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Photo : [2Ni] via Unsplash
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Accueil en éclats

avril 2021

L’accueil suppose une considération attentive de l’autre, qui accepte de s’exposer à sa singularité. Si une telle éthique de l’hospitalité reste possible, elle est compromise par les politiques de la peur qui l’emportent trop souvent dans la gestion des flux migratoires.

Pour Jean Oury

L’accueil nous donne une chance : « La gravité d’une chance légère et imperceptible qui n’est autre que l’expérience même de l’autre1  ». Pouvons-nous penser et pratiquer l’accueil à partir de là ?

La singularité de chacun

L’autre arrive et il témoigne de sa singularité inconditionnelle, non au sens où il la déclare, mais au sens où il en porte la marque, serait-ce à son corps défendant. À partir de là, l’accueil se structure comme responsabilité de percevoir la singularité de chacun2. Accueillir, c’est d’abord discerner : ne pas fondre l’autre dans la masse anonyme des « semblables », ne pas l’étiqueter d’un terme qui le rendrait reconnaissable avant même qu’il n’arrive : les migrants, les femmes, les alcooliques, les schizophrènes, les handicapés… Accueillir l’autre, c’est d’abord le considérer singulièrement et donc considérer le monde qu’il singularise et où il se singularise.

L’accueil se structure comme responsabilité de percevoir la singularité de chacun.

Partout dans le monde, l’autre arrive et son accueil est structuré par le désir de le voir arriver au singulier. Mais partout dans le monde se manifeste une « politique de la peur » qui permet de « faire disparaître légalement des vies sans les tuer, en les rendant invisibles3  ». Ainsi, Mosab Yousef raconte l’arrivée des sauveteurs alors qu’il tentait de traverser la mer Méditerranée : ils nous ont « traités très rudement, nous enlevant tous nos vêtements, ne nous demandant jamais notre nom. À la place, ces hommes nous ont donné des numéros. J’étais le numéro 17. Je ne pouvais m’empêcher de regarder ce numéro sur mon poignet […], je me raccrochais à ce nom perdu4  » – ce nom qui dit qu’une singularité compte encore.

Et Bertrand, ceux qui ne voient en lui qu’un homme sale, savent-ils qu’il souffre de schizophrénie et que son corps, ses gestes « effritent l’espace au lieu de l’habiter, en une desquamation monotone qui remplit les cendriers, fait déborder les chiottes » ? Savent-ils que la poussière le « protège de la violence du jour, de celle des autres, et qu’il faut faire très doucement quand on balaye5  » ?

Pour accueillir l’autre, il faut suspendre « l’angoisse que nous éprouvons au contact de sa différence6  », et refuser de ne voir en lui que le déficit de ce que l’accueil viserait alors à compenser. Nous avons la responsabilité d’être témoins de la singularité dont l’autre porte témoignage, non pas seulement parce qu’il faudrait moralement s’émouvoir de telle ou telle situation de vulnérabilité, s’en révolter et s’y refuser, mais par désir de singularité.

Accueillir l’autre, c’est discerner non seulement une singularité, mais ce à quoi elle tient – ce qui la tient au monde. Ainsi, quand nous écoutons Lucienne raconter par bribes le massacre des Tutsi au Rwanda, ce qui frappe d’abord, c’est la façon dont son récit ne cesse de varier : « Tantôt il y avait une petite fille avec elle, tantôt deux, tantôt elle était enceinte, versions qui conduisaient à autant de variantes de la perte de cette (ces ?) enfant(s) puisqu’il était évident que, lors de notre rencontre, elle était seule. » Ces diffractions, plutôt que les rejeter au nom de la cohérence, pouvons-nous y entendre « la seule fidélité possible à ce qu’elle avait vécu7 » ? Le fait que la perte de son ou ses enfant(s) ne s’inscrive pas dans une histoire stable peut faire entendre en creux une maternité qui se tient hors de l’invivable. Les histoires disparates de Lucienne témoigneraient alors non d’un déficit, mais de ce qui lui est singulièrement nécessaire pour tenir au monde.

L’entame

Ceux qui arrivent tiennent au monde singulièrement, par cela même qui traverse nos présupposés, nos assignations identitaires, nos goûts et dégoûts, nos peurs, nos besoins, nos contentions physiques et psychiques, nos murs, nos verrous… Leur « présence qui traverse est un éclat8  ». Un éclat, c’est la moindre des choses à quoi tient une singularité : cela même qui nous invite, voire nous engage, à l’accueillir.

