre que l’invention démocratique, émergence d’un ordre social dénaturalisé, imposa progressivement la conception de l’individu comme propriétaire de soi et, partant, de ses productions. D’une telle conception résulta une éthique du travail valorisant la responsabilité individuelle. D’où le formidable attrait de l’égalité des chances, notion qui allait tracer les contours d’une justice sociale que Patrick Savidan qualifie de « capacitaire » ; la « raison méritocratique » appelant ainsi que chacun reçoive selon ses capacités.

Mais au-delà de ces apparentes évidences, l’égalité des chances est également un concept contradictoire qui « implique que nous croyons au mérite tout en n’y croyant pas vraiment ». En effet, si l’on a convaincu quelqu’un des bienfaits de l’individualisation – et comment ne pas le faire en démocratie ? – de se penser comme sujet autonome, cette personne aura tendance à considérer qu’elle ne doit ses éventuels succès qu’à elle-même. Elle sera alors encline à relativiser l’efficacité des politiques redistributives qui ont pu permettre à ses talents d’éclore. Autrement dit, plus on croit au mérite comme critère de légitimation de l’ordre social existant, moins l’on est tenté de soutenir les politiques de redistribution visant à garantir l’égalisation des opportunités.

Ce composé de forces contraires est toujours sur le point de se laisser entraîner vers les deux axes de sa polarité constitutive : soit la culture individualiste du mérite prendra le pas sur les principes de solidarité, soit c’est l’exigence de solidarité qui videra le mérite de sa substance propre.

Comment sortir d’une telle aporie ? En inventant une forme d’égalité des chances qui ne saperait pas ses propres fondements. Il convient donc d’élaborer une conception juste, « post-capacitaire », de l’égalité des chances qui établirait les règles à partir desquelles pourrait émerger une société « durablement juste ». L’enjeu de cette exigence réside dans notre capacité à penser une égalité des chances « soutenable ». Une égalité des chances pourra être dite « soutenable », explique l’auteur, lorsque « l’individu pourra la concevoir dans une durée qui excède celle de sa situation ». Il est en conséquence impératif de bâtir une individualisation autre que celle à laquelle nous sommes accoutumés. Sollicitant John Rawls, et notamment son usage des travaux de l’économiste britannique James Meade, Patrick Savidan appelle de ses vœux une « démocratie de propriétaires ». En « dispersant » la propriété des richesses et du capital, une telle architecture permettrait une intervention « en amont ».

Cette dispersion ne repose pas, dans son principe, sur une redistribution des revenus vers les personnes les moins favorisées, à la fin de chaque période, mais elle se fonde, dans un contexte d’égalité des chances, sur la répartition la plus large possible, en début de période, de la propriété des moyens de production et du capital humain (éducation et formation).

Une telle approche ex ante exige bien sûr une réforme des droits de succession, une nouvelle fiscalité, le renforcement de la mixité sociale et de la formation professionnelle. De telles mesures seraient, selon Patrick Savidan, de nature à participer à l’édification d’une société bien ordonnée, c’est-à-dire une société permettant à chacun de se

projeter dans l’avenir et [de] s’y construire une vie qui réponde à ses attentes légitimes.

Au final, un ouvrage stimulant et d’une remarquable clarté sur une question qui n’a pas fini de se poser à nos sociétés.

Jean-Paul Maréchal

Adrien Le Bihan, LA FOURBERIE DE CLISTHÈNE. Procès du biographe élyséen de Georges Mandel, Mentaberriko Borda (64250 Espelette), Cherche-bruit, 2008, 98 p., 10 €

