Présidentielles américaines : le début de la fin… enfin !
Au moment d’écrire ces lignes (le 11 août 2016) les sondages font état d’un avantage croissant pour Hillary Clinton dans la course à la Maison-Blanche1. Ce n’est pas tant sa performance à elle qui explique cet écart, ni le programme fort détaillé qu’elle martèle de façon plus pédagogique que politique à toutes ses réunions, que des conditions structurelles, aujourd’hui renforcées par des accidents conjoncturels. D’une part, la démographie et la composition du collège électoral avantagent le Parti démocrate ; d’autre part, le candidat républicain empile gaffe sur gaffe, provocation sur provocation, excès sur excès. Évidemment, les supporters de Donald Trump y voient plutôt l’expression d’une « authenticité » qui contraste avec le « politiquement correct » incarné par Hillary Clinton. Quoi qu’il en soit, alors qu’ils étaient au coude-à-coude avant les conventions de leurs partis en juillet, l’écart continue à se creuser. Que s’est-il passé ?
Le Parti démocrate est sorti de sa convention unifié, alors que le Parti républicain est de plus en plus divisé. L’appel à l’unité de Bernie Sanders, qui avait mobilisé les espoirs de la gauche du parti, semble avoir été entendu (par la candidate aussi, dont le programme s’est gauchisé pendant les primaires2). Les grands discours de Bill Clinton, de Barack Obama, puis de Hillary Clinton ont été bien reçus, et les ténors du parti se sont mis en ordre de bataille. Chez les Républicains, par contraste, plusieurs personnalités se sont désistées avant la convention de Cleveland (la famille Bush, John McCain, Mitt Romney ou encore John Kasich, le gouverneur de l’État d’Ohio où se tenait la convention). Les quatre jours de convention ont été marqués par une certaine désorganisation, mal masquée par la tonalité agressive de discours axés sur le « déclin » du pays, et les « menaces » que représentent l’immigration illégale, les traités de libre-échange, ou le terrorisme… La fête s’est terminée par un discours de Trump promettant de rendre aux États-Unis leur grandeur d’antan. En guise d’appel à l’unité, il concluait, en majuscules dans le texte officiel : « Je suis votre voix. »
Cette auto-affirmation fait froid dans le dos. Pendant les quatre jours de convention, on a entendu dénoncer avec une véhémence accrue le passé « criminel » d’Hillary Clinton. On l’accusait entre autres d’avoir maintenu l’usage de sa messagerie privée quand elle était secrétaire d’État, un système qui lui aurait permis de cacher des conflits d’intérêts et qui aurait pu être « hacké » par des ennemis du pays. On a aussi exhumé des griefs plus anciens dans les quarante années de vie publique de Mme Clinton, lui reprochant d’avoir protégé son mari par ambition politique lors de son procès en destitution. Hillary Clinton a une malheureuse tendance, il est vrai, à énoncer des demi-vérités et à esquiver les questions qui fâchent ; mais il arrive que les paranoïaques aient des ennemis ! En l’occurrence, ceux-ci n’ont pas hésité à se manifester à la convention républicaine. À l’évocation de chaque supposé méfait ou mensonge, la foule des délégués criait : Lock her up ! (« Jetez-la en prison ! »). Un slogan désormais entendu dans tous les meetings de Donald Trump.
Par contraste, l’humeur chez les démocrates est à la solidarité. Dans un discours d’une dizaine de minutes au début de leur convention, un avocat musulman d’origine pakistanaise, Khizr Khan, a évoqué la vie et la mort de son fils Humayun, capitaine dans l’armée américaine, tué en Irak en 2004. Sa femme se tenait, voilée et silencieuse, à ses côtés. Au terme de son allocution, Khan s’est adressé directement à Donald Trump, en lui demandant à quels sacrifices il avait, lui, consenti pour le pays. Avant de tirer de la poche intérieure de sa veste une copie de la Constitution, en l’interrogeant, « Avez-vous jamais lu ce document, M. Trump ? Si vous voulez, je vous le prête ! »
La convention démocrate se réunissait à Philadelphie, la ville où fut élaborée la Constitution, et elle s’est conclue sur l’un des meilleurs discours de Hillary Clinton (qui n’est pas une grande oratrice). La candidate redisait sa confiance que « nous arriverons », « ensemble », à relever les défis auxquels le pays est confronté. Citant le discours d’inauguration de Franklin Roosevelt en 1932, en pleine Grande Dépression, elle rappelait : « Nous n’avons rien à craindre que la peur elle-même. »
L’allusion au discours de rejet et d’exclusion de son adversaire était à peine voilée. Sur son fil Twitter, Donald Trump a immédiatement réagi à l’intervention des Khan : peut-être Mme Khan s’était-elle tue pour des raisons qui tenaient à sa religion ? Et à quels « sacrifices » n’avait-il consenti pour bâtir ses entreprises… Il aurait mieux fait de se taire. La controverse a enflé. Mme Khan a publié une tribune dans le Washington Post pour expliquer que sa douleur l’empêchait de parler de son fils ; plusieurs journalistes ont alors évoqué le moment qui a marqué le début de la fin du maccarthysme, en 1954, lorsque l’avocat Joseph Welch a prononcé d’une voix lente et grave : « M. McCarthy, enfin, n’avez-vous aucun sens de la décence ? »
Il a manqué à Donald Trump de retrouver, sinon la décence, au moins la dignité d’un candidat à la présidence. Il lui aurait fallu délaisser les tweets pour présenter un programme articulé, car la liste d’élus républicains qui annoncent aujourd’hui leur refus de soutenir le candidat du parti s’allonge3. Pour reprendre pied, Trump a prononcé un grand discours sur l’économie à Détroit le 8 août, en acceptant d’utiliser un téléprompteur pour éviter tout nouveau dérapage. Il n’y a rien proposé qu’on ne connaissait déjà : des réductions d’impôt pour des particuliers et les entreprises, la sortie de l’Alena et le refus d’autres traités de libre-échange, qui seraient responsables de la désindustrialisation visible à Détroit… Enfin, reprenant une idée de sa fille Ivanka, il a proposé des crédits d’impôt pour les frais de garde des enfants, une proposition apparemment généreuse mais qui concerne surtout – comme les baisses d’impôt promises – les contribuables des tranches fiscales supérieures. Une fausse générosité à mettre sur le compte de ses conseillers économiques sans doute, parmi lesquels figurent surtout des banquiers et des milliardaires (et un seul économiste professionnel), sans aucune expérience gouvernementale.
