
En marche, la politique moderne ?
L’échelle européenne fournit à LRM une opportunité d’étendre et d’approfondir le renouveau politique que le parti propose.
En avril, le mouvement En marche !, rebaptisé La République en marche (Lrm), a fêté ses deux ans d’existence. Il fait partie de ces nouvelles mobilisations politiques apparues ces dernières années pour supplanter les partis traditionnels[1] : Dès Demain, le Mouvement du 1er juillet, les Patriotes… La France n’est pas la seule : le mouvement italien « 5 étoiles », lancé en 2009 par Beppe Grillo, milite pour la démocratie directe et refuse de se définir comme un « parti ». En Espagne, le parti Podemos promeut la démocratie participative et a vu le jour en 2014 pour prolonger la mobilisation des Indignés.
Dès son lancement, En marche ! a voulu en effet dépasser le clivage politique droite/gauche : on pouvait soutenir En marche ! tout en étant engagé dans un autre parti. Adhérer au mouvement est d’ailleurs un acte gratuit, au contraire des partis concurrents qui se financent grâce aux cotisations. Après la victoire du candidat Macron aux présidentielles, ce dernier officialise le statut de son mouvement en tant que véritable « parti » qui présente de nombreux candidats aux législatives. La double appartenance est définitivement interdite, et le parti peut ainsi espérer bénéficier des subventions publiques en fonction des résultats aux législatives et du nombre de parlementaires.
Dans quelle mesure En marche ! est-il capable d’incarner un renouveau politique ? S’ancrant dans une crise des partis traditionnels, cette nouvelle manière de faire de la politique a bien été portée par En marche ! lors de la campagne, mais risque de ne pas s’installer durablement compte tenu des épreuves qu’elle doit aujourd’hui surmonter au pouvoir.
La désaffection du système démocratique
Les partis traditionnels sont délaissés par les citoyens. Pour la première fois de la Ve République, aucun des deux grands partis n’était présent au second tour de l’élection présidentielle de 2017. Alors que le nombre de leurs adhérents diminue[2], la crise est aussi idéologique : les lignes de fracture sur certaines questions, comme celle de la transition écologique, traversent aujourd’hui les formations politiques et interrogent ainsi leur unité. Les doctrines ne semblent plus aussi établies qu’avant : le Parti socialiste (Ps) s’est fortement divisé durant le quinquennat de François Hollande. La confiance dans les hommes politiques s’érode également, avec comme coup d’éclat notable le feuilleton autour de François Fillon en 2017.
Il s’agit d’une tendance plus large de désaffection de la démocratie représentative. Dans son ouvrage l’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville analyse l’abstention des citoyens dans les affaires communales comme la réponse à une gestion toujours moins démocratique des villes. Celle-ci passe en effet des mains d’une assemblée générale à une assemblée de notables, puis aux corps de bourgeois. Ainsi, « le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on se l’imagine aux vains semblants de la liberté, cesse alors partout de s’intéresser aux affaires de la commune […] On voudrait qu’il allât voter, là où on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection libre : il s’entête à s’abstenir. Rien de plus commun qu’un pareil spectacle dans l’histoire[3]. » De fait, l’abstention électorale ne cesse d’augmenter aujourd’hui en France : à la présidentielle de 2017, pourtant l’élection la plus populaire, l’abstention était supérieure à celle de 2012[4] ; elle atteint le record de 57, 36 % lors des législatives[5]. Les électeurs semblent ne plus croire au poids politique de leur bulletin de vote, jusqu’à n’en plus faire usage.
Cette moindre attention des citoyens à la vie politique, en tout cas dans les urnes, contraint les hommes politiques à redoubler d’efforts pour les attirer de nouveau dans l’arène du débat public. En témoigne le mode exclamatif, traduisant l’injonction qui est faite aux électeurs de les rejoindre, de plusieurs mouvements politiques : En marche !, Debout la République !, Hého la gauche ! C’est bien parce que les partis politiques ne sont plus entendus qu’ils doivent interpeller les électeurs de cette manière. En marche ! a néanmoins proposé un renouveau politique, en ne se plaçant pas d’emblée sur le terrain idéologique des valeurs mais en prenant le temps d’une réflexion collective avec les citoyens.