Avec une fausse naïveté, Adrien Le Bihan, dont les lecteurs d’Esprit apprécient l’érudition et la vivacité, accepte le principe qu’un politicien ambitieux, Nicolas Sarkorzy, rédige lui-même une biographie d’un homme politique, Georges Mandel, certainement choisi avec soin, et la publie en 1994. Quelques informations sont à glaner sur l’auteur qui, peu ou prou, s’identifie avec son sujet. Chemin faisant, il découvre d’énormes erreurs factuelles –pardonnables à un apprenti historien– et de nombreuses omissions et interprétations partisanes qui, elles, sont vraisemblablement significatives des intentions du biographe. Déjà, à l’époque de sa parution, de rares journalistes évoquèrent le plagiat d’une thèse (celle de Bertrand Favreau, 1969), mais aucun lecteur n’a mesuré l’ampleur du désastre. Car il s’agit bien de cela. Adrien Le Bihan liste avec jubilation les similitudes entre le texte de la biographie écrite par Nicolas Sarkozy et d’autres ouvrages (comme celui de Jean-Noël Jeanneney, 1991) alors disponibles en librairie (parfois la paraphrase fait place, ni plus ni moins, à de véritables copies sans guillemet), mais, ayant lu d’autres sources, il en vient à mettre en doute le contenu même de ce travail. En effet, Nicolas Sarkozy, écrivant l’histoire d’un homme politique sans panache (rédacteur à L’Aurore de Clemenceau, à qui il doit sa carrière de journaliste et de ministre des Postes, puis des Colonies et enfin de l’Intérieur), se doit de réécrire l’Histoire afin de lui donner un peu d’éclat. Georges Mandel (1885-1944) n’a pas une existence aventureuse, si ce n’est sa liaison avec une comédienne, avec qui il souhaite quitter la France en guerre… Nicolas Sarkozy revisite l’entrée en guerre, le déménagement du gouvernement, le « sacrifice » du maréchal Pétain, les débuts de la Résistance, le discours de Dakar prononcé par Mandel, son arrestation au Maroc, son assassinat, sans jamais s’intéresser à un général rebelle qui depuis Londres, le 18 juin 1940, lance un appel pourtant fameux. Il ne cesse au contraire d’évoquer le « destin » de son personnage, avec un mimétisme à peine voilé. Auteur d’un bel essai sur De Gaulle et les écrivains (le Général et son double, Flammarion, 1996), Adrien Le Bihan reprend point par point les affirmations du biographe et les démonte. Parfois, il s’étonne qu’un ouvrage cité pour tel épisode ne le soit plus pour un autre, auquel il consacre pourtant de nombreuses pages, ou donne un autre éclairage, comme l’Empire français, publié en 1940, par Philippe Roques et Marguerite Donnadieu (cette dernière n’est autre que Marguerite Duras, ce que le biographe ignore…). La manière de faire de la politique, la notion de réforme, la tactique politique, la prudence et la continuité, ou l’impossible « rupture », etc., qui caractérisent Mandel sont, entre les lignes, à appliquer au candidat Sarkozy. C’est tout l’apport de cet ouvrage distrayant, savoureux et bien documenté (il fait état de la thèse de l’Américain John Sherwood, publiée à Stanford University Press, en 1970) qui, sous prétexte de confronter une biographie bricolée aux travaux savants, en vient à interroger la carrière d’un homme politique (Nicolas Sarkozy) obnubilé par le destin qui sommeille en lui, et tarde à se déployer à la mesure de son insatiable ambition. Une réédition de cette biographie est annoncée. Tiendra-t-elle compte de l’essai d’Adrien Le Bihan ?

Thierry Paquot

Sandrine Baume, KELSEN. Plaider la démocratie, Paris, Michalon, 2007, 115 p., 10 €

Hans Kelsen est beaucoup plus connu par sa Théorie pure du droit (1934) que par sa réflexion politique sur l’État et la démocratie. En réalité, il ne s’agit que d’une seule et même réalité en interface dès lors qu’à ses yeux État et droit coïncident parfaitement. Il n’est de droit que par l’État et d’État que par le droit dans une « unité normative spécifique » inexplicable autrement que par la juridicité. Une conviction sans surprise chez ce juriste autrichien séduit par le positivisme logique du Cercle de Vienne dont il partage une exigence de scientificité le portant à écarter de l’analyse du droit toute référence, par nature parasite, à la morale, à la philosophie et à la politique.

Mais se pose alors la question qui parcourt ce petit livre très stimulant : comment concilier un parti pris de neutralité axiologique, en phase avec Max Weber, et le plaidoyer pour la démocratie ? Comment penser un régime sans prise en compte de valeurs fondatrices que tout désigne comme antérieures et extérieures au système juridique ?

La réponse de Kelsen à cette gageure consiste à transférer sur le terrain politique le formalisme mis en œuvre sur celui du droit. De même que la norme ne tire sa juridicité et sa légitimité que de sa conformité à l’édifice juridique dans lequel elle s’inscrit, et cela indépendamment de son contenu (d’où l’affirmation étonnante mais logique selon laquelle le règlement intérieur du camp d’Auschwitz était juridiquement incontestable), de même la démocratie s’analyse-t-elle comme une pure forme, vide de toutes valeurs préconstituées, dont le génie serait précisément de permettre, par la vertu du débat, de la négociation permanente et du compromis, l’invention continue des références qu’elle entend se donner à elle-même. Tout est négociable, discutable dans cette sphère fermée sur elle-même dont le centre névralgique est le Parlement, défendu par Kelsen en tant qu’instance purement politique à distance de la société, contre les réflexes antiparlementaires si vivaces dans les années 1930.

C’est donc sur un fond de complet relativisme que la démocratie peut déployer sa dynamique plurielle dans la recherche des compromis entre majorité et minorité, dans l’entrechoc des convictions. La passion de désabsolutisation aboutit logiquement à une complète indétermination des valeurs. « L’homme peut-il connaître des vérités et appréhender des valeurs absolues ? » Le prétendre conduirait fatalement à l’« autocratie » selon un Kelsen qui vise à mots couverts la théorie de Carl Schmitt.

Cette construction se montre conséquente avec elle-même. Si le droit ne se définit en rien par son contenu, comment en irait-il autrement de l’État démocratique caractérisé par un « agnosticisme » radical ?

Elle n’est pourtant pas plus convaincante in fine que celles d’Habermas ou Rawls dont l’approche procédurale bute sur une difficulté majeure, à notre sens insuffisamment discutée par l’auteur : d’où vient la précellence reconnue à la liberté et à l’autonomie dans le régime démocratique ? Un tel choix est-il le seul résultat de la confrontation ou ne faut-il pas le tenir pour fondateur ab initio de la préférence reconnue à la confrontation et au conflit ouvert ? Comme l’a si fortement souligné Paul Ricœur, à maintes reprises, « une théorie purement procédurale requiert le relais d’une éthique des valeurs19 », de « convictions d’arrière-plan », bref d’une « tradition20 » de l’ordre du « déjà-là » à l’instant où s’engage la discussion qui présuppose

l’appartenance à quelque chose comme un ordre éthique, à la fois supérieur et extérieur, ouvert au conflit des interprétations21.

