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Quotidien suédois Dagens Nyheter (27/2 1969).
Quotidien suédois Dagens Nyheter (27/2 1969).
Dans le même numéro

Roland Barthes, l’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer

Malgré la fatalité sociale que le signifiant « homosexuel » faisait peser sur lui, Roland Barthes n’a jamais renoncé à son désir. Il a préféré se jouer de ce signifiant, et ruser toute sa vie avec les discours sur son orientation sexuelle, comme avec la symbolique confessionnelle qu’ils charriaient.

L’allusion à Copi, au travers du titre d’une de ses pièces, L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer1, ne vise pas à associer Roland Barthes au dramaturge argentin par une fantasmatique commune. Mais s’il faut tenir malgré tout à cette référence, c’est du fait de la lettre même du titre – « l’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer » – où se noue une question d’une grande acuité : la rencontre avec un signifiant censé représenter le sujet homosexuel pour d’autres signifiants, si on reprend la formule intimidante de Jacques Lacan2. Se joue un défi existentiel que peu de groupes humains ont à relever où la puissance d’interpellation du terme « homosexuel » isole virtuellement le sujet dans le champ total de la langue en tant qu’elle est une langue-loi. Il est vrai que, revers du stigmate, celui-ci peut conférer à l’isolement un certain prestige. C’est cette ambivalence qui fait sans doute que le signifiant d’identité est réputé, selon Lacan, être « imprononçable3 ». De là, bien sûr, « la difficulté de s’exprimer ».

De Copi à Genet

On comprend qu’à côté de Copi, on puisse penser également à Jean Genet, et à l’admiration que Barthes éprouvait pour la fulgurante dialectique scénarisée par Jean-Paul Sartre à son propos4, comme si elle le touchait personnellement : « Ainsi le Genet de Sartre se fait (est fait) voleur et pédé parce qu’enfant il reçoit un jour dans le dos l’appellation “Voleur”5  », écrit-il un jour de décembre 1977 à Hervé Guibert dans une lettre intitulée « Fragments pour H. ».

Le stigmate ne se situe plus ici dans le partage homosexuel/hétérosexuel, mais sous le poids d’une dialectique seconde. Barthes, lors d’une soirée avec Guibert, a vu dans le regard de celui-ci sa propre image lui revenir sous la forme du prédateur et du « salaud6 ». Mais ce qui est frappant, dans la lettre adressée à Guibert, c’est que cette figure, après avoir été associée à une aliénation de type mythique, celle où Genet, enfant, a été baptisé « voleur », est redirigée vers une autre qui fait alors surgir le signifiant homosexuel sous sa forme dévalorisée : « pédé ». Ce qui peut nous troubler, c’est la réactivation de l’homosexualité comme référent ultime par lequel Barthes traduit l’attitude de rejet de la part du partenaire. Un partenaire qui pourtant ne peut être associé à une quelconque homophobie, mot d’ailleurs peut-être impropre à nous permettre de penser en profondeur la nature du stigmate. La puissance d’un signifiant identificatoire ne saurait se réduire aux effets des simples normes sociales ou idéologiques. L’autre n’a rien dit, il a simplement éloigné « spectaculairement son corps » de celui de Barthes, il a reculé « au fond de la pièce, en la quittant hâtivement » : voilà ce qui a suffi à enclencher la répétition insistante d’un signe où le désir du sujet est renvoyé à une aliénation à laquelle il se heurte sans doute assez fréquemment pour l’avoir repérée et en avoir fait comme une part de son destin7.

L’aventure du sujet

L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, c’est alors l’aventure par laquelle, malgré cette apparente fatalité qui pèse sur lui, le sujet ne renonce pas à son désir et, pour cela, joue, avec toute l’ingéniosité dont il est capable, avec ce signifiant embarrassant. Ce peut être le projet de toute une œuvre, voire de toute une vie : qu’on pense à Gide ou bien à Proust.

Cette aventure a pris un nouveau tour dans la seconde moitié du xxe siècle puisque le sujet homosexuel, nommé comme tel un peu plus au grand jour, a été appelé à afficher cette identité et à en faire une sorte de point de résistance, puis de normalité, dont le mariage homosexuel apparaît comme un tournant, devant nourrir d’autres droits touchant à la filiation par exemple, mais aussi ouvrant à une assimilation telle que l’orientation sexuelle pourrait bientôt cesser d’avoir toute pertinence nominale et classificatrice, de sorte que le terme « homosexuel » cesse de fonctionner comme ce qui scelle une identité. Bref, que toute difficulté de s’exprimer s’évanouisse. Processus qu’a annoncé la relativisation progressive du mot entamée à la fin des années 1970 avec l’apparition du terme « gay ». « Il ne faut pas être homosexuel mais s’acharner à être gay8 », explique Michel Foucault en 1982. Le terme « gay » est une invention réellement libératrice à l’intérieur même de la langue, permettant de déconstruire la fonction de signifiant-maître qui a institué le règne pendant plus d’un siècle du terme « homosexuel » dans les langues occidentales.

L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, c’est alors l’aventure par laquelle, malgré cette apparente fatalité qui pèse sur lui, le sujet ne renonce pas à son désir et, pour cela, joue, avec toute l’ingéniosité dont il est capable, avec ce signifiant embarrassant.

Barthes n’aura connu que la préhistoire balbutiante de ce phénomène historiquement déterminant. Certains discours d’alors donnent le sentiment paradoxal que, plus les homosexuels font le pari de la visibilité et de la nomination, plus, en réalité, le terme « homosexuel » est retourné en un interminable rite expiatoire9, où revient le thème labyrinthique de la trahison et de la fierté d’en être que Guy Hocquenghem a dénoncé alors comme « piège pervers ». Il énonce l’aspiration à une fin de l’homosexualité, là donc où « le désir homosexuel » doit se substituer à l’identité homosexuelle10, qui ne peut être que celle d’une conscience malheureuse enfermée dans une