La philosophie charnelle d'André Gorz
Si Gorz est aujourd’hui reconnu comme l’un des inventeurs de l’écologie politique de gauche, le fondement de sa pensée politique était avant tout philosophique. Mais cette philosophie – articulée aux idées de nécessité, de rareté et de liberté, influencée par Marx et Sartre – était existentielle, intimement liée à l’expérience même de Gorz, à sa vie, à sa chair.
André Gorz (1923-2007) est surtout connu, depuis une trentaine d’années, comme l’un des principaux défenseurs et inventeurs d’une écologie politique de gauche ; pourtant, je voudrais montrer que le fondement de sa pensée politique était d’abord et avant tout philosophique. Pour des raisons qui ont trait, en premier lieu, à son parcours biographique. Fils d’un juif autrichien et d’une catholique, envoyé en Suisse pour éviter la Wehrmacht, Gorz s’est inventé une identité de philosophe français, notamment sous l’influence de Jean-Paul Sartre. Bien qu’il soit resté proche de Sartre et qu’il ait été pendant de nombreuses années le principal penseur politique du comité de rédaction des Temps modernes, la période la plus importante de sa vie fut sans doute ce séjour en Suisse, et les années passées en France à survivre grâce à de petits boulots et des traductions, pendant qu’il rédigeait ce qui devait être le pendant moral à l’ontologie existentielle de l’Être et le Néant. Le manuscrit, Fondements pour une morale, mit quinze ans à être publié. Dans l’intervalle, Gorz fit paraître le Traître1, précédé d’une magnifique préface de Sartre : présenté comme une autobiographie phénoménologique, ce texte représentait sa déclaration d’intentions en tant que philosophe, même s’il le faisait de manière tout à fait hétérodoxe. Sa collaboration avec Sartre ne fut pas uniquement politique ou journalistique : en lisant la Critique de la raison dialectique (1960), on ne peut qu’être frappé de sa résonance avec le livre de Gorz, la Morale de l’histoire2, publié un an plus tôt. Par la suite, écrivant sous le pseudonyme Michel Bosquet, Gorz devint journaliste et cofondateur de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, dont il dirigea la section de reportages économiques et politiques. Ce faisant, il n’abandonna pas la philosophie, mais au contraire approfondit ce qu’il avait commencé à explorer pendant la décennie précédente.
Lorsque je le rencontrai, vers le milieu des années 1960, Gorz était reconnu comme l’un des principaux théoriciens du syndicalisme radical, fondé sur l’idée de « réformes révolutionnaires » et associé à la nouvelle gauche. Certes, il avait abandonné l’écriture de volumes ontologico-moraux, mais son évolution politique demeurait fondée sur les mêmes principes. Le « Marx » auquel il ne cesse de revenir n’est pas le stalinien stagnant du parti communiste, c’est le théoricien de l’aliénation, le critique de la fétichisation de la marchandise et le théoricien critique de la valeur ; c’est surtout le Marx des Grundrisse qui défie la logique du productivisme capitaliste et anticipe la crise écologique plus d’un siècle avant qu’elle ne révèle sa gravité. On voit bien là la cohérence fondamentale de la pensée de Gorz, des réformes révolutionnaires à l’autogestion, de l’adieu au prolétariat à la défense du revenu minimum universel, jusqu’à l’exploration des questions écologiques qu’il commença dans les années 1970 et poursuivit jusqu’à la fin de sa vie. Cette cohérence faisait sa force : le fondement philosophique de son parcours, plutôt qu’un cadre théorique, lui donnait une manière de penser à partir de laquelle comprendre les nouvelles conditions d’un capitalisme mondialisé transformé par la technique et dominé par la finance.
Cette pensée politique construite, édifiée sur un socle philosophique, n’apparaît pas au lecteur du Gorz écologiste critique. En effet, ce n’est qu’à la suite de la découverte des traces de nos échanges pendant trois décennies dans les fonds de l’Imec (par Françoise Gollain et André Häger), puis grâce au recueil dirigé par Christophe Fourel3, que je me suis résolu à relire le Gorz philosophe.
Du « il » au « je »
Les premiers indices, je les trouvai dans la Lettre à D.4, un court essai publié en 2006, qui est tout à la fois une biographie de couple, l’histoire d’une aventure partagée, une méditation sur le fait d’être ensemble et une déclaration d’amour éternel. En ce sens, il rappelle le Traître, le premier livre publié de Gorz, autobiographie phénoménologique dans laquelle le narrateur décrit la transformation de Gorz-objet (« lui ») en un sujet capable de parler à la première personne (« je »). Mais pourquoi écrire cette Lettre et, surtout, pourquoi la publier ? Le sens de ce geste est d’autant plus important qu’un an après la parution, le 24 septembre 2007, André Gorz et sa femme Dorine se suicidèrent, incapables de supporter l’idée que l’un puisse survivre à l’autre.
