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Les dommages de l'antipolitique aux États-Unis

juillet 2010

#Divers

De même que François Furet nous expliquait en 1981 que l’élection de François Mitterrand signifiait la fin de la révolution française, de même l’élection de Barack Obama en 2008 semblait incarner en quelque sorte la réalisation de la révolution américaine. Le péché originel des Pères fondateurs – le maintien de l’esclavage – aurait été enfin dépassé par une nation en train de se réconcilier avec elle-même au-delà de ses divisions de race et de classe. S’ouvrait alors la voie vers une politique qui œuvrerait enfin pour le bien commun.

Alors qu’on s’approche des élections de mi-mandat, qui renouvelleront la Chambre et un tiers du Sénat, cet espoir se révèle chimérique, fruit d’une vision naïve qui supposait qu’une fois levé les obstacles irrationnels imposés par le passé, le bon peuple devrait savoir enfin vivre ensemble au-delà de toute division politique1. Le rêve de la fin du politique hante nos démocraties et grève leur capacité de faire face à un monde financiarisé qui, pour sa part, est également antipolitique, ne reconnaissant ni la division sociale ni le légitime conflit d’intérêts. Autrement dit, le capitalisme perdure, malgré nos espoirs de le dépasser.

L’échec de l’accord au-delà des partis

Barack Obama serait-il lui-même victime de cette illusion d’une fin du politique ? N’a-t-il pas continué, malgré l’évident refus répété du parti républicain, de chercher la voie vers une politique bipartisane ? Il n’arrête pas de vilipender « Washington » et sa classe politique au lieu de prendre la tête d’un parti démocrate – je dis bien parti, pas incarnation de l’unité enfin trouvée du peuple – en vue des élections de mi-mandat en novembre. Il sait pourtant que les cycles électoraux sont comme des marées, hautes lors des présidentielles mais basses à mi-mandat. Pourquoi n’agit-il pas ?

Barack Obama n’est pas venu à la présidence à la suite d’une longue expérience politique. Il est fier de son expérience sur le terrain, comme community organizer qui cherche à réconcilier les divers intérêts sociaux. Sa campagne présidentielle n’était pas portée par le parti démocrate et ses réseaux ; son succès était fondé par sa capacité de lever une somme fantastique de contributions d’argent par la voie de l’internet et de mobiliser des militants « indépendants » qui n’avaient, auparavant, jamais pris part à la politique organisée. En un mot, il ne doit pour ainsi dire rien au parti – mais dans la période difficile du cycle électoral, où les démocrates risquent de perdre leur majorité dans l’une ou l’autre des Chambres, il a besoin de ce parti.

Un autre facteur explique son inaction politique. Ceux qui aiment manier les analogies pensaient que son élection au plus haut de la crise économique ressemblait à celle de Roosevelt en 1932, suivi par la radicale transformation inaugurée par le New Deal. Évidemment, la coïncidence de la crise économique de 2008 et la défaite du gouvernement dérégulateur de G.W. Bush se prêtait à cette comparaison. Or, il ne faut pas oublier que Roosevelt prenait le pouvoir trois ans après l’éclatement de la crise en 1929, alors qu’Obama avait déjà soutenu les mesures anti-crise prises par Bush en septembre 2008, ce qui reflète encore une fois sa tendance à sous-estimer les conflits et les intérêts en jeu (i. e. l’idée naïve que le bien commun est le but de tout acteur politique). Cette différence d’approche avec le fondateur du New Deal n’est pas surprenante : Roosevelt était un aristocrate qui méprisait les nouveaux riches et l’argent facile de Wall Street alors qu’Obama est un méritocrate qui comprend très bien, même s’il ne les partage pas, les attitudes de cette nouvelle classe financiarisée. Ce qui explique, par exemple, le maintien de Ben Bernanke à la tête de la Réserve fédérale et le choix de Timothy Geithner, un ancien de la banque, comme ministre des Finances2.

