Décrire et dénoncer : l'artiste dans des temps troublés. Chronique transatlantique II
Chronique transatlantique (II)
Il faisait tellement chaud cet été qu’on n’avait guère envie de sortir, même le soir, car la chaleur new-yorkaise s’installe dans le béton des gratte-ciel et l’asphalte des rues ; elle est moite, colle à la peau, mouille la chemise ; elle donne envie de trouver une salle climatisée, au risque de prendre une angine. Les quais du métro sont encore plus terribles, car la climatisation des rames disperse l’air chaud (et la transpiration humaine) sur l’extérieur – ce qui fait par ailleurs qu’en hiver les quais sont très froids, pour la raison inverse. Or le métro newyorkais présente aussi un gros avantage pour celui qui décide de sortir : les trains express – par exemple celui qui part de Union Square (sur la 14e rue) et ne s’arrête que deux fois avant d’arriver, douze minutes plus tard, à la 86e rue, pas loin du « Museum Mile » où se trouvent entre autres le Whitney, le Guggenheim et le Met.
J’avais été la veille au Moma pour le must de cet été, l’exposition « Matisse: Radical Innovation, 1913-1917 » (du 18 juillet au 11 octobre 2010). Ce fut une déception. Bousculé par un public trop nombreux, essayant de regarder au-dessus des épaules des voisins qui ne cessent de bouger, il était difficile d’apprécier les toiles elles-mêmes, et impossible de comprendre la « radicalité » que les commissaires de l’exposition voulaient présenter à nos yeux naïfs à l’aide de la technologie moderne qui révèle les états primitifs du tableau, modifiés à mesure que le peintre accède à son propre geste. Le grand public devait se sentir trahi ; c’était une exposition pour experts plutôt que pour des amateurs.
Déçu, je quittais le Moma lorsque, par hasard, je tombai sur une salle peu peuplée où s’exposent (du 30 juin au 24 janvier 2011) sur trois grands écrans juxtaposés les vidéos de l’Américain d’origine vietnamienne, Dinh Q. Lê. Né en 1968, habitant maintenant Hanoi, et inconnu du public new-yorkais, celui-ci revient sur la hantise et les menaces réelles et imaginaires des hélicoptères lors de la guerre avant de montrer comment, dans un pays qui se mit à en construire lui-même, ils acquièrent une signification positive. Cela semble simplet comme la propagande, mais l’artiste s’ingénue à faire comprendre la polyvalence des choses comme des techniques. Ainsi, la deuxième salle est occupée par un hélicoptère fabriqué de pièces trouvées – Lévi-Strauss dirait bricolé – par deux autochtones autodidactes. Rien à voir avec l’arsenal militaire, mais inimaginable sans l’expérience de la guerre.
Otto Dix, par-delà la guerre
Encouragé par cette expérience inattendue, je me décidais donc de profiter du métro express pour visiter la Neue Galerie sur la 86e rue. Créée en 2001 à l’initiative de deux collectionneurs d’art autrichien et de l’expressionnisme allemand, on pouvait y voir (du 11 mars au 30 août 2010) la première grande exposition américaine de l’œuvre d’Otto Dix (1891-1969). Cet artiste est comme l’incarnation des contradictions de la République de Weimar, de sa naissance dans les cendres de la défaite jusqu’à sa mort tragique sous la botte nazie.
Soldat dans les tranchées de la Grande Guerre, participant à la bataille de la Somme, plusieurs fois blessé, Otto Dix publie en 1924 un petit livre contenant 50 gravures à eau-forte qui, selon des commentateurs, n’ont leur pareil que dans les Désastres de la guerre de Goya ! L’artiste s’était déjà fait connaître (à côté de Georg Grosz entre autres) par sa participation dans la mouvance de la neue Sachlichkeit (la nouvelle objectivité, parfois dite « vérisme ») qui incarnait l’ambiance désabusée de la première période de Weimar. Ces aquarelles durcies par des crayons féroces dépeignaient les effets de cette guerre qui perduraient malgré la paix revenue. Des hommes mutilés et leurs prothèses, des ploutocrates fumant des gros cigares qui trinquent avec des prostituées, et la vie des cabarets où l’on cherchait à oublier l’horreur vécue en s’adonnant à des plaisirs aussi grossiers que pénibles1.