Dans un passage crucial de la Lettre à D., Gorz raconte qu’il fut saisi d’un atroce sentiment de culpabilité lorsqu’il préparait une nouvelle édition du Traître, en 2005. Il s’était rendu compte qu’il y avait décrit les débuts de ce qui allait devenir l’amour de sa vie, sa relation avec sa partenaire et complice, comme s’il ne s’agissait que d’un « projet » existentiel semblable à celui qui consistait à se réinventer en tant que Français, un défi dont le fondement n’était que subjectif et accidentel. Pourtant, comme il le dit dans la Lettre, c’était cet amour charnel, au sens littéral et philosophique, qui lui avait permis de dire « je » ; la seule explication – un peu bancale – qu’il offre de ce traitement désinvolte de sa relation avec Dorine (« Kay » dans le livre) est qu’il ne relisait jamais ses manuscrits, et ne parcourait que rapidement les épreuves, car, en tant qu’homme qui se définit par ses projets, il estimait que ce qui est fait est fait, et que lorsque c’est bien fait, cela signifie qu’on est déjà en route vers le prochain projet. Il était donc, dit-il, déjà en train de réfléchir à la politique, à Marx, à Lénine et à la révolution, et ce nouveau projet influençait sa perception de sa propre expérience, comme quelque chose qui avait été, mais n’était déjà plus d’actualité. Se dépeindre non seulement comme amant mais comme amoureux lui semblait trop bourgeois, trop banal pour quelqu’un qui se voulait révolutionnaire. Il se peut que cela ait été l’état d’esprit de Gorz à l’époque ; mais ça n’explique en rien pourquoi il a ressenti le besoin d’y revenir, cinquante ans plus tard, et de s’en excuser publiquement.
Le Traître est composé de quatre chapitres, dont les titres forment une phénoménologie par laquelle l’auteur, qui est également l’objet du texte, évolue : le livre décrit la manière dont le projet initial de l’individu-enfant se transforme dans le monde tiède et étouffant du « nous » qu’il ne peut contrôler. Comment cet individu-adolescent tente vainement de s’affirmer au milieu d’« eux » qui peuplent le monde, avant de rencontrer, au-delà du Même familier et de l’Autre du monde, un « tu » aimé, une relation de réciprocité née de cette rencontre permettant au sujet de s’affirmer enfin par le « je ». Chaque étape de cette phénoménologie existentielle part de descriptions objectives – et parfois cruelles – du sujet, faites par un observateur extérieur qui parle à la troisième personne du singulier. Il s’agit de saisir le moment où l’auteur se rend compte que ce qu’« il », le sujet observé, est en train de faire, est ce que « je », la première personne du singulier, veut, ou aurait voulu faire. C’est une méthode phénoménologique, qui passe de la troisième à la première personne, et navigue entre le passé (troisième personne) et le présent (première personne). Gorz emploie cette double perspective dans des œuvres plus tardives, dans une approche plus sociologique, pour analyser l’opposition entre les impératifs de reproduction du système, décrits par un observateur extérieur désincarné uniquement préoccupé par les nécessités fonctionnelles visant au maintien de l’ordre, et la liberté de l’individu, représentée par ceux qui participent à un monde dans lequel leurs actions et leurs intentions leur deviennent étrangères, un monde nécessaire qu’ils peuvent néanmoins contribuer à transformer.
La morale existentialiste de Gorz
Au début du Traître, l’auteur regarde, par la fenêtre, « Morel » et un éditeur sortir de l’ombre d’un portail. Morel – incarnation de Sartre – vient de soumettre pour publication le manuscrit de « la chose », un gros volume sur lequel Gorz avait travaillé neuf ans. Instinctivement, Gorz sait que le manuscrit sera refusé. Traduire cet instinct, cette compréhension de son propre néant, devient la motivation profonde du Traître, comme le suggère la préface de Sartre5. Il s’agit aussi pour Gorz d’aller au bout d’une théorie existentielle de la moralité, ou plus précisément d’une « conversion » existentielle, que Sartre avait esquissée sans l’achever dans l’Être et le Néant (1943). Le défi, c’est de surmonter le dualisme, le « ou/ou » qui sépare l’en-soi (l’être) du pour-soi (le néant, qui est le fondement de la liberté). Pour le Sartre de la Critique de la raison dialectique, dans un monde dominé par la rareté, l’expression de l’aliénation de la libre praxis du pour-soi est le « practico-inerte », qui empêche les individus de coopérer librement pour atteindre des objectifs partagés. On échappe à cette réification de la praxis individuelle à travers un moment de « fusion » qui advient par l’action de ce que Sartre appelle un tiers totalisant, que l’on identifie aisément comme le parti politique (ou bien son dirigeant).