L’obstination positiviste kelsénienne à ne s’en tenir qu’au « comment ? » de la réalité juridique et politique, dans la totale répudiation du « pourquoi ? » rend compte de l’allure claudicante d’une réflexion entravée par son ambition scientiste. On songe, en fermant l’ouvrage, à l’albatros de Baudelaire :

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Jacques Le Goff

Henri Bartoli, L’ÉCONOMIE DANS LA REVUE ESPRIT. De la révolution personnaliste à un réformisme dans le fil de l’histoire (1932-2007), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Économie et société », 2007, 205 p.

Le vieil économiste grenoblois Henri Bartoli parcourt 75 ans de la revue Esprit pour analyser son abord des problèmes économiques. Se référant au Manifeste de 1936, il définit l’orientation de la revue comme une recherche de la vérité de la situation historique par l’exercice de l’esprit critique dans tous les domaines. Esprit n’est pas une publication politique, économique et sociale, mais une revue de préoccupation spirituelle. En affirmant la supériorité spirituelle de la personne sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs, le personnalisme est anticapitaliste et révolutionnaire. Il est contre l’exploitation ouvrière, le profit usuraire, la propriété confisquée par le capital, la spéculation et la primauté du rendement financier. Dans cette ligne, l’auteur rend compte des débats qui agitaient, dans la revue Esprit, ceux qu’on a appelés les anticonformistes des années trente. Lorsqu’en 1944, Mounier relance la revue et la dirige jusqu’à sa mort en 1950, celle-ci demeure fidèle à sa radicalité révolutionnaire : l’économie de marché doit être remplacée par l’économie planifiée et, si le marxisme doit être dépassé, il demeure la référence principale de l’analyse économique. Sa perspective historique est intégrée dans la théologie du travail du père Chenu.

Henri Bartoli est représentatif de cette ligne révolutionnaire et anticapitaliste qui, selon lui, reste présente chez les deux successeurs de Mounier, Albert Béguin (1950-1957) et Jean-Marie Domenach (1957-1977). Pour Bartoli, Béguin poursuit cette sensibilité avec des tentatives de définition d’un socialisme orienté vers le bien commun et la promotion d’une civilisation du travail qui soit aussi de la parole (Paul Ricœur), Domenach par appel à la pensée d’Ivan Illich. Avec Paul Thibaud (1977-1988), l’intérêt se déplace vers la critique du totalitarisme. Les problèmes économiques ne sont plus étudiés sur la base d’un programme de départ mais, selon l’expression d’Olivier Mongin, son successeur, « dans le fil de l’histoire ». Henri Bartoli réagit avec quelque indignation à l’affirmation d’Esprit en janvier 1989, « ce n’est pas dans cette revue que l’on regrettera l’effacement du marxisme » (p. 33), en lui reprochant d’oublier « non sans légèreté ce qu’écrivaient naguère les responsables de la revue » (p. 151). Mais ce réformisme qui prend en compte la mondialisation et ses effets contradictoires permet un traitement digne d’éloges de problèmes jaillissant de l’urbanisme, des évolutions culturelles, des transformations du travail et des crises du capitalisme financier.

Hugues Puel

Brèves

Michel Chion, LE COMPLEXE DE CYRANO. La langue parlée dans les films français, Paris, Éditions Cahiers du cinéma, 2008, 192 p., 25 €

Auteur d’une étude de référence sur le son au cinéma (Un art sonore, le cinéma, Éditions Cahiers du cinéma, 2003), de nombreux ouvrages sur la musique et de monographies (de Kubrick à Tarkovsky), Michel Chion se penche, en analysant une trentaine de films, sur ce qu’il appelle « la langue-française-d’écran », celle que l’on entend dans les salles de cinéma. De cette langue, il retient les caractéristiques suivantes : 1) « la langue-française-d’écran fait rarement entendre la variété et la vérité des parlers français, et folklorise rapidement certains parlers » (le cinéma de Pagnol ou le parler des banlieues en sont deux exemples) ; 2) elle aime donner une place aux acteurs étrangers comme si l’accent étranger touchait plus que les accents français ; 3) elle accorde un statut particulier aux noms de personnages et ne retient fréquemment que le seul prénom ; 4) elle privilégie un ton « réflexif » car on aime beaucoup disserter dans le cinéma français ; 5) elle affectionne les extrêmes, passant ainsi du laconisme au verbalisme, de la sobriété au style fleuri ; 6) elle rend manifeste « l’absence ou la faiblesse en français d’un niveau de langue dit neutre », ce qui favorise une oscillation entre parler familier et parler hyperchâtié. L’auteur synthétise cette étrange singularité du parler cinéma français en évoquant ce qu’il appelle le complexe de Cyrano, complexe de celui qui aime faire preuve de bravoure en jonglant avec les mots tout en se félicitant d’avance d’être perdant. Mais l’ouvrage fait plus largement écho au « style français » grâce à une « mise à l’écoute » d’une trentaine de films réalisés par des cinéastes très différents (René Clair, H.G. Clouzot, Max Ophüls, François Truffaut, Jean-Luc Godard… mais aussi Gilles Grangier, Bertrand Blier, Claude Faraldo, Abdellatif Kechiche, sans oublier James Huth à qui l’on doit Brice de Nice). Entendre la « langue cinéma » à travers les analyses subtiles et limpides de Chion, c’est entendre également la spécificité de l’usage de la langue française au-delà du cinéma.