Le mouvement de la révolution
En marche ! met, par son nom, le mouvement au centre de son propos politique. L’unité politique ne se fonde ici plus sur des principes définis et stabilisés (républicanisme, socialisme…), mais sur la volonté commune de dépasser les anciens clivages au profit du progrès vers de nouvelles valeurs, qui ne sont pas encore connues et qu’il faut atteindre « en marchant ». On peut penser qu’il s’agit là d’un véritable renouveau politique à deux égards. En premier lieu, le mouvement est bien ce qui caractérise toute révolution ou tout changement politique : quitter un état de faits non satisfaisant pour aller vers du mieux. En second lieu, la politique est, notamment selon Machiavel, le domaine des fins ; l’homme politique devant disposer de différents moyens pour atteindre les objectifs voulus. En marche ! renverse justement ce paradigme en suivant un chemin qui prime sur les fins qu’il ne connaît pas encore. Le mouvement paraît donc bien renouveler la politique traditionnelle.
Ces principes politiques doivent être refondés par un mouvement collectif. C’est tout l’objet de « La Grande Marche » organisée à l’été 2016 pour recueillir les opinions des Français et ainsi élaborer un diagnostic du pays. Non seulement attachés au concept de mouvement, les Marcheurs sont aussi passés à l’acte en allant à la rencontre des Français. Ne s’accordant pas sur des principes politiques définis, les adhérents du mouvement se sont néanmoins retrouvés sur la méthode pour établir de nouveaux principes : aller interroger leurs voisins. Tout comme la position originelle proposée par John Rawls dans sa Théorie de la Justice (1971), qui permet par ses conditions spécifiques (notamment le voile d’ignorance sur les intérêts particuliers de chacun dans la société future permettant à tous de réfléchir dans l’absolu) d’aboutir à des principes de justice valables, ce sont les conditions d’élaboration des principes politiques d’En marche ! qui leur donnent leur valeur, non leur essence propre. Ce procéduralisme est ainsi l’apport principal du parti : une méthode nouvelle qui permet aux citoyens de trouver par eux-mêmes leurs principes politiques.
Un tel renouveau de la politique gagne à être interprété comme une nouvelle étape de la révolte historique que décrit Camus au chapitre III de l'Homme révolté (1951). Après les régicides du XVIIIe siècle puis les déicides du xixe, qui ont mis fin aux valeurs politiques imposées d’en haut, et sans tomber dans l’écueil du terrorisme individuel et d’État du XXe siècle, En marche ! nous fournirait-il enfin pour le XXIe siècle une révolte compatible avec la démocratie dans la recherche collective des principes qui doivent fonder notre société ? L’injonction au mouvement et à la reprise en main des citoyens, les invitant à faire par eux-mêmes plutôt qu’à se conformer à des principes stables venus d’ailleurs, pourrait ainsi constituer le sursaut humaniste d’une politique trop longtemps laissée à d’autres. La fin de la transcendance serait ici non un horizon indépassable pour l’homme, mais au contraire l’occasion pour lui de réinventer les règles du jeu politique. Aux valeurs transcendantes succèderait ainsi une méthode pour l’élaboration collective de principes immanents et néanmoins supérieurs grâce au processus qui les aurait créés. Pour autant, est-ce toujours le cas depuis que le mouvement est devenu parti de gouvernement ?
Lrm à l’essai
Le parti, fort de son succès aux législatives, est aujourd’hui confronté au défi de son institutionnalisation : pour durer, une révolution doit être installée et devenir la norme… soit cesser d’être une révolution ! Ou, selon Joseph Proudhon : « Il implique contradiction que le gouvernement puisse jamais être révolutionnaire et cela par la raison qu’il est gouvernement[6]. » C’est tout l’enjeu de la mutation d’En marche ! en La République en marche – le changement de nom étant à ce titre révélateur – désormais devenu parti identifié, hiérarchisé et assurant un lien entre gouvernants et gouvernés. Depuis « La Grande Marche », ses valeurs se sont dévoilées : libéral, pro-européen et se situant au centre sur l’échiquier politique. Il semblerait donc que le parti ait adopté la plupart des codes partisans. On ne peut pour autant le lui reprocher : qu’une révolte démocratique soit obligée de se conformer aux règles externes du jeu politique, c’est la marque même de son attachement premier aux principes qui fondent la démocratie sans tomber dans les travers des révolutions antérieures décrites par Camus. Le véritable défi réside en réalité dans la conservation de sa nouveauté, soit son organisation interne.