Gorz met l’accent sur les conséquences antipolitiques de l’intervention de ce tiers dans la création du groupe. Pour préserver son unité, le groupe doit créer une forme de bureaucratie moderne, caractérisée par des fonctions spécialisées, la séparation de la personne d’avec la tâche et la division du public et du privé. Cette politique de l’aliénation était acceptée par les thuriféraires français du communisme, qui la justifiaient au nom de la fin glorieuse. Mais il ne s’agissait pas là de la morale ou de la moralité que Gorz voulait analyser dans la Morale de l’histoire. « Pour nous », souligne-t-il dans les dernières pages de son essai, le socialisme n’est pas une valeur attribuée aux membres d’une future société socialiste. « Pour nous », toujours en italiques, il n’est pas identifiable à une quelconque société ; « pour nous », insiste-t-il encore, c’est le projet de créer un monde humain et une personne humaine qui dépasse le règne du besoin et de la nécessité ; « pour nous », répète-t-il, la valeur du socialisme ne réside pas dans ce qu’il sera lorsqu’il existera, puisque cela dépend précisément de nous. Lorsque Gorz utilise le « nous », il s’agit de la voix de l’auteur en tant que « singulier universel », comme l’écrivait Sartre, soit la voix du philosophe existentialiste. Mais cette voix est à peine audible dans cette première exploration de la place de la pensée dans l’histoire ; elle est noyée dans le fantasme collectif du prolétariat marxiste, encore bien présent sur la scène du progrès historique.
Ce n’est que lorsque Gorz fait ses « adieux » au prolétariat dans un livre de 1980 que la voix du philosophe se fait à nouveau entendre6. Les adieux en eux-mêmes font l’objet des deux premières parties du livre, mais le marxisme continue à résonner dans la troisième section, « Au-delà du socialisme ». Dans le premier chapitre de celle-ci, « Mort et résurrection du sujet historique : la non-classe des prolétaires postindustriels », Gorz, faisant appel à la théorie de la société postindustrielle d’Alain Touraine (et bien sûr à Marx), pose que les membres de cette « non-classe » ne se définissent pas par la qualité du travail qu’ils effectuent mais par la dimension quantitative, abstraite et routinière de ce travail, qu’ils échangent contre un salaire. Tandis que les marxistes tablaient sur la créativité du travail pour fonder leur vision d’une société nouvelle, Gorz insiste sur le fait que la conscience qu’ont les ouvriers modernes d’eux-mêmes dépend exclusivement de leur subjectivité… qui incarne le refus du monde capitaliste réifié, un refus qui se manifeste par l’apparition de ce que Gorz appelle des « nouveaux besoins ». Or ces nouveaux besoins se situent en dehors du travail lui-même et donc de l’expérience du prolétariat marxiste. Lorsque Gorz se tourne vers l’écologie, il le fait ainsi à partir d’une critique du capitalisme, mais ce tournant ne représente pas une nouvelle variante du vieux rêve d’un socialisme prolétarien.
L’écologie comme philosophie
Les Adieux n’expliquent pas comment le principe de subjectivité incarné par la « non-classe » peut devenir une force active de libération. En termes existentialistes, comment la subjectivité peut-elle devenir une force de négation, un pour-soi qui remplace le prolétariat, transformé et réifié par le capitalisme postindustriel en en-soi ? Gorz suggère deux évolutions possibles. La première irait chercher de nouvelles formes de liberté en dehors des contraintes capitalistes, bureaucratiques ou systémiques. Dans Adieux, par exemple, il parle de la manière dont le féminisme affirme la valeur de l’intimité, et renvoie à l’idée, développée par Ivan Illich, d’« outils conviviaux7 ». Il ne s’agit pas là d’échappatoires privées sans conséquences pour la société dans son ensemble ; elles représentent une négation de la logique de reproduction bureaucratique. Gorz a par la suite continué à mettre en lumière ces défis lancés au système dominant, faisant par exemple référence, dans son dernier essai8, à l’« éthique hacker » ou à l’« appropriation des technologies » par les habitants des townships sud-africains ou des favelas brésiliennes. Cette illustration de la manière dont la subjectivité libre peut aller à l’encontre de la rationalité aliénée de la société postindustrielle soulève deux problèmes. D’une part, Gorz est bien conscient qu’un communautarisme sans médiations peut être une menace pour la liberté subjective, par exemple lorsqu’il prend la forme du tribalisme. D’autre part, l’existence d’un « point de non-retour » n’apparaît pas clairement ; s’il existe, on ne comprend pas quand ni comment il devient efficace. S’agit-il simplement d’un bond existentiel ? Y a-t-il dans cette évolution une place pour le politique ?