O. M.

Éric Vigne, LE LIVRE ET L’ÉDITEUR, Paris, Klincksieck, 2008, 180 p., 15 €

Vieux routier de l’édition, Vigne peut se targuer d’un parcours significatif et réussi : il a travaillé aux éditions de La Découverte avec François Gèze, chez Fayard avec Claude Durand et il travaille aujourd’hui chez Gallimard avec Antoine Gallimard. Cet essai, qui reprend un grand nombre des réflexions d’un travail rédigé pour l’ancienne Adpf à la demande d’Yves Mabin, n’est pourtant pas une apologie des « bonnes » maisons d’édition, mais une réflexion sur le métier d’éditeur à l’heure de la crise de la prescription (du fait de la faiblesse de la presse écrite et de leurs suppléments littéraires) et des circuits de distribution. Loin d’entonner le refrain de la mort du livre et de considérer que l’édition est devenue une profession de victimes, Vigne souligne que l’ensemble des maisons d’édition ont fait consciemment des choix qui se sont retournés contre elles dans un contexte où prédomine la loi de la marchandisation (qu’il distingue, en écho à Polanyi, de la commercialisation) et la médiatisation des auteurs. Renouant avec l’histoire de l’édition au long cours et ne s’inquiétant pas outre mesure de la montée en puissance du numérique, Vigne, assez serein, en appelle à la responsabilité des éditeurs eux-mêmes. N’ont-ils d’autre avenir que de s’acclimater aux exigences de l’audiovisuel et de formater les livres ? L’admettre serait croire que la demande est strictement déterminée par l’offre. Si le lecteur existe toujours et l’auteur également, la tâche de l’éditeur est de redonner à l’un et à l’autre toute leur place. Le marché existe mais rien n’empêche de penser un peu, à moins de se satisfaire de la fin du livre. En bon connaisseur du secteur des essais et des sciences humaines en général, Vigne dessine des lignes d’horizon susceptibles de faire réfléchir éditeurs… et maisons d’édition.

O. M.

François Hartog, VIDAL-NAQUET, HISTORIEN EN PERSONNE. L’homme-mémoire et le moment-mémoire, Paris, La Découverte, 2007, 144 p., 12 €

Comme Pierre Vidal-Naquet, dont il fut l’élève et l’ami, François Hartog est un helléniste reconnu. Mais, également auteur de travaux sur l’histoire de l’histoire et sur le « présentisme », il ne se focalise pas par hasard, dans cet ouvrage, sur les rapports de la mémoire et de l’histoire dans l’œuvre au long cours de Vidal-Naquet. Alors que ce dernier a vigoureusement critiqué les lois mémorielles, Hartog souligne que le quadruple historien Vidal-Naquet (historien de la Grèce, historien des crises et crimes contemporains, historien du judaïsme et historien de l’histoire de l’histoire) est aussi l’auteur de deux tomes de Mémoires dont le rôle est de « coudre ensemble » toutes ces histoires qui ont retenu son attention savante et militante. En effet, les mémoires sont l’occasion de revenir sur un temps d’attente et de brisure (sous-titre du premier tome des Mémoires) qui a correspondu au départ de ses parents à Büchenwald. Alors que nous vivons à l’heure des lieux de mémoire, l’originalité du livre de Hartog est de faire réfléchir sur les liens irréfragables de l’histoire et de la mémoire. Car l’homme de mémoire est aussi dans le cas de Vidal-Naquet un homme qui reconnaît ses dettes : dette envers la famille, dette envers les formateurs (à commencer par Marrou), dette envers les maîtres en histoire grecque (Vernant, Momigliano, Finley), dette envers un éditeur comme Jérôme Lindon… On le soupçonnait, Vidal-Naquet donne à réfléchir en raison de l’évolution même de son travail au-delà des rappels biographiques et d’une production diversifiée. Esprit aura l’occasion de le rappeler par le biais d’un montage de textes dans un prochain numéro.

O. M.

Joël Cornuault, ÉLISÉE RECLUS. Six études en géographie sensible, Paris, Isolato, 2008, 102 p., 17 €