Otto Dix ne peignait pas que des horreurs ; il ne se perdait nullement dans l’amertume. Des autoportraits qui présentent un homme plutôt confiant de ses pouvoirs jalonnent l’exposition. D’une main fine et heureuse, il peignait aussi des gens de la vie artistique, comme le poète Iwar von Lücken regardant vaguement le ciel au-dessus de sa fenêtre, ou la danseuse Anita Berber vêtue d’une longue et séduisante robe rouge (image qui est reproduite sur l’affiche de l’exposition). Dix faisait aussi les portraits des représentants de la nouvelle république bourgeoise, comme l’othorhinologue Mayer-Hermann, l’avocat Hugo Simons, l’homme d’affaires Max Roesberg ou encore le philosophe Max Scheler. À mon sens, le plus séducteur est le portrait de Vera Simailowa, allongée sur une peau de léopard qui semble inviter le spectateur à rentrer dans la toile pour la rencontrer en chair et en os.
Célèbre, Otto Dix devint professeur d’art à Dresde, où il se trouvait au moment de la montée du nazisme. On sent un graduel changement de style pendant cette période, qui est marquée par son retour à la tradition allemande façonnée par Cranach et son entourage. À la suite de la prise de pouvoir nazi en 1933, le peintre fut renvoyé de l’université ; en 1937, lors de la fameuse exposition de « l’art dégénéré », son œuvre fut dénoncée par le nouveau pouvoir. L’artiste ne choisit pourtant pas l’exil mais l’exil intérieur, s’établissant à côté du lac de Constance. Les trois dernières toiles de l’exposition sont des paysages de cette région, des toiles que le profane aurait du mal à identifier comme des « Dix ».
Qu’est devenu ce peintre, qui avait connu déjà la Première Guerre et ses suites, après le nouveau conflit mondial ? L’exposition s’arrête, comme si l’artiste s’était arrêté lui-même. Or, on sait qu’après 1946 Otto Dix a continué à peindre, partageant son temps entre sa résidence du lac de Constance et la ville de Dresde où il avait été professeur. Curieusement, l’une de ses résidences se trouvait dans la Rfa alors que la seconde était incorporée dans la Rda. On aurait aimé savoir, ne seraitce par quelques reproductions des œuvres produites pendant le quart de siècle qu’il lui restait à vivre, comment cet esprit à la fois fin et ironique pouvait œuvrer dans cette ambiguïté politique.
Me posant cette vieille question tant remuée du rapport de l’art et de la politique, je me dirigeais vers le Jewish Museum, qui ne se trouve pas loin, au coin de la 92e rue. Mais avant d’y arriver, se présentait une nouvelle expérience inattendue. Pour m’abriter du soleil meurtrier de midi, je traversais la 5e avenue pour m’ombrager sous les arbres qui bordent Central Park. À la hauteur de la 88e rue, j’aperçois soudain la silhouette du musée Guggenheim, mais ce bâtiment pourtant bien connu me paraît déformé. Je l’aborde habituellement de l’autre trottoir (plus près du métro), et j’y entre directement. Ainsi, j’apprécie plutôt de l’intérieur, en descendant la rampe courbée, la forme sculpturale inventée par Frank Lloyd Wright. Vue de l’extérieur, cette gentille forme de ronde coquille devient une structure agressive dont la blancheur est rendue plus imposante par son contraste avec les bureaux d’un gris pâle construits en 1992 (par la firme Gwathmy Siegel) pour abriter les fonctions administratives du musée. Il faisait trop chaud pour s’y attarder, j’y reviendrai en automne, lorsqu’il fait bon se promener à New York2.
Saisir l’ambiguïté sud-africaine
Au Jewish Museum, je voulais visiter l’exposition des photographies du Sud-Africain, David Goldblatt (du 2 mai au 19 septembre 2010). Né en 1930, dans une famille juive d’Europe centrale, celui-ci a enregistré depuis 1948 la vie de son pays dans toute son ambiguïté ; il a recueilli et commenté ses photos dans plusieurs livres, parfois en collaboration avec la grande romancière Nadine Gordimer. Il présentait ici 150 images s’étalant de 1949 à 2009 et marquant des étapes aussi bien de la vie du pays que celle de sa propre biographie. À partir des œuvres de jeunesse, on retrouve l’expérience des mines et des mineurs alors que l’or commençait à se faire rare et les travaux de fourrage devenaient difficiles3. On passe ensuite aux Afrikaners blancs que David Goldblatt avait traités dans un livre publié en 1975 et auxquels il est revenu dans un autre publié en 2006. Ce qui frappe dans ces deux premières séries, c’est que le photographe accorde à ses sujets une dignité commune, ce qui renforce l’ambiguïté de leurs vies et celle du pays4.