La seconde manière de réaliser le principe de liberté subjective s’appuie sur une intuition de Marx (en particulier dans les Grundrisse) sur laquelle Sartre a également insisté : il faut éliminer la rareté si l’on veut réaliser la liberté9. Ce n’est que lorsque le flot de la richesse coule librement, comme le dit Marx, que l’opposition entre liberté et nécessité peut être surmontée. Même si les « mutations culturelles » mises en avant par Gorz dans sa première alternative devaient être réalisées, les sujets subjectivement libres n’en feraient pas moins face aux contraintes de la rareté. Cette difficulté amène Gorz à proposer une « société dualiste » qui fasse une distinction entre les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie d’une part, et entre les impératifs de la rationalité technique et le libre choix des valeurs morales de l’autre. Ces deux domaines ne sont pas prédéfinis, et ne sont pas strictement séparés l’un de l’autre ; ils s’affectent mutuellement, et c’est précisément leur rapport toujours susceptible de modifications qui définit le politique, qui n’est donc pas une sphère autonome ou transcendante. Les impératifs moraux du sujet libre remettent en question les nécessités techniques de la reproduction, qu’il s’agisse du choix des moyens de production ou des règles qui régissent les relations sociales. Faut-il remplacer les ouvriers par des robots ? Les gains de productivité sont-ils désirables indépendamment de leur coût humain ? Il ne s’agit pas là de questions « objectives », mais de choix politiques.
Dans ce schéma dualiste, l’acteur politique qui est moralement libre doit faire face à la nécessité. Le remplacement du marché autorégulé par l’État régulateur signifie que la nécessité prend la forme de lois qui sont en principe valables pour tous les citoyens en tant qu’individus. Bien que le souci de l’État soit la reproduction du système, et bien que l’administration de la loi puisse apparaître comme une instance d’hétéronomie limitant la liberté subjective, Gorz reconnaît que l’universalité de ces lois, en protégeant les droits de l’individu, rend possible la lutte politique qui définit – et qui peut donc limiter – la sphère de la nécessité. Comme il l’écrit dans les Adieux :
Le politique est le lieu spécifique où la société prend conscience de sa production comme d’un processus d’ensemble, tente d’en maîtriser les résultats et d’en contrôler les contraintes10.
Le combat politique est donc intrinsèquement pluraliste : des intérêts divers sont en compétition et les positions morales sont débattues publiquement.
La finalité essentielle du politique n’est donc pas l’exercice du pouvoir. Sa fonction est, au contraire, de délimiter, d’orienter et de codifier les actions du pouvoir, de lui assigner ses moyens et ses buts, et de veiller à ce qu’il ne sorte pas du cadre de sa mission11.
Sa dimension formelle rend ainsi possible la liberté individuelle. Cette définition du politique peut être lue comme une reformulation de la théorie républicaine française, auquel cas elle renverrait au mépris implicite de cette tradition de pensée pour la démocratie participative. Mieux vaut sans doute la voir comme l’expression du souci qu’avait Gorz de l’affirmation des valeurs morales au sein des processus de reproduction sociale. Mais si tel est le rôle du politique, qu’en est-il du lien qu’entretiennent avec lui ces mêmes valeurs ?
Lorsque Gorz analyse le passage de la liberté subjective postindustrielle décrite dans Adieux à la vision sociale présentée en 1983 dans les Chemins du paradis, il renforce encore sa mise en garde contre la confusion entre le politique et l’exercice du pouvoir. Les « chemins du paradis » ne se définissent pas par la vieille vision révolutionnaire selon laquelle on prend le pouvoir pour ensuite imposer la liberté au sein des relations sociales pour mettre fin aux contraintes de la nécessité. Cela reviendrait en effet à détruire le politique en le traitant comme un moyen en vue d’une fin qui le dépasse et qui n’a aucun fondement moral substantiel. Gorz insiste au contraire sur le fait que le politique doit demeurer
le lieu d’affrontement entre l’exigence morale et les nécessités extérieures. Cet affrontement devra se poursuivre aussi longtemps que, selon l’expression de Hegel, la conscience ne rencontrera pas le monde « comme un jardin planté pour elle ». Seules la permanence et la franchise de cet affrontement pourront faire à la sphère de la nécessité la plus petite et à la sphère de l’autonomie la plus grande place possible12.