Le piège des experts

La crise économique avait semblé mettre en question la politique de déréglementation poursuivie par le gouvernement Bush et revaloriser l’idée d’une intervention de l’État. On pouvait même croire qu’Obama s’était enfin convaincu de cette nécessité lorsqu’il s’est résolu à hausser le ton pour faire voter sa réforme du système des assurances santé. Or, peu après cette victoire importante, remportée malgré le refus unanime de l’opposition républicaine, la marée noire de British Petroleum est arrivée. Ça tombait mal ; deux semaines auparavant, Obama avait accordé aux compagnies pétrolières le droit de forer dans les eaux profondes, expliquant que la technologie était bien rodée et sans danger. Voici encore le méritocrate qui donne foi aux « garanties » des experts et se trouve pris au dépourvu par l’accident. L’expression de sa confiance envers les ingénieurs de BP dans les semaines qui suivirent a été mal recompensée aux yeux de l’opinion qui voyait s’étendre les dégâts et devait constater que les experts n’y connaissaient rien. Ça ne pouvait pas continuer ainsi.

Au début de la catastrophe, les amateurs d’analogies faciles comparaient ses effets à ceux de l’ouragan Katrina, qui avait marqué le début de la fin pour G.W. Bush mais, à mesure que le désastre s’étendait, jour après jour, sans que le gouvernement ne puisse offrir de solutions, on ne pouvait pas ne pas se rappeler la prise des otages de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979, qui ne s’est achevée que le jour de l’investiture de Ronald Reagan, ce républicain qui proclamait : « Le gouvernement n’est pas la solution, le gouvernement est le problème. » Ce n’était pas surprenant : pendant les 444 longs jours durant lesquels les Américains ont été retenus à l’ambassade à Téhéran, l’impuissance du gouvernement s’est étalée au grand jour et son incompétence atteignit son sommet lorsqu’une expédition militaire secrète s’acheva sur un échec fatal dans le désert iranien. Cette affaire avait fini de discréditer ce qui restait du New Deal, préparant trente années de déréglementation sous des gouvernements républicains.

Barack Obama est désormais conscient du danger qui menace son gouvernement, ce qui explique qu’après plus d’un mois, le ton a changé, sa critique de BP est devenue plus agressive, et les menaces d’une intervention gouvernementale contre le pétrolier géant se sont précisées. Même si le bilan politique d’Obama, aux yeux du plus grand nombre, se jouera avant tout sur la baisse du taux de chômage, Obama connaît bien la puissance du symbole et son impact sur l’imaginaire du citoyen. C’est vers cet imaginaire qu’il faut se tourner pour comprendre le champ politique tel qu’il se dessine en ce début d’été 2010.

La mouvance et le parti

La traditionnelle trêve d’été de l’année 2009 avait été violée par les partisans de ce qu’on appelle maintenant Tea Party, par une allusion historique à l’un des événements fondateurs de la révolution américaine, le refus des patriotes de payer des impôts imposés par l’Angleterre sur le thé importé par l’un des premiers groupes multinationaux, la East India Company. Leurs avatars de 2009 s’opposaient becs et ongles à la réforme du système de santé. Mais, au fur et à mesure de leurs premiers succès – surtout l’élection en janvier 2010 d’un républicain au siège du feu le sénateur Kennedy –, ils se sont donné une sorte de philosophie qu’on peut appeler « originaliste ». Celle-ci reflète à sa manière une pensée antipolitique, articulant la vision d’une droite nouvelle, qu’on peut illustrer par quelques exemples.

Reflétant le rejet de la politique politicienne, marquée par le rôle de l’argent et l’omniprésence de spots de trente secondes, certains théoriciens de cette droite nouvelle proposent de revenir sur le 17e amendement à la constitution. Le connaissez-vous ? Ratifié en 1913, il établit l’élection populaire des sénateurs qui, selon le document originaire des Pères fondateurs, étaient nommés par les assemblées des États. Cela aurait le double avantage de filtrer la sélection, évitant les passions populaires et la manipulation par l’argent et les médias, et de redonner du poids aux États fédéraux submergés sous l’importance, à leurs yeux excessive, de Washington. Que les voix d’une assemblée s’achètent peut-être meilleur marché qu’une campagne de publicités à la télévision ne semble pas gêner ceux qui proposent de revenir à la constitution dans sa pureté primitive… et oligarchique !

