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Élections américaines : et le Congrès ?

octobre 2016

#Divers

La vie politique dans toutes nos démocraties occidentales se présidentialise à outrance, ce qui ne fait qu’augmenter le sentiment l’aliénation sociale, qui nourrit en retour la montée des populismes anti­politiques. Les espoirs populaires se focalisent sur un(e) seul(e) candidat(e), et quand celui ou celle qui portait ces espoirs, comme Barack Obama en 2008, semble frappé d’impuissance, la déception est amère, le désespoir se radicalise, et la société perd ses amarres.

À l’époque de Ronald Reagan, le mantra du Parti républicain aux États-Unis était qu’une marée montante (économique) soulève tous les bateaux. Aujourd’hui beaucoup de républicains en sont plutôt à se demander si la marée basse (populiste et radicale) qui accompagne la candidature de Donald Trump emportera avec elle leur majorité au Sénat ou même à la Chambre des représentants. Cette année en particulier, la presse nationale se focalise sur la bataille présidentielle. D’autant que les lecteurs peuvent s’attendre chaque jour ou presque à une nouvelle provocation de Donald Trump, qui monopolise la une des journaux, reléguant les détails du programme de Hillary Clinton dans les pages intérieures, que ne lisent que les accros de la politique… Pourtant, l’expérience des six dernières années de la présidence de Barack Obama montre que le contrôle du Congrès, ou simplement d’une des deux chambres, peut empêcher le (ou la) président(e) de mettre en œuvre ses promesses électorales.

Six années et non huit, parce que les démocrates ont d’abord perdu leur majorité à la Chambre des représentants, en 2010 ; puis au Sénat, en 2014. La défaite de 2010 avait été marquée par l’apparition du Tea Party, des populistes moralisateurs et antipolitiques qui ont refusé tout compromis sur les finances publiques, au risque de bloquer entièrement le gouvernement. Il est donc essentiel de réfléchir à ce qui se passe à ce niveau de l’échiquier politique.

Pour ce qui est de la Chambre, la majorité républicaine actuelle est de 59 sièges (247-188), un chiffre que ce parti n’avait pas atteint depuis 1928, peu avant la Grande Dépression. Il faudrait un véritable raz de marée pour que les démocrates reprennent la majorité. Un tel retournement est donc peu vraisemblable. Aujourd’hui, comme lors des élections de 2012 et 2014, 11 % seulement des électeurs disent avoir confiance dans leurs élus au Congrès. Et pourtant, lors de ces précédentes élections, plus de 90 % des élus qui se sont présentés ont été reconduits ! Une continuité surprenante, qui s’explique en grande partie par le découpage décennal des circonscriptions selon le principe d’égalité « une personne, une voix » validé par la Cour suprême en 1962, dans l’arrêt Baker v. Carr. Le triomphe du Tea Party, en 2010, fut suivi en 2012 par l’élaboration d’une nouvelle carte électorale qui favorise les candidats républicains. Ainsi, d’après les derniers sondages, sur 435 sièges de représentants, 43 sièges républicains seulement seront vraiment disputés cette année, et seulement 14 sièges démocrates.

Les démocrates réussiront sans doute à discréditer ceux de leurs opposants qui n’auront pas pris suffisamment de distance avec Donald Trump1. Supposons que les républicains maintiennent tout de même leur majorité. Le jeu ne fera alors que commencer. Les députés du Tea Party – qui au Congrès se désignent comme le Freedom ­Caucus – ne sont actuellement qu’une soixantaine d’élus. Unie, cette minorité au sein de la majorité suffit pour bloquer les plus modérés par son refus de tout compromis. Imaginons que l’actuelle majorité républicaine soit réduite de moitié ; il est probable alors qu’un nombre suffisant de modérés seront prêts à coopérer avec les démocrates, par exemple pour réformer le système d’immigration et celui de la fiscalité ou pour financer des projets d’infrastructure. Ainsi la minorité de blocage aura perdu son pouvoir de chantage moral ; les plus pragmatiques reconnaîtront qu’il vaut mieux coopérer avec les pragmatiques de l’autre côté de la Chambre. Mais ce ne sera qu’un début de déblocage du système.

Dans un tel scénario, le rôle du Sénat devient crucial pour la réalisation d’un compromis pragmatique. Dans une circonscription « sûre », parce que la population y vote très majoritairement pour les républicains, le seul vrai risque pour un député, c’est de perdre dans la primaire contre un opposant plus à droite. Il ne sera donc prêt au compromis que si – et seulement si – il peut être sûr que la mesure qu’il votera sera ensuite approuvée par le Sénat (et signée par le Président). Donc, si les républicains maintenaient leur majorité au Sénat, une présidente Clinton serait confrontée au même blocage institutionnel que celui qu’eut à affronter Obama pendant les six dernières années de sa présidence.