Si sa critique du modèle révolutionnaire dont il a hérité est convaincante, sa théorie dualiste de la société postmoderne demeure trop abstraite. Elle pourrait même être perçue comme la version gauchiste de ce que l’on appelle théorie politique normative ou déontologique depuis la Théorie de la justice de John Rawls13. Lire Gorz dans cette perspective reviendrait à oublier sa dimension philosophique, de philosophie morale même. On négligerait ainsi également le fait que, bien que ni la philosophie ni la morale ne peuvent être conçues comme un « jardin » hégélien, elles ne peuvent pas non plus être détachées de l’étreinte charnelle du sujet et du monde.
La critique de la normativité
Après que la gauche postmarxiste a abandonné une vision politique fondée sur l’autogestion des travailleurs en faveur d’une perspective plus large d’autonomie, entendue à la fois comme le moyen et la fin d’une politique ancrée à gauche, l’une des conditions de sa réalisation est devenue l’exigence d’un revenu minimum garanti à tous les citoyens. Ce droit permettrait de libérer les individus du système aliénant du salariat, rendant ainsi possible la création autonome d’une liberté personnelle et sociale d’une grande richesse. La question qui se posait était donc : comment justifier ce droit ? Était-il rendu possible par le besoin de reproduire un système de plus en plus « immatériel », pour employer l’une des expressions de Gorz ? Ou bien représentait-il une exigence normative fondée sur les lois de la raison ?
Pour Gorz14, les normes dont la fondation précède la rationalisation peuvent acquérir une forme rationnelle en tant que droits protégés par la loi ou en tant qu’institutions politiques. Mais des droits ou des choix politiques qui peuvent être rationnellement justifiés car ils sont impératifs à la reproduction du système ne peuvent en eux-mêmes susciter le consentement des citoyens participants. Tel est le dilemme auquel font face les défenseurs d’une théorie politique normative fondée sur la revendication de droits simplement normatifs. Comment peut-on être sûr que ce qui devrait être fait sera effectivement fait ? Gorz propose deux arguments complémentaires, qui rappellent les thèses du Traître. Le premier est donné par sa définition du politique dans Adieux, qui présuppose l’existence de protections légales universelles, donc de droits individuels qui permettent aux citoyens de se défendre et de défendre leurs libertés. Cette définition décrit le politique du point de vue extérieur de l’observateur analysant la reproduction du système. Le second argument renvoie à la justice, une valeur qui dépasse les droits formels puisqu’elle en est la justification. Pour Gorz, la justice est ancrée dans le monde vécu de l’individu et de la société.
Cet appel à la justice renvoie à des intuitions présentes dans les premiers travaux de Gorz, qui ont accompagné l’évolution de sa théorie politique. Il applique la même méthode dialectique employée dans le Traître pour montrer comment et pourquoi la perspective d’une troisième personne objectivante doit être complétée par l’évaluation subjective, à la première personne, du monde dans lequel l’individu se sent « chez lui ». La justice appartient à un monde vécu préréflexif ; c’est l’expérience existentielle qui, en fin de compte, devient le facteur déterminant dans le passage du principe de la liberté subjective à sa réalisation sous forme de droits qui sont tour à tour défendus et attaqués dans la reproduction du processus politique. Cette sensibilité prérationnelle, subjective, aux exigences de la justice, n’est pas innée, tout comme elle n’est pas immunisée contre le monde dans lequel elle apparaît. C’est cette « moralité » dont Gorz recherchait les fondements lorsqu’il travaillait à ses Fondements pour une morale. Il en exprima la forme pratique dans la Morale de l’histoire, sous l’appellation de « valeur du socialisme ». Elle est aussi présente dans les Chemins du paradis, à travers les Métamorphoses du travail15, et dans la notion de « richesse du possible » qui contraste avec les Misères du présent16. C’est elle aussi qui anime son dernier essai, « La sortie du capitalisme a déjà commencé », qui décrit les transformations systémiques qui ont commencé, et se conclut par ces phrases :
Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent17.
Malgré cette cohérence, et peut-être parce que son analyse des impératifs systémiques qui sapent le capitalisme moderne est si lucide et si convaincante, Gorz ne formule pas clairement les raisons qui le poussent à penser que la justice, in fine, adviendra. Car le système par lui-même ne peut l’imposer. Il doit donc exister, dans l’expérience du monde vécu moderne, quelque chose qui explique cette certitude, si elle en est une.