L’accueil de l’autre commence donc par la perception des variations concrètes qui font sa singularité : l’inénarrable, l’insaisissable, l’instable, l’évanescent, le banal, l’inattendu, le grain de sable, le grain de folie. Loin de quelque fascination pour le précaire, le vulnérable, le minuscule, accueillir ainsi est contrer « toutes les façons, y compris savantes, y compris vertueuses, d’être inattentif9  ». L’éclat résiste à la réduction au tout homogène du « comme-un », mais aussi à la réduction à rien : contre la négligence, le déni, l’effacement, l’éradication, il se peut que résiste un éclat. Toutefois, jamais cette résistance n’est acquise et l’accueil se tient là : d’éclat en éclat, il résiste à l’éclatement.

Un tel accueil impose la suspension de nos certitudes pour laisser arriver l’incertain, la suspension de nos acquis pour laisser arriver « l’inappropriable », la suspension de nos toujours abusives prétentions à avoir compris l’autre. Ceux qui savent qu’accueillir est possible savent aussi à quel point c’est difficile – car l’accueil expose à l’autre. Accueillant, je suis « touché, entamé […], ouvert par cette entame, brisé, fêlé, si légèrement que ce soit » – peut-être « rien de plus qu’une touche » mais « pas moins profonde qu’une blessure10  ». L’autre arrive, et l’accueillant est ébranlé.

Intermittences institutionnelles

Aujourd’hui, l’accueil est négligé, empêché, criminalisé, et pourtant il reste possible. Mais pour combien de temps encore ? Obstinément refuser la disparition des éclats de singularité requiert du temps et de l’espace, physique et psychique, et donc une mobilisation et une stabilité soutenues aux niveaux institutionnel, social et politique.

Non seulement institué, mais aussi instituant, l’accueil opère par agencement d’instances symboliques, par une constellation de lieux, de temps, d’objets, de sujets accueillants qui permettent de soutenir les éclats dans leurs contradictions, leur inconstance, leur battement. Quel est donc l’enjeu d’une prise de rendez-vous, et de sa régularité (même lieu, même heure) ? Que se joue-t-il à l’occasion d’une désorganisation de l’équipe d’accueil ?

L’autre qui arrive, nous l’accueillons en un espace qui, institué-instituant, est d’avance ouvert à « quiconque n’est ni attendu ni invité […]. Appelons cela hospitalité de visitation et non d’invitation11  ». Le pragmatisme rejette une telle hospitalité inconditionnelle, ou la tolère, tout au plus, comme idée régulatrice. Au contraire, parce que nous ne fantasmons pas une universalité idéale, nous refusons d’exclure la réalité de celles et ceux qui ne sont pas accueillis ; parce que nous ne nions pas qu’accueillir tous est impossible, nous tâchons de penser-pratiquer l’accueil de chaque un.

  • 1.Jacques Derrida, L’Autre Cap, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 74.
  • 2.Jean Oury et Olivier Apprill, « La moindre des choses », Chimères, no 31, 1997, p. 163-170.
  • 3.Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère, La Fin de l’hospitalité, Paris, Flammarion, 2017, p. 175.
  • 4.Pauline Bandelier, Paroles de migrants, Paris, Hugo Doc, 2019, p. 106.
  • 5.Marie Depussé, Dieu gît dans les détails, Paris, P.O.L, 1993, p. 105.
  • 6.Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001, p. 103.
  • 7.Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, Voir venir. Écrire l’hospitalité, Paris, Stock, 2019, p. 169-170.
  • 8.Jean-Luc Nancy, « L’amour en éclat », dans Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 265.
  • 9.Marielle Macé, Sidérer, Considérer, Lagrasse, Verdier, 2017, p. 33.
  • 10.J.-L. Nancy, « L’amour en éclat », Une pensée finie, op. cit., p. 246-249.
  • 11.J. Derrida, Le « concept » du 11 septembre, Paris, Galilée, 2004, p. 186-188.

Dorothée Legrand

Psychologue et psychanalyste, Dorothée Legrand poursuit, en parallèle de son activité clinique, un travail de recherche en philosophie (CNRS, École normale supérieure). Elle anime un séminaire consacré aux « Articulations Philosophiques et Psychanalytiques » à l'École normale supérieure.

Manon Piette

Manon Piette est doctorante en philosophie à l'université de Bordeaux, et diplômée de psychologie clinique par l’Université Paris VII.

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