Il est vrai que la plupart des militants et électeurs du Tea Party – qui, malgré son nom n’est pas un parti politique organisé mais une mouvance qui exprime un état d’esprit antipolitique qui peut désormais interférer largement dans les affaires des partis organisés – ne s’intéressent pas aux questions de philosophie constitutionnelle. Ils veulent tout simplement sortir les sortants3. Ils ont pu célébrer une deuxième grande victoire au mois de mai lorsque leur candidat battait celui du parti lors des élections primaires républicaines. Or, très vite, celui-ci mettait les pieds dans le plat « originaliste » en expliquant qu’il n’aurait certainement pas voté pour la grande loi des droits civiques de 1964, car, par exemple, s’il était propriétaire d’un restaurant, il devrait avoir le droit de décider qui pouvait (et, implicitement, qui ne pouvait pas) dîner chez lui ! C’était presque mot à mot ce que disaient jadis les racistes du Sud.

À partir de là, on comprend non seulement que les Tea Party se situent du côté de l’antipolitique mais aussi que l’enthousiasme de leurs supporters présente un danger pour le parti républicain lors des prochaines élections de mi-mandat. S’il est vrai que Barack Obama ne semble pas vouloir devenir le leader d’un parti démocrate renouvelé, il est vrai aussi que rien ne semble unifier le parti républicain si ce n’est leur opposition… une opposition qui ne se limite pas au refus des propositions du Président mais qui s’étende jusqu’au sein de leur propre formation (où deux sénateurs ont été battus dans les primaires du mois de mai).

Une dernière illustration de cette tendance mérite d’être notée. Le leader démocrate au Sénat, Harry Reid, était donné comme perdant aux élections de 2010 dans le Nevada, un État qui a beaucoup souffert du mauvais climat économique. Là encore, lors des primaires, une candidate fortement soutenue par le Tea Party a battu les modérés favorisés par l’appareil du parti. Celle-ci est l’opposante rêvée pour un sénateur qui ne pourra gagner que par le discrédit de sa concurrente. Elle nie les dommages produits par l’effet de serre, soutenant plutôt l’extension des projets de forage ; elle propose l’abandon du système de sécurité sociale en même temps qu’elle soutient la baisse des impôts et l’élimination de la régulation bancaire ; et sa politique étrangère se réduit au retrait des États-Unis de l’Onu. On n’est pas surpris d’apprendre que – en dehors du soutien du Tea Party – les amis du sénateur Reid auraient aidé en sous-main cette candidature.

Terminons sur la Californie qui, dans le passé, a souvent été à l’avantgarde des changements politiques aux États-Unis. Lors de leurs primaires du 8 juin, les républicains ont désigné deux femmes d’affaires de la Silicon Valley comme candidates au sénat et au poste de gouverneur. L’une, Meg Whitman, a été à la tête de eBay, l’autre, Carley Fiorina a présidé aux destinées de Hewlett-Packard. Elles s’opposeront respectivement à Jerry Brown, un vieux de la vieille qui avait gouverné l’État au début des années 1980, et Barbara Boxer, déjà sénatrice en 1992. Est-ce une nouvelle vague de l’antipolitique, celle du business hightech, qui est en train de prendre forme ? Fournira-t-elle une contrepartie à l’antipolitique de Barack Obama, portée elle aussi par son utilisation des nouveaux médias ? Ce n’est pas ainsi qu’on retrouvera le politique.

  • 1.

    C’est, par ailleurs, la même erreur qu’on a faite dans la foulée de la chute du mur en 1989 qui fut suivie plutôt par la montée de divisions inattendues et parfois inconnues auparavant. Mais ceci est une autre histoire.

  • 2.

    Cette même orientation explique-t-elle sa politique en Afghanistan ? Après tout, il n’y a pas de plus méritocratique que les armées démocratiques.

  • 3.

    Il faut préciser que les Tea Party se trouvent toujours du côté républicain. Mais la réaction anti-establishment se trouve aussi chez les démocrates où des candidats progressistes s’opposent aux centristes lors des primaires, souvent avec le soutien des syndicats, l’une des forces traditionnelles au sein de la coalition démocrate.

Dick Howard

Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, il connaît bien l'Allemagne et la France, d'où un travail de médiation philosophique entre les trois pays, qui porte notamment sur les héritages du marxismes entre l'Europe et l'Amérique, mais aussi les débats et les malentendus transatlantiques. Il a notamment publié en Français, Aux Origines de la pensée politique américaine, Paris,…

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