Retour au Traître
Je ne suis pas sûr que Gorz ait un jour été capable d’expliquer entièrement les raisons de son optimisme. Il ne dit jamais pourquoi il a décidé de rééditer le Traître en 2005, alors que le livre était indisponible depuis des décennies. Et lorsqu’il explique pourquoi il y a ajouté un essai intitulé « Le vieillissement », d’abord paru dans Les Temps modernes en décembre 1961 et janvier 1962, il semble contredire sa conviction selon laquelle le monde vécu préréflexif est la source d’une exigence fondamentale de justice. Gorz écrit : « Comment entrer dans cette société sans renoncer aux possibilités et aux désirs qu’on porte en soi ? » Pour lui, quarante ans plus tard, la question demeure valable, mais il ne dit pas pourquoi. Il ne s’agit pas là d’un retour à l’argument classique du libéralisme politique : il ne part pas du principe que le sujet individuel libre existe en dehors d’une société dans laquelle il veut ensuite (ou est forcé à) entrer. Il ne s’agit pas non plus d’une mise à jour de la théorie du contrat classique pour défendre les droits revendiqués par les théoriciens du normatif déontologique dans la succession de Rawls. L’interprétation la plus plausible est que la distinction entre le système et le monde vécu, comme celle entre la perspective de la troisième et de la première personne, est artificielle. Ce qui signifie que l’exigence de justice ne se fonde pas seulement dans la subjectivité ; il s’agit, comme je l’ai suggéré au début de cet essai, d’une exigence charnelle, de même que la philosophie de Gorz est charnelle, comme il s’en est lui-même aperçu, relisant le Traître et se rendant compte avec horreur de la légèreté impardonnable avec laquelle il avait traité l’amour de sa vie. Comme si son propre monde vécu, sa conscience de lui-même et ses valeurs s’étaient tout à coup trouvés privés de fondement.
Il serait exagéré de dire que « Le vieillissement » représente une crise morale de la même ampleur que celle qui a donné naissance à la Lettre à D. Néanmoins, Gorz, qui écrit d’habitude sans pathos, décrit le choc qu’il a ressenti en se rendant compte qu’il avait vieilli. Réutilisant la méthode déjà employée dans le Traître, il se décrit à la troisième personne, comme un objet d’études. Puis, dans plusieurs passages cruciaux, il parle à la première personne pour expliquer ce qu’il a compris. Décrivons brièvement comment il procède : le fait de vieillir n’est pas physiologique, mais social. L’enfant, en lui-même, n’a pas d’âge, il grandit en franchissant les différentes étapes qui mènent à – ou plutôt qui fabriquent – ce que la société considère comme l’âge adulte. Cet âge adulte se caractérise entre autres par la perte d’une certaine liberté qui appartient à la jeunesse, vue par les autres comme un monde de possibilités. Sartre et Nizan avaient dénoncé cette vision bourgeoise de la jeunesse, mais pour Gorz, le conflit de générations survivra, même dans une société sans classes, puisque les jeunes s’intègrent dans des institutions et dans des attentes laissées par les plus âgés, et sont donc ainsi socialisés malgré eux.
Gorz personnalise sa thèse ; il vient d’avoir trente-six ans, est un auteur reconnu et a un emploi fixe en tant que journaliste. Les gens l’admirent, ils s’attendent à ce qu’il se comporte d’une certaine manière, qu’il critique la politique dans ses articles et soit une figure sociale. Il est à la fois fier de ce qu’il a réussi, révolté par cette réussite et résigné à ce qu’il considère comme le destin « de tout le monde ». Il est devenu « quelqu’un », mais devenir quelqu’un, c’est devenir quelque chose. Le jeune homme qui était libre, dont les possibilités étaient infinies parce qu’en lui-même il n’était rien, se trouve à présent chargé de responsabilités et d’une carrière. Y a-t-il d’autre choix que la subjectivité réifiée de l’adulte ? On pourrait, dit-il, se préférer soi-même au résultat de ses actions : être un aventurier, un saint, ou simplement un esthète profitant du moment présent. Ce fut son choix quand il était jeune et qu’il travaillait à son manuscrit de philosophie morale. Le deuxième chapitre des Fondements analyse d’ailleurs le prix à payer de telles tentatives pour préserver la subjectivité du sujet. Ce prix, c’est l’échec, et surtout l’inefficacité qui détruit la validité des valeurs morales, comme le montre la fin de l’ouvrage.
Gorz conclut qu’il est impossible d’en revenir aux possibles infinis de la jeunesse : nous sommes pris dans une toile que nous avons nous-mêmes tissée, et que nous reprenons chaque jour, reproduisant notre propre vie à travers une « conformité dynamique ». Il n’est d’ailleurs pas évident qu’un retour à ces possibles infinis soit souhaitable, puisqu’ils n’existaient que parce que nous n’étions rien et qu’aucune de nos actions ne laissait de traces dans le monde.
