
Avoir quatre-vingt-dix ans
Éditorial
Voilà quatre-vingt-dix ans que la revue Esprit fut fondée, dans une démarche de rupture avec le mode de vie capitaliste, et contre un certain avilissement social, politique et religieux. Depuis, la revue a changé plusieurs fois de mains et de forme, en gardant les yeux fixés sur quelques balises : la dignité de la personne, la révolte contre les injustices, l’engagement dans l’histoire, la méfiance envers les idéologies et le respect de l’événement dans sa charge d’altérité propre.
Esprit fête ses quatre-vingt-dix ans d’existence : à l’automne 1932, quatre jeunes gens en colère (Emmanuel Mounier, Georges Izard, André Déléage et Louis-Émile Galey) fondaient un mouvement et, avec lui, une revue, porteuse d’une ambition de révolution spirituelle et de rupture avec le « désordre établi ». Sous leur plume, ce désordre désignait la cupidité capitaliste, une démocratie parlementaire médiocre et la compromission de l’Église catholique avec l’ordre social bourgeois. L’expression a fait florès, et elle est restée longtemps au frontispice de la page 2 de la revue. En quatre-vingt-dix ans, les figures de l’adversité ont évidemment changé, mais les intuitions fondatrices sont restées vivantes. Et la notion de désordre établi garde son actualité à l’heure où les périls montent à nouveau de toute part, qu’ils aient le visage de la guerre, du recul du droit ou d’une planète en passe de devenir inhabitable.
En traversant les générations, Esprit a changé de mains et de forme, et cette longévité s’est traduite par des inflexions, des engagements successifs, des reformulations programmatiques qui sont le propre de la confrontation au temps long. Mais si l’histoire finit toujours par avoir raison des lignes idéologiques, la traverser implique de garder les yeux fixés sur quelques balises, qui guident la route même quand celle-ci devient sinueuse. Dans un texte sur les rapports entre anarchisme et pensée personnaliste, Mounier écrivait en 1937 : « Trois notions me semblent exprimer ce que l’anarchisme a senti de plus profond sur l’homme : celles de dignité, de révolte, d’émancipation1 ». Il y a bien là trois balises, qui ont guidé la revue au long cours et appelé des réponses intellectuelles et éditoriales spécifiques à chaque époque. L’attachement à la dignité de la personne, au cœur d’une philosophie personnaliste d’inspiration chrétienne, s’est traduit dans le combat pour les droits de l’homme et la démocratie. Si les totalitarismes du xxe siècle ont rendu suspecte toute prétention à la révolution, Esprit n’a eu de cesse de reconnaître la révolte contre l’injustice comme un moteur essentiel des sociétés humaines, dont témoignent autant les printemps arabes que les marches de la jeunesse pour le climat. Elle prend au sérieux le désir d’une émancipation, dont le contenu reste toujours ouvert et à conquérir, que portent les sociétés civiles à travers les mouvements sociaux et la vie associative ou syndicale. Elle affirme son attachement à l’institution comme principe d’organisation de la vie en commun, qui ne se fige pas mais reste en travail, en vue de ce que Ricœur appelait « la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes2 ».
Dans un débat intellectuel polarisé et souvent dégradé, la revue renouvelle sa confiance dans les vertus d’une confrontation ouverte des idées, sans raccourcis ni assignations.
Une revue est aussi une forme, un style d’intervention dans le débat public. Là encore, l’histoire a fait son œuvre, mais sans effacer les traits d’une attitude restée la même. Le premier de ces traits est le refus du purisme intellectuel : Esprit est une revue d’idées et de débat, mais elle fut et reste avant tout une revue d’engagements, où le travail intellectuel ne se conçoit pas hors d’une inscription dans l’histoire et le monde, et accepte les nécessaires ambivalences de l’action. Le second trait réside dans une méfiance constante à l’égard de l’idéologie, et toute tentation qui consisterait à comprendre le monde, non à partir de lui-même mais à travers une grille de lecture préconçue, que celle-ci soit politique ou religieuse. Dernièrement, la pandémie ou la guerre en Ukraine ont fait figure d’événements, au sens où elles ont fait rupture dans la continuité de nos représentations, ne se laissant pas rabattre sur des lectures interprétatives telles que l’apocalypse climatique, la poursuite de la guerre froide ou les vicissitudes de l’impérialisme américain. Ce respect de l’événement, comme surgissement d’une altérité qui nous ébranle, n’est pas sans lien avec une autre conviction d’Esprit, sur la nécessité d’accueillir la controverse. Dans un débat intellectuel polarisé et souvent dégradé, la revue renouvelle sa confiance dans les vertus d’une confrontation ouverte des idées, sans raccourcis ni assignations. Enfin, par son nom même, Esprit continue d’affirmer l’importance de la dimension spirituelle de l’existence, ce qui dans la vie déborde les seules conditions matérielles et lui donne un sens : la conscience d’une appartenance commune à l’humanité et au vivant.
L’aventure se poursuit et le relais se transmet à de nouveaux auteurs et autrices, à de nouveaux lecteurs et lectrices, toujours plus nombreux ces dernières années. Qu’ils connaissent et partagent cette histoire, ou qu’ils aient poussé récemment la porte, c’est avec et pour eux que nous remettons l’ouvrage sur le métier, en vue de « l’invention, de mois en mois, d’une réponse neuve à l’événement neuf3 ».
Esprit