Ce discours quelque peu laborieux ayant été plutôt bien reçu, le candidat s’est senti libre de retrouver son style improvisé le lendemain en Caroline du Nord. D’après lui, si Hillary Clinton était élue, elle nommerait à la Cour suprême des juges favorables à l’abolition du droit au port d’armes garanti par le deuxième amendement à la Constitution4. « Si elle choisit de tels juges, disait-il, vous n’y pourrez rien, mes amis », avant de réagir aux cris du public par une demi-phrase peu claire mais suggestive : « sauf les gens du deuxième amendement, peut-être ». Que voulait dire Trump ? La grammaire n’est pas son fort et il a l’habitude de laisser traîner ses phrases, comme si son public comprenait où il voulait en venir. Le commentateur de Cnn décodait : n’était-ce pas un appel à l’assassinat de Hillary Clinton ? Un éditorial dans le New York Times du 10 août s’est empressé de faire le lien avec les cris haineux de la convention républicaine. Et selon le Washington Post du même jour, la phrase semble « encourager une insurrection armée contre une éventuelle administration Clinton ».
Il est aujourd’hui plus que probable qu’Hillary Clinton gagne la course à la Maison-Blanche, mais quels seront les dégâts laissés par cette campagne ? Quinze mois se sont écoulés depuis la déclaration fracassante de la candidature de Donald Trump (le 16 juin 2015), et un an depuis le premier débat télévisé (le 6 août 2015). Le milliardaire a montré sa capacité à dire tout et n’importe quoi sans que les critiques parviennent à le déstabiliser. Comment expliquer ce phénomène ? Quel est l’état d’esprit du public qui le laisse faire ? Trump est le fruit d’une politique poursuivie depuis plusieurs décennies par la droite du Parti républicain, qui fait appel implicitement à la peur de l’autre, en la combinant à une nostalgie pour une Amérique prémoderne. Les prodromes de cette politique se trouvaient déjà chez Nixon. Ce qu’ils ont semé jadis, ces agitateurs le récoltent chez Trump5. Reste à savoir quel effet la défaite probable de Trump aura sur les élections au Congrès. À la Chambre des représentants, la majorité républicaine semble suffisamment forte pour absorber des pertes probables. En revanche, les démocrates ont une bonne chance de reprendre le Sénat, car sur les trente-quatre sièges qui seront disputés, une dizaine avait été gagnée en 2010 lors du raz-de-marée du Tea Party. Avec une présidente Clinton, il suffirait de quatre victoires démocrates pour reprendre le Sénat… Et c’est le Sénat qui aura à confirmer les prochains juges à la Cour suprême.
- 1.
Selon le New York Times du 11 août 2016, elle est la favorite dans dix-sept des vingt-deux États les plus peuplés. Selon un sondage ABC/Washington Post, Clinton devance son opposant de 8 % (9 % selon un sondage Quinnipiac).
- 2.
Il se trouve des gens de gauche qui refusent cet appel à l’unité. Selon eux, Mme Clinton est au service de Wall Street dont le projet de mondialisation financière nuit aux intérêts populaires. Certains voteront donc pour les Verts, voire les Libertariens. Plus étranges sont ces « gauchistes » qui se disent prêts à appuyer Donald Trump comme candidat populiste. Ils soulignent sa promesse d’augmenter les impôts sur les hedge funds, de rompre les traités commerciaux comme l’Alena, et de maintenir le niveau des aides sociales. À cette politique intérieure « progressiste » s’ajoute la condamnation d’une politique étrangère interventionniste qui reprend sans vergogne le vieux slogan des isolationnistes de 1939 : America First. Cet argument pour un soutien de gauche de Donald Trump me semble faux et dangereux ; il traite les choix politiques comme s’ils étaient les produits de calculs utilitaires.
- 3.
Voir Aaron Blake, “The List of Republicans Endorsing Hillary Clinton Just Got a Whole Lot Longer”, Washington Post, 10 août 2016. Voir aussi la liste des cinquante experts en sécurité nationale qui refusent de soutenir Trump.
- 4.
Soit dit en passant, la Cour suprême ne peut pas invalider un amendement constitutionnel : Trump aurait dû accepter l’offre de Khizr Khan !
- 5.
Voir aussi « Donald Trump ou la machine à perdre des républicains américains », Le Monde, 3 août 2015, et « Donald Trump et le succès de l’antipolitique », Telos, 15 juillet 2016.