En marche ! avait insisté sur la souplesse interne au mouvement : un recrutement plus simple des cadres dirigeants (cooptation et consensus plutôt qu’élection) et la liberté de créer des comités locaux, qui a permis une précieuse vitalité territoriale avec pas moins de 4 500 comités[7]. Aujourd’hui, les critiques des parlementaires se font désormais entendre contre des consignes de vote trop strictes[8]. Ces méthodes, bien loin de l’élaboration collective et du dépassement des attaches partisanes qui avaient été promus tout d’abord, alimentent la déception de certains à cause du décalage entre l’espoir d’une refondation politique et la réalité. La victoire de Lrm aux législatives et le renouvellement historique de deux tiers des députés français, loin de signifier l’ancrage du renouveau politique, apparaissent plutôt comme un cadeau empoisonné obligeant le parti à adopter des pratiques qu’il aurait autrefois récusées. Si sa formation a consacré une nouvelle manière de faire de la politique, son élection pourrait aussi en constituer l’enterrement prématuré.
L’échelle européenne fournit néanmoins à Lrm une opportunité d’étendre et d’approfondir le renouveau politique que le parti propose. Les élections de 2019 constituent un objectif affiché de Lrm[9], ce qui nécessite de créer une nouvelle famille politique européenne avec un minimum de vingt-cinq députés européens venant de sept États membres. La formation à une échelle internationale d’un mouvement progressiste constituera ainsi le baptême du feu d’un renouveau européen, et l’alimentation de la révolte En marche ! pour les prochains mois, même si la question de l’après se pose toujours avec autant de vivacité.
Faire durer la nouveauté
Lrm doit ainsi conserver dans son organisation interne ce qui fait sa spécificité. La participation des députés et des adhérents aux projets de lois et à la stratégie nationale du parti paraît pour cela essentielle. Une seconde « Grande Marche » pourrait aussi être organisée pour actualiser le diagnostic de 2016, observer sur le terrain les effets de ces premiers mois et décider le cas échéant de nouvelles orientations. Elle constituerait un « test de mi-parcours » du quinquennat, comme les élections de mi-mandat (midterms) aux États-Unis, et permettrait aussi au parti de refaire le lien avec sa base au vu des prochaines échéances électorales. Les municipales de 2020 attesteront en effet de l’ancrage territorial et de l’ampleur du mouvement dans la vie locale des citoyens, avant les départementales et régionales de 2021. De même, les élections européennes de 2019 peuvent provoquer une réorganisation intéressante du parti qui n’est pas à négliger.
Lrm est aujourd’hui à la croisée des chemins. Si En marche ! surfait sur la vague d’impopularité de la démocratie traditionnelle et de ses partis, en proposant non pas un débat sur les valeurs mais une construction collective de ces dernières, son institutionnalisation dans Lrm pourrait aujourd’hui lui porter un coup fatal si le parti ne parvenait pas à conserver en son sein ce qui avait constitué sa nouveauté. Il est donc urgent que ses dirigeants trouvent un juste milieu entre discipline de parti et souplesse d’innovation politique, moins pour la réussite et la crédibilité de Lrm que pour l’espoir de voir cette forme de renouveau perdurer dans la vie politique française et européenne.
[1] Marion Bet, « Les “mouvements” sont-ils démocratiques ? », Esprit, le 9 octobre 2017.
[2] Geoffroy Bonnefoy, « De “l’armée de militants” à la fuite : Les Républicains perdent 12, 5 % d’adhérents », L’Express, le 12 septembre 2017.
[3] Alexis de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution [1856], livre II, chapitre 3.
[4] Source : ministère de l’Intérieur.
[5] Source : ministère de l’Intérieur.
[6] Cité dans Albert Camus, l’Homme révolté, chapitre III : « La révolte historique », Paris, Gallimard, 1951, p. 137.
[7] Corinne Lepage, « Ce que les comités En Marche ont mieux compris que les autres partis pour les élections », Huffington Post, le 29 avril 2017.
[8] Vincent Kranen, « Un député Lrem conteste la “discipline de groupe” pour les textes d’opposition », Lcp, le 13 février 2018.
[9] Cécile Barbière, « Macron veut faire émerger En marche au niveau européen », Euractiv, le 14 février 2017.