S’agit-il de résignation ? Peut-être. Mais la résignation ne signifie pas l’abandon par le sujet de ses projets. Elle reconnaît le fait que les projets sont toujours situés, et que leur valeur est déterminée par des jugements qui prennent en compte la richesse de la vie vécue. Gorz avait déjà dit quelque chose de semblable dans le paragraphe final du Traître, lorsqu’il écrivait :
Il faut vouloir que l’acte déborde son intention, car sa réalité est à ce prix. Il faut vouloir être engagé par les autres plus avant qu’on ne pensait et ne pouvait le faire tout seul.
Mais, poursuivait-il,
pour être capable de le vouloir réellement (au lieu de produire seulement une volonté imaginaire et vide, masquant le fatalisme), encore faut-il le faire sciemment ; connaître la situation globale dans laquelle l’acte lancé va s’inscrire ; le camp et le sens dans lequel on souhaite être engagé. C’est ce que j’ai essayé de faire18.
Dans ces conditions, conclut-il, il accepte d’être « trahi », au sens où il accepte que son action ait pour ceux qui partagent ses valeurs des implications qu’il n’aurait pas pu prévoir seul.
Cette conclusion suggère que Gorz a inclus son essai sur le vieillissement dans la réédition du Traître comme une réaffirmation de sa philosophie de l’engagement. Mais une question reste ouverte, récurrente dans toute son œuvre : quel est le lien entre les analyses des contraintes de la reproduction sociale et la liberté du sujet qui est « chez lui » dans le monde vécu ? Et comment ce conflit de base affecte-t-il la dynamique politique déclenchée par les contradictions de la reproduction capitaliste, ou, plus généralement, postindustrielle ? Gorz essayait apparemment de formuler une réponse à ces questions dans le manuscrit incomplet d’une préface à la nouvelle édition du Traître. Son titre est significatif : « Nous sommes moins vieux qu’il y a vingt ans19. » Gorz en revient à la réception de son essai sur le vieillissement, qui lui valut des invitations et des débats dans le groupe autour de Sartre, en particulier avec Beauvoir. Il réaffirme sa thèse par une phrase lapidaire :
Tout homme lutte contre un ordre qui l’écrase et qu’il contribue à soutenir et à renforcer par la lutte même qu’il mène individuellement contre lui20.
Il se souvient que l’essai sur le vieillissement fut écrit à une époque où tous les espoirs étaient placés dans la « jeunesse » en Algérie, à Cuba, au Brésil et dans les tenants de la théologie de la libération. Ce que certains qualifiaient d’immaturité n’était en réalité pas un retard mais une avance. Cet espoir semble aujourd’hui avoir réapparu : le capitalisme industriel atteint ses limites et produit des adultes qui restent des adolescents car ils sont incapables de s’identifier à leur travail, alors que d’autres demeurent adolescents parce que la précarité ou l’absence d’emploi les laisse ouverts à de nouvelles possibilités. Gorz conclut :
Je ne prévoyais pas cela, à trente-six ans. Je ne prévoyais pas que passé l’âge de soixante ans, je commencerais une seconde vie avec la compagne à laquelle j’étais uni pour toujours21.
Cette allusion à la Lettre à D. révèle que l’ancrage de la philosophie morale de Gorz dans une vision du monde vécu est plus profond et plus complexe – mais aussi plus intuitif – qu’il ne l’a jamais reconnu. Je l’ai qualifié de « charnel » car il s’incarne dans la nature et dans les êtres humains en tant qu’ils participent de la nature.
Cet ancrage intuitif dans un monde préréflexif, jamais véritablement thématisé par Gorz, était en revanche évident dans sa vie quotidienne. En voici deux illustrations anecdotiques. Je me souviens encore d’une réaction viscérale, il y a quarante ans, en 1971, lors d’une conférence organisée par le journal Telos à Buffalo, dans l’État de New York, lorsqu’il fut témoin des tentatives américaines d’associer féminisme et marxisme à travers la revendication d’un « salaire maternel ». C’était pour lui la meilleure manière de détruire l’intimité des relations humaines, et d’obscurcir toute vision d’un rapport moral équitable entre les sexes. Cette réaction intuitive fut ensuite expliquée et explorée dans la démonstration par Gorz des dégâts infligés par la réification capitaliste du « service » en une industrie qui détruit la possibilité de créer des relations humaines bénéficiant des excédents de production. Le second exemple, plus personnel, n’étonnera pas ceux qui ont eu la chance de connaître Gorz. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, lors d’une visite dans sa maison de Vosnon, il m’emmena en balade dans un petit bois. Il me guida jusqu’à un arbre, bien vivant malgré le fait que son centre était creux et entouré de quatre piliers de tronc montant jusqu’au ciel. « Sens ces piliers, tu sentiras la vie qui monte », ordonna-t-il. Était-ce la force de sa volonté ou de la vraie sève qui coulait ? Certainement, l’arbre était vivant. Je ne sais si une « sortie civilisée » des « misères du présent » est possible. Mais je suis certain qu’elle ne se passera ni naturellement ni rationnellement et certainement pas par des appels aux normes déontologiques. Je ne sais qu’une chose : comme Gorz, je souhaite qu’elle se produise, et que cette relecture de son œuvre philosophique m’aide, et nous aide, à comprendre nos propres intuitions.