Traducteur de Kenneth Rexroth, David Thoreau ou encore John Burroughs (qu’il fait connaître en France), Joël Cornuault est aussi la cheville ouvrière des Cahiers Élisée Reclus, qui contribuent à la popularisation des travaux du célèbre géographe libertaire, mais aussi à mieux situer son œuvre, à faire rencontrer ses amis, à comprendre ses combats, à partager ses enthousiasmes, sans jamais tomber dans l’admiration béate et dogmatique. Il reprend ici quatre articles déjà publiés et deux inédits. Chacun éclaire un pan de cette « œuvre polyphonique » où domine une complicité explicite et revendiquée du géographe avec la terre et les éléments. Il n’a pas écrit une Histoire d’un ruisseau ou Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes (anthologie réalisée par Joël Cournuault, Premières Pierres, 2002), par hasard : c’est un marcheur, un observateur et parfois un contemplatif. « Reclus, note l’auteur, ne considère pas la géographie d’abord comme un savoir, une spéculation théorique, et dont seuls quelques initiés pourraient vérifier le contenu, l’utilité, la véracité. […] Élisée voit en elle, par ce qu’il a de meilleur en tout cas, une possibilité de présence au monde – généreuse, qui rende la condition humaine plus légère et l’action humaine moins prédatrice et possessive. Une présence au monde heureuse avec les autres, et non seulement égoïstement en soi-même. » Joël Cornuault s’arrête sur la notion de « vulgarisateur » et lui préfère « semeur de géographie », analyse sa conception linéaire et cyclique du temps qui néanmoins refuse de rompre avec l’évolutionnisme de l’époque, disserte sur le sauvage (opposé au civilisé ?), compare l’approche naturaliste de Burroughs à celle géographique de Reclus, repère la présence du mot « harmonie » chez Reclus et trouve chez cet auteur une écriture musicale, plus encore, une musique intérieure que chaque être humain porte en lui… Passionné est Joël Cornuault, incontestablement, mais sans tapage, et c’est avec une grande simplicité qu’il nous invite à cheminer en compagnie de Reclus et des amis qu’il lui invente parfois. Comment le refuser ?

T. P.

Marc Abélès, ANTHROPOLOGIE DE LA GLOBALISATION, Paris, Payot, 2008, 288 p., 21, 50 €

Anthropologue de terrain en Afrique, ancien animateur de la revue Dialectiques, auteur de nombreux ouvrages sur la politique rédigés dans un esprit « ethnologique » (sur le Parlement européen par exemple), introducteur de l’œuvre majeure d’Arjun Appadurai en France, Marc Abélès se propose ici d’attirer l’attention sur la place de l’anthropologie à l’heure de la globalisation. L’auteur préfère le terme de globalisation à celui de mondialisation, ce dernier étant récusé en raison de son acception strictement économique. En effet, la globalisation rappelle, nouvelles technologies aidant, que nous sommes toujours déjà pris, immergés dans des flux et que ceux-ci prédominent sur les appartenances locales, alors que la thèse du « glocal », par exemple, se conten­te de prendre la mesure de l’équilibre nécessaire entre les deux échelles du local et du global. Dès lors, la tâche de la discipline anthropologique est de décrire et d’évaluer la manière dont les flux divers s’inscrivent dans le local et les réactions qu’ils provoquent. Si le livre est un appel non déguisé au réveil disciplinaire de l’anthropologie, ce qui n’est pas sans signification au pays de Claude Lévi-Strauss et de Louis Dumont, l’auteur est conscient que la discipline est mal en point, puisqu’elle est reléguée à la marge des sciences humaines et de moins en moins enseignée, alors même qu’elle a plus de sens que jamais à l’heure de la globalisation.

O. M.

Laurence Louër, CHIISME ET POLITIQUE AU MOYEN-ORIENT. Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe, Paris, Éditions Autrement, 2008, 152 p., 15 €. Sabrina Mervin (sous la dir. de), LE HEZBOLLAH. État des lieux, Arles, Actes Sud, coll. « Sindbad », 2008, 368 p., 24 €

Si l’intervention américaine en Irak a mis au-devant de la scène proche-orientale la question chiite, l’ouvrage de Laurence Louër se démarque de la production habituelle en privilégiant une approche en termes diasporiques et transrégionaux, et en ne se focalisant pas sur l’habituel découpage par pays qui risque toujours d’exagérer la « centralité » iranienne. De même souligne-t-elle les conflits latents entre les clercs et les laïcs, et les divisions qui traversent une institution religieuse (le clergé chiite qui repose sur le pouvoir de la source d’imitation) qui doit « conserver une certaine distance d’avec la politique si elle veut préserver son autorité, et ne pas confondre le politique avec la politique, c’est-à-dire le fait d’édicter de grandes normes permettant en réalité une multitude d’aménagements politiques pratiques avec la prise de décision au jour le jour ». Si Laurence Louër souligne les divisions qui entament l’hypothèse d’une toute-puissance chiite, l’ouvrage collectif coordonné par Sabrina Mervin s’efforce d’esquisser une généalogie du Hezbollah (parti de Dieu) et souligne sa libanisation. Celle-ci le détache de l’influence iranienne et l’inscrit au centre du conflit proche-oriental, comme l’a montré la guerre israélienne de 2006. Ce qui n’est pas sans peser sur la recherche : « Les chercheurs soucieux d’objectivité se trouvent pris entre deux feux : d’un côté, ils sont susceptibles d’être taxés d’angélisme, voire de complaisance, par les détracteurs du parti, et, de l’autre, de se voir refuser l’accès aux terrains par le Hezbollah, d’autant que certains de leurs travaux pourraient être utilisés contre lui, alors qu’ils partent d’un souci de documentation académique. » Il n’est effectivement pas inutile de rappeler que les conditions d’un travail de recherche rigoureux et fiable ne sont pas toujours faciles à réunir dans des situations de violence extrême. Ces deux ouvrages fourmillent néanmoins d’informations précises et d’hypothèses susceptibles d’éclairer la compréhension d’événements le plus souvent réduits à des images insupportables.