Or comme les sénateurs ont un mandat de six ans et représentent tous les citoyens de leur État, ceux qui ont profité du raz de marée de 2010 doivent se présenter à nouveau cette année. Ils sont vingt-quatre républicains pour seulement dix démocrates. Comme les républicains détiennent actuellement 54 des 100 sièges, il suffirait que les démocrates gagnent quatre sièges pour prendre le pouvoir au Sénat (étant donné que le vice-président, qui préside cette chambre, garde le vote décisif). Comme 2016 est une année d’élection présidentielle, il y aura moins d’abstentions qu’il n’y en avait eu en 2010, pour l’élection de mi-mandat. Étant donné le facteur Trump, il est donc raisonnable de supposer que les démocrates reprendront le contrôle du Sénat.

Suis-je trop optimiste ? Cette analyse suppose que Hillary Clinton gagne la présidence. Le fondement de sa victoire aura été autant l’impopularité de Donald Trump que son propre programme, constructif et détaillé (avec lequel il n’est pas nécessaire d’être entièrement d’accord…). La campagne des deux partis est extrêmement négative ; les invectives pleuvent, la personnalité et le caractère des opposants sont dénigrés, les attaques personnelles se déchaînent. Dans ces conditions, il y a toujours de la place pour des surprises. Mais le désir d’en finir avec le blocage institutionnel des six dernières années, qui a conduit le président Obama à gouverner par décret administratif – par exemple sur les questions environnementales – ne doit pas être sous-estimé. La marée basse incarnée par Donald Trump risque fort d’ensabler pour longtemps le Parti républicain. Soit les modérés reprendront pied, soit le parti ira vers la scission entre les moralistes antipolitiques et les pragmatiques réalistes.

Reste à voir, dans ces conditions, ce que deviendront les « Bernie », ces militants de l’opposition de gauche qui représentent la sensibilité Occupy Wall Street. Hillary Clinton s’efforcera-t-elle de les rallier, ou faut-il s’attendre à de nouvelles recompositions également du côté démocrate ?

Il reste un facteur de poids qui n’a pas encore joué dans la campagne : le prochain président aura à nommer au moins un juge – et sans doute deux ou trois autres – à la Cour suprême pendant son mandat. Voici un facteur qui pourra pousser des démocrates, comme des républicains, qui hésitent encore à soutenir le candidat de leur parti, à faire acte d’allégeance ! Cela explique, par exemple, pourquoi des républicains horrifiés par les excès, les mensonges et le racisme à peine caché de Trump voteront malgré eux pour le candidat du parti, car ils craignent que Mme Clinton ne nomme des juges trop « gauchistes ». Rappelons que les juges à la Cour suprême sont nommés à vie : ce rôle important du pouvoir judiciaire est peut-être aussi un aspect du système américain qui permet de contrebalancer l’excès de personnalisation présidentielle qu’on a vu à l’œuvre tout au long de cette campagne qui se terminera, enfin, le 8 novembre.

le 10 septembre 2010

  • 1.

    Beaucoup des contributeurs à la campagne de Mitt Romney en 2012 (et celui-ci), ainsi que des supporteurs de candidats modérés lors de la primaire républicaine, refusent leur soutien, y compris financier, à Donald Trump. Ils investissent plutôt dans les élections pour le Congrès, et, visant le long terme, commencent à peser au niveau des gouvernements des États, voire des villes. Voir le travail remarquable de Jane Meyer, Dark Money: The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right (New York, Doubleday, 2016), ainsi que ses reportages dans The New Yorker, par exemple “State for Sale” (octobre 2011, http://www.newyorker.com/magazine/2011/10/10/state-for-sale), qui montre comment, pour quelque deux millions de dollars, Art Pope, propriétaire de magasins de quincaillerie, pouvait grignoter petit à petit les pouvoirs locaux (y compris judiciaires) dans la Caroline du Nord pour imposer sa vision politique. À ce niveau, le « système » est loin d’être verrouillé.

Dick Howard

Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, il connaît bien l'Allemagne et la France, d'où un travail de médiation philosophique entre les trois pays, qui porte notamment sur les héritages du marxismes entre l'Europe et l'Amérique, mais aussi les débats et les malentendus transatlantiques. Il a notamment publié en Français, Aux Origines de la pensée politique américaine, Paris,…

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