- *.
Ce texte est paru dans la revue Logos, sous le titre “André Gorz and the Philosophical Foundation of the Political” (http://logosjournal.com/2013/howard-2/). La version allemande paraîtra prochainement dans Berliner Debatte. Initial. Le lecteur trouvera dans ces deux versions des notes et des références bibliographiques plus détaillées.
- 1.
André Gorz, le Traître, Paris, Le Seuil, 1958 (rééd. 2005).
- 2.
A. Gorz, la Morale de l’histoire, Paris, Le Seuil, 1959.
- 3.
Christophe Fourel (sous la dir. de), André Gorz, un penseur pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, 2009.
- 4.
A. Gorz, Lettre à D. Histoire d’un amour, Paris, Galilée, 2006 (rééd. Paris, Gallimard, 2008).
- 5.
Une fois sa réputation établie, Gorz publia « la chose », en 1977, sous le titre Fondements pour une morale (Paris, Galilée) ; dans l’introduction, il explique que la plupart des idées développées dans le Traître et dans la Morale de l’histoire étaient issues de ce manuscrit.
- 6.
Voir A. Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980.
- 7.
Voir Ivan Illich, la Convivialité, Paris, Le Seuil, 1973.
- 8.
« La sortie du capitalisme a déjà commencé », EcoRev, janvier 2008, no 28, réédité dans André Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008.
- 9.
Cette thématique, à laquelle Gorz accorde de plus en plus d’importance au fur et à mesure des années, est clairement présentée pour la première fois dans les Chemins du paradis, texte de 1983 que l’on peut lire comme un complément aux Adieux, dans lequel Gorz annonce la « révolution du temps libre », qui créera la « véritable richesse » grâce aux avancées de la technologie. Pour une critique de cette vision, voir Daniel Mothé, l’Utopie du temps libre, Paris, Éditions Esprit, 1997.
- 10.
A. Gorz, Adieux au prolétariat, op. cit., p. 166.
- 11.
Ibid., p. 167.
- 12.
A. Gorz, Adieux au prolétariat, op. cit., p. 269.
- 13.
John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2009.
- 14.
Dans une lettre du 7 novembre 1990 à Philippe van Parijs, Gorz lui explique que, s’ils sont d’accord sur le plan politique, ils diffèrent en revanche sur les principes philosophiques fondant cette analyse politique : « J’ai lu “Why Surfers Should Be Fed” [article où van Parijs démontre la validité de l’allocation universelle] et, tout en étant d’accord avec la conclusion, j’ai retrouvé le malaise que provoque chez moi cette école de pensée anglo-saxonne à laquelle se rattachent d’autres partisans du basic income. Pourquoi ? Parce que l’argumentation demeure sur le plan d’une logique quasi algébrique et que la justice n’est pas réductible à cela. Elle est fondée aussi sur un sens du normatif qui précède toute rationalisation possible. On peut passer du normatif à la formalisation logique et juridique mais on ne peut partir de celle-ci pour couvrir le chemin inverse. Bref il me manque les intraduisibles lebensweltlichen Interessen und Zusammenhänge qui font que les individus peuvent se sentir “chez eux” dans l’espace social où ils vivent… », dans Ch. Fourel, André Gorz…, op. cit., p. 163-177.
- 15.
A. Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988 (rééd. Paris, Gallimard, 2004).
- 16.
Id., Misères du présent, richesse du possible, Paris, Galilée, 1997.
- 17.
Id., « La sortie du capitalisme a déjà commencé », dans Écologica, op. cit., p. 41.
- 18.
A. Gorz, le Traître, op. cit., p. 372.
- 19.
A. Gorz, « Nous sommes moins vieux qu’il y a vingt ans », publié dans Ch. Fourel, André Gorz…, op. cit., p. 268-274.
- 20.
Ibid., p. 271.
- 21.
Ibid., p. 274.