O. M.

André Mandouze, UN CHRÉTIEN DANS SON SIÈCLE. De résistance en résistances, Textes choisis et présentés par Olivier Aurenche et Martine Sévegrand Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2007, 376p., prix non indiqué [28 €]

Ce recueil comprend des textes de Mandouze (une soixantaine) difficiles à trouver : textes anciens disséminés dans Témoignage chrétien, Consciences algériennes, Consciences maghrébines, interventions plus récentes parues dans des journaux et magazines divers (Le Monde, Le Nouvel Obs…). Il y a également un inédit, un « Journal de cellule » écrit en 1956. Textes généreux, tonitruants, sans bœuf sur la langue, toujours courageux, qui couvrent les périodes successives d’un engagement ininterrompu : la Résistance avec les Cahiers du Témoignage chrétien puis les années d’après-guerre et les batailles autour du progressisme, ensuite la guerre d’Algérie et l’engagement contre le colonialisme, enfin, pendant une trentaine d’années, les prises de positions dans l’Église et hors Église contre les lâchetés des uns et les omissions des autres. On peut discuter ici ou là telle ou telle formule, mais l’essentiel demeure : une exceptionnelle continuité de l’engagement sur plus de soixante ans s’exprime ici, avec des mots parfois rudes pour les « cons réputés sages » mais aussi de l’humour et une subtile autodérision.

J.-L. S.

En écho

HARMONIE CHINOISE – Sous l’impulsion de Deng Xiaoping, la Chine a entamé, à partir de 1978, sa conversion à l’économie de marché. Elle a depuis, comme chacun sait, multiplié les succès en la matière, accumulant les années de croissance à deux chiffres. Malheureusement, l’augmentation de la richesse produite n’engendre pas mécaniquement, même en l’espace d’une génération, une réduction des inégalités et un meilleur respect de l’environnement. Et c’est ainsi qu’après trois décennies de réformes économiques libérales, les inégalités sociales atteignent des niveaux vertigineux et la dégradation de l’environnement un degré chaque jour plus inquiétant. Conscient de cette évolution, le pouvoir a décidé en octobre 2007, lors du XVIIe congrès du Parti communiste, de promouvoir une « société d’harmonie », expression reformulée depuis en « développement scientifique ». Il s’agit de mettre en œuvre un mode de développement plus soucieux de l’égalité sociale et de la préservation des équilibres naturels. La création d’un ministère de l’Environnement au printemps 2008 est peut-être le signe le plus visible de cette évolution. Que penser de ce changement de cap impulsé par Hu Jintao ? C’est à cette question qu’est consacré ce numéro de Perspectives chinoises, revue de référence publiée à Hong Kong par le Centre d’études français sur la Chine contemporaine, qui vient de fêter son 100enuméro (« En marche vers la société d’harmonie », Perspectives chinoises, no3, 2007, Hong Kong, courriel : cefc@cefc.com.hk). Dans cette passionnante livraison, douze articles font le point sur les implications de cette nouvelle orientation. Sont ainsi abordés les problèmes politiques (la collusion entre le Parti et les milieux d’affaires, protection des droits des paysans…), juridiques (le droit comme instrument au service du pouvoir), culturels (le rôle du confucianisme, la censure de livres et de films…), économiques et sociaux (les fractures socioterritoriales, la santé, l’éducation…). De la lecture de ces contributions il ressort que, derrière la flamboyance des slogans, les orientations politiques fondamentales demeurent inchangées. L’un des objectifs ultimes de cette « société harmonieuse » est manifestement de permettre, moyennant bien entendu certaines réformes, à l’appareil du Parti de conserver son emprise sur le pays. Car il ne faut pas s’y tromper : la référence à la démocratie présente dans certaines déclarations officielles ne signifie en aucune façon un assouplissement de l’autoritarisme post-maoïste qui règne aujourd’hui sur l’empire du Milieu. Le nom de code pour la démocratie (au sens occidental du mot) est « réforme du système politique ». Or, de celle-ci, il n’en est pas question. Ni dans les déclarations officielles ni dans les faits comme le prouvent les événements survenus au Tibet en mars dernier.

LA NOUVELLE ALTERNATIVE ET LA CHARTE 77 – Dans sa dernière livraison (no 72-73, mars-juin 2007), La Nouvelle alternative consacre un dossier substantiel à la Charte 77 qui reprend les interventions d’un colloque organisé par Jacques Rupnik en janvier 2007. Se développant en trois temps (les origines de la Charte avec Marc Crépon, Jan Sokol, Václav Havel…, les réceptions à l’étranger avec Pierre Grémion, Vilem Precan… et son actualité avec Václav Belohradsky, Nathanaël Dupré la Tour, Alexandra Laignel-Lavastine…), la revue s’interroge sur la persistance de l’esprit européen de la dissidence dont la Charte était l’un des symboles majeurs. Comme l’écrit Jacques Rupnik : « La dissidence a apporté l’idée que l’Europe n’est pas seulement un marché commun, mais aussi une culture, des valeurs, des principes qui fondent une politique […] Mais paradoxalement, cet échange, cette esquisse d’un espace public européen se sont estompés depuis. Comme si, en s’élargissant à l’Est, l’Union européenne avait été plus préoccupée de transmettre son “acquis” normatif que de s’approprier celui des nouveaux venus dans l’Union. » Esprit reviendra sur la Charte 77 en publiant prochainement un dossier sur Jan Patocka et la conception des droits de l’homme spécifique de cette charte.