Ce sentiment de vivre un paradoxe est renforcé dans les quatre rubriques qui suivent. Il s’agit d’abord des « Bantustans », ces enclaves pseudo-indépendantes qui composent 13 % des terres du pays et où le pouvoir blanc voulait caser les 80 % de la population noire. L’injustice flagrante du projet contraste avec la dignité de ceux qui la subissent. Viennent ensuite des portraits de « structures », déjà présentes avant la colonisation et qui restaurent l’unité temporelle du pays, en se transformant à mesure de son histoire5. Enfin, la série fascinante intitulée « Boksburg, 1979-1980 ». Il s’agit d’une petite communauté blanche sous l’apartheid, à la fois complice du système par sa couleur de peau mais qui apparaît aussi humaine ; des gens qui respectent la loi par décence mais aussi parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Boksburg, nous explique le photographe, ressemble à Randfontein, sa ville natale. Si l’on devine son ambivalence envers son pays, la dernière séquence de photos fait comprendre aussi qu’il l’assume. Il s’agit de « Johannesburg », une ville inventée de toutes pièces en 1886 lors de la ruée vers l’or, lieu ségrégé dès ses origines, mais devenu une ville moderne, complexe et globale.
La voix des photos de David Goldblatt est grave mais calme ; elle nous présente la vie quotidienne, sobrement mais sans en cacher l’indignité qu’un système peut imposer pour perpétuer la domination des uns sur les autres. Mais elle pose aussi une question : comment ce mal qu’est le racisme peut-il devenir « quotidien » ? Réfléchissant sur la quotidienneté étudiée dans « Boksburg », le photographe s’explique : « Si on n’était pas un criminel pathologique ou extraordinairement courageux, prêt à faire de la prison ou de mourir… on vivait une vie ordinaire, quotidienne, raisonnable, décente, du moins on essayait de vivre ainsi. C’était cela à Boksburg. Je n’y ai pas rencontré des criminels pathologiques, me semblait-il6. » Faut-il donc se plier aux impératifs d’un système injuste devenu « quotidien » ?
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David Goldblatt n’est pas un militant politique qui dénonce les maux du monde pour en proposer un meilleur. Il décrit le quotidien de façon à en faire ressortir son ambiguïté, la mésalliance de la dignité et de l’injustice dans toutes ses figures. Au spectateur d’en tirer des conséquences. C’est en cela que l’œuvre de David Goldblatt diffère du travail critique d’un Otto Dix, apparemment plus politique. À réfléchir sur la dénonciation du vécu de la guerre et de ses suites par ce dernier, l’on est frappé par leur contraste avec ses portraits des porteurs de la nouvelle République de Weimar qui manifestent une solidité au-delà de tout doute. Ce qu’Otto Dix ne semble pas avoir ressenti, c’est l’ambiguë dignité du quotidien qu’on découvre dans l’œuvre de David Goldblatt. Ceci expliquerait peut-être pourquoi le Sud-Africain pouvait continuer son travail sans en changer le style après la chute de l’apartheid tandis que Otto Dix semble s’être tu à la suite de la Deuxième Guerre mondiale pour vivre calmement dans une Allemagne dont la division politique reflétait deux quotidiens de plus en plus opposés. Chez David Goldblatt, l’ambiguïté du quotidien tient la place aussi bien de la dénonciation du « désordre établi » que des rêves de « lendemains qui chantent ».
- 1.
Le fameux tryptique, Métropolis (1927-1928), n’a pas fait le voyage transatlantique, mais il est reproduit dans l’escalier qui relie les deux étages de l’exposition afin de faire sentir l’époque.
- 2.
Des amis qui travaillent dans le quartier m’assurent qu’en fin d’après-midi, surtout en automne, le blanc prend les couleurs du soleil couchant, ce qui donne une tout autre impression.
- 3.
On en retrouve d’autres dans le livre On the Mines que David Goldblatt avait écrit avec Nadine Gordimer (1973).
- 4.
On peut appliquer à David Goldblatt la distinction proposée par Stéphan Breton (Esprit, août-septembre 2010) entre le travail de dévoilement du photographe-documentairiste et celui de l’ethnographe-politique qui vise à expliquer et donc réduire le mystère des rapports. Comme le dit S. Breton : il ne s’agit pas de comprendre mais de ressentir.
- 5.
Cette analyse « structurale » se retrouve dans le livre de David Goldblatt, South Africa: The Structure of Things Then, Oxford University Press, 1998.
- 6.
Il me semble que cette vision et cette voix du quotidien ajoutent une dimension au débat ouvert par la table ronde de Bruce Bégout, Guillaume le Blanc et Michael Sheringham sur « Le quotidien : une expérience impensable ? », dans Esprit, août-septembre 2010.