Arnold Van Gennep. Du folklore à l’ethnographie sous la dir. de Daniel Fabre et Christine Laurière
Éditions du CTHS, 2018, 374 p., 32 €
Cet ouvrage collectif publié par le Comité des travaux historiques et scientifiques (Cths) réunit treize contributions de chercheurs qui, chacun à leur manière et en réalisant un véritable effort d’interdisciplinarité, reviennent sur la figure de l’ethnographe Arnold Van Gennep (1873-1957), longtemps marginalisé par l’Université française. Certes, depuis Nicole Belmont et Rosemary Zumwalt, il existait déjà des analyses de son œuvre dans des journaux scientifiques mais, avec ce nouveau livre, on ne pourra plus désormais présenter Van Gennep comme « l’ermite de Bourg-la-Reine », formule malheureuse de Georges Henri Rivière.
Van Gennep est né dans le royaume du Wurtemberg, mais il a grandi à Nice et en Savoie. Pris très tôt de passion pour les antiquités et les langues, il a refusé de suivre son beau-père dans la carrière médicale pour s’inscrire aux Langues O’ et à l’École pratique des hautes études. Cette orientation atypique aura raison de sa carrière universitaire, d’autant plus que les maîtres de la Sorbonne et du Collège de France ne lui pardonneront jamais son franc-parler. Après plusieurs postes d’enseignement temporaires et une dizaine de livres savants, Van Gennep renoncera au monde académique dans les années 1920 et s’installera en banlieue parisienne pour rédiger son Manuel de folklore français (1937-1958).
Quel est le statut de son œuvre aujourd’hui ? Le nom de Van Gennep reste surtout associé à son petit livre sur les Rites de passage (1909), un concept qui fit florès, mais qui est rarement utilisé selon une définition rigoureuse (Jean Monod, dans son essai les Barjots, se moquait déjà en 1968 des spécialistes autoproclamés des rites de passage chez les jeunes). Cependant, ses travaux de terrain en Savoie et en Algérie sont aujourd’hui réévalués, alors que ses rivaux Émile Durkheim et Marcel Mauss ont imposé une socio-anthropologie de bibliothèque sans avoir eu recours à l’observation. À ce titre, l’ouvrage rappelle avec raison que le Manuel d’ethnographie de Mauss (1947) reprend les indications pratiques données couramment par Van Gennep dans ses ouvrages, sans lui reconnaître la primauté de ses méthodes. En effet, c’est bien pour la diffusion de ses méthodes de collecte (observation, questionnaires, etc.) et d’analyse de données (zonage, comparatisme, etc.) que Van Gennep a acquis un rôle prépondérant dans l’histoire des sciences sociales. Y a-t-il eu un effet « après-coup », c’est-à-dire après la Seconde Guerre mondiale et la disparition de Durkheim et de Mauss ? La plupart des auteurs s’accordent sur la formule d’Emmanuelle Sibeud qui le qualifie de « dissident structurel » (Christine Laurière parle également de trickster), puisque Van Gennep a su rester un acteur important des controverses scientifiques jusqu’à la fin de sa vie, professeur sans chaire au centre d’un réseau épistolaire international.
Ce collectif rappelle que Van Gennep s’est opposé à la distinction entre folklore européen et ethnographie des cultures exotiques, et donc à la hiérarchie des races. De même, la volonté d’analyser le christianisme au même titre que les religions non chrétiennes le situe à l’avant-garde, ce qui n’a pu que porter ombrage aux universitaires plus conciliants avec l’Église. Dans la même veine, certaines contributions rappellent l’humour et la force de la satire de Van Gennep, qui opposait aux « demi-sauvages » les « demi-savants ». Sa critique en règle des théories du totémisme, dans lequel il ne décelait pas de système, mais des faits sociaux hétérogènes, fut l’un de ses premiers faits d’armes, mais les durkheimiens ne lui pardonnèrent jamais sa manière de démonter les spéculations sociologiques sur les mœurs australiennes. La science allemande n’est pas en reste, on apprend également que Van Gennep n’a pas manqué une occasion de décocher des piques à Wilhelm Wundt, qu’il qualifie d’« ethnopsychologue ».
Bien sûr, de nombreuses questions restent ouvertes, par exemple celle de la réception des travaux de Van Gennep à l’étranger, dans différents contextes nationaux. Mais aussi – puisque l’interdisciplinarité est à l’honneur dans ce livre – celles des émules de Van Gennep en dehors de l’anthropologie sociale et culturelle. Pour indiquer une piste de réflexion, Van Gennep a été l’élève de Léon Marillier, historien des religions, mais aussi figure de la psychologie académique. Or c’est auprès de Van Gennep que le médecin et historien de la psychologie Henri Ellenberger est allé prendre conseil quand il a commencé à s’intéresser au folklore et à la médecine populaire du Poitou, avant d’écrire l’une des premières histoires sérieuses de la psychiatrie contemporaine : The Discovery of the Unconscious : The History and Evolution of Dynamic Psychiatry (1970) – un bestseller aux États-Unis. Personne ne s’est avisé jusqu’ici que ce n’est pas auprès de l’école des Annales qu’Ellenberger est allé chercher ses méthodes, mais d’abord et avant tout dans le comparatisme de Van Gennep.
Emmanuel Delille