68 ET SA GÉNÉRATION – Le Débat consacre son dossier de mars-avril 2008 à Mai 68. Marcel Gauchet avance un « Bilan d’une génération » qui met en avant le thème d’une « dernière génération », témoin de la « désagrégation du mécanisme social de la relève des générations » : la transmission n’est pas vraiment refusée, elle est plutôt suspendue, les nouveaux venus étant supposés désormais faire leur place dans la société sans qu’on n’attende rien d’eux. Pierre Grémion, sous le titre « Les sociologues et 68 », livre une analyse très aiguë de la situation de la sociologie française dans les années 1960. La sociologie, absente de l’université jusqu’alors, se développe sous l’impulsion de programmes de recherche publics qui visent à développer une autre lecture de la société que celle des économistes. C’est le Commissariat général du Plan, organe de la haute fonction publique modernisatrice, qui est à l’origine de ce mouvement. Cette impulsion est contrecarrée par le mouvement de mai, qui demande aussi, à sa manière, d’autres lectures non techniciennes de la société. Les deux processus entrent dans un clash frontal à Nanterre, brisant ainsi la dynamique initiale de la sociologie naissante.

LA REVUE DES DEUX MONDE ET LE DEUXIÈME SARKOZY – Alors que Nicolas Sarkozy est entré plus vite que prévu dans la deuxième phase de son mandat présidentiel, La Revue des deux mondes (avril 2008), fondée en 1829, s’interroge sur les destinées politiques de la droite dans un dossier coordonné par Mathieu Lainé. « Il nous faut observer et comprendre, écrit ce dernier, la mécanique qui s’est installée au pouvoir, pour éventuellement l’alerter de certains égarements et lui suggérer, en amitié, un chemin, une méthode, un destin. » Rien de moins ? On l’aura compris, la revue s’est donné pour tâche de remettre Nicolas Sarkozy dans le bon chemin, celui d’une droite vraiment libérale ! Le débat est ouvert à droite.

COMMENTAIRE, LES TRENTE ANS (1978-2008) – À l’occasion de son trentième anniversaire (printemps 2008, no121), la revue fondée (deux ans avant Le Débat) par Raymond Aron propose un glossaire de trente mots destiné à faire comprendre les mutations de l’époque et les glissements historiques opérés depuis 1978. Citons-en un certain nombre, repris d’anciens numéros ou rédigés pour l’occasion, qui témoignent de l’état d’esprit de la revue et de ses plumes : Amérique par Marc Fumaroli, Atlantique par Damien Beauchamp, Catholicisme par Fabrice Bouthillon, Centre par Jean-Claude Casanova, Constitution par Édouard Balladur, Consulat par Alain Duhamel, Conversion par Pierre Manent, France par Nicolas Baverez, Ignorance par Alain Besançon, Relativisme par Dominique Schnapper, Religion par Leszek Kolakovski, Université par Philippe Raynaud, Vérité par Simon Leys…

ÉTUDES, LA SÉCURITÉ, LES NANOTECHNOLOGIES ET LE SUPÉRIEUR DES JÉSUITES – Dans Études (avril 2008), on lira l’article de Denis Salas dont le titre témoigne d’une inquiétude : « État de sécurité ou État de droit ? ». Voir également un texte sur l’imaginaire des nanotechnologies et un entretien avec le père Adolfo Nicolas, nouveau « général » de la Compagnie de Jésus.

CITÉS ET PAUL RICŒUR – Alors que vient d’être publié au Seuil par les soins du fonds Ricœur (fondsricœur.fr) et de Jean-Louis Schlegel le premier volume des inédits du philosophe disparu (Écrits et conférences I. Autour de la psychanalyse), Cités (no33, 2008, Puf) propose un dossier coordonné par Jeffrey Barash, Paul Ricœur, interprétation et reconnaissance (textes de F. Dosse, M. Crépon, J. Taminiaux et un inédit de Paul Ricœur, « L’interprétation de soi »).

Avis

« Justice et reconnaissance » : le séminaire de philosophie du droit (Ihej, Enm, Esprit) entame la fin de ses travaux avec le 5 mai, Thierry Pech : « La société du ressentiment » ; le 19 mai, Denis Salas et Sandra Travers de Faultrier : « L’appel au jugement ». La séance de conclusion aura lieu le 2 juin, avec Julie Allard. Les conférences ont lieu à Paris, Enm, 3ter, quai aux Fleurs, 75004 Paris ou sont accessibles sur internet : www.ihej.org

« Le retour à l’intime au sortir de la guerre au xxe siècle » : comment les combattants reviennent-ils aux normes du temps de paix ? Ce colloque international, organisé les 19 et 20 juin 2008, au Centre d’histoire de Sciences-Po, 56, rue Jacob, 75006 Paris par Bruno Cabanes (Yale) et Guillaume Piketty (Iep Paris), réunira notamment Raphaelle Branche, Odile Roynette, Mary Louise Roberts, Frank Biess, Atina Grossman… Programme et contacts : http://centre-histoire.sciences-po.fr

Une semaine publique de débats sur la situation du Moyen-Orient est organisée par l’association Pollens à l’École normale supérieure, rue d’Ulm, du 19 au 24 mai 2008. Les différents débats et tables rondes traiteront des interactions entre Orient et Occident, l’économie des hydrocarbures, les enjeux nucléaires autour du cas iranien, la situation sur le conflit israélo-palestinien, le rôle des médias du Moyen-Orient, ainsi qu’une séance sur les forces réformatrices au Moyen-Orient pour finir sur une réflexion sur le rôle des femmes en tant que force politique. Avec notamment Henry Laurens, Yves Gonzalès, Leila Dakhli, Oliver Roy, Franck Debié… Entrée libre, renseignements : www.pollens.ens.fr

En juin, le dossier invitera à considérer notre rapport à l’histoire au moment où le sentiment de l’unification de la planète, sous la double forme de la diffusion de la technique et des menaces globales qui touchent notre avenir commun, rend l’espace homogène (Gil Delannoi, Olivier Renaud, Alexandre Escudier, Paul Zawadzki). D’autres textes reviendront sur les parcours d’intellectuels comme Jan Patocka, Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Toussaint Desanti, qui se sont confrontés, chacun à leur ma­nière, à l’engagement politique et à sa relativité historique. Nous nous interrogerons également sur l’évolution des relations internationales, alors que l’échec du projet américain de stabiliser un grand Moyen-Orient impose de se demander ce qu’il est advenu de l’espoir du « moment démocratique » qui avait suivi 1989. Par la suite, nous reviendrons à la politique française avec le sujet du « Grand Paris », déterminant pour l’aménagement du territoire et le développement économique, mais aussi les inégalités et l’intégration des banlieues. Un autre ensemble de réflexions portera sur le redéploiement de l’action de l’État dans le cadre de la décentralisation, du recours aux agences et du nouveau management public.

Au moment d’adresser cette dernière livraison à l’imprimerie, nous apprenons les disparitions d’Aimé Césaire et de Germaine Tillion. Proche de Léopold Sédar Senghor, Esprit a participé aux nombreux débats des mouvements politiques et artistiques liés à la négritude. Ce fut l’occasion de croiser l’œuvre d’Aimé Césaire, poète homme politique, dont Daniel Maximin dit qu’on pouvait l’imaginer en « un Hugo ayant lu Rimbaud » (voir récemment « Antilles : la République ignorée », Esprit, février 2007 ; et « Les Antilles avant qu’il ne soit trop tard », Esprit, avril 1962). Dans « Les vies de Germaine Tillion » (Esprit, février 2000), nous avons rendu hommage à la résistante déportée, anthropologue, défenseur de la cause des femmes (textes, entre autres, de Jean Daniel, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Sudreau, Pierre Vidal-Naquet, Denise Vernay, etc.).

  • 1.

    Laurent Davezies, la République et ses territoires, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2008.

  • 2.

    On trouvera une discussion très stimulante des fondements théoriques de la décentralisation et de leur mise en regard avec la réalité actuelle des villes françaises dans le récent ouvrage de Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile, Paris, Le Seuil, coll. « La ville en débat », 2008.

  • 3.

    « Les salaires des agents de la fonction publique territoriale en 2005 », Insee première, mars 2008, www.insee.fr

  • 4.

    Jean-Marie Domenach, « L’idéologie du mouvement », Esprit, août-septembre 1968.

  • 5.

    Gil Delannoi, les Années utopiques, Paris, La Découverte, 1989.

  • 6.

    Serge Audier, Tocqueville retrouvé, Paris, Vrin, 2004 ; Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin, 2005.

  • 7.

    Il vient également de faire paraître, avec Marc Olivier Baruch et Perrine Simon-Nahum les actes de deux colloques consacrés à Raymond Aron, Raymond Aron, Philosophe dans l’histoire, Paris, Éd. de Fallois, 2008.

  • 8.

    Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1995.

  • 9.

    On peut regretter qu’un tel ouvrage, qui dépouille une impressionnante série de livres, soit dépourvu de bibliographie et d’index.

  • 10.

    Cormac McCarthy, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, Paris, Éd. de l’Olivier, 2007.

  • 11.

    Jack Kerouac, Sur la route, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1960.

  • 12.

    C.McCarthy, Un enfant de Dieu, Paris, Actes Sud, 1992.

  • 13.

    C.McCarthy, Des villes dans la plaine (Trilogie des confins III), Paris, Éd. de l’Olivier, 1999.

  • 14.

    Id., la Route, Paris, Éd. de l’Olivier, 2008, p. 41.

  • 15.

    Ibid., p. 30.

  • 16.

    Ibid., p. 52.

  • 17.

    Ibid., p. 101.

  • 18.

    Ibid., p. 147.

  • 19.

    Paul Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon », repris dans Lectures 1, Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1991, p. 189. Voir également P.Welsen, « Principes de justice et sens de justice. Ricœur critique du formalisme rawlsien », Revue de métaphysique et de morale, no 2, 2006, p. 217 sqq.

  • 20.

    Postface à F. Lenoir (sous la dir. de), le Temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique, Paris, Fayard, 1991, p. 269.

  • 21.

    Ibid., p. 270.

DAVEZIES Laurent

Jérôme Giudicelli

Ses études littéraires l'ont mené, après un passage par l'ENA, aux questions du travail, notamment de la formation professionnelle, vue à l'échelle régionale, puis nationale. Il est désormais fonctionnaire territorial en région pays de la Loire. Il reste fidèle à l'analyse littéraire et cinématographique à travers ses interventions sur l'actualité des livres et du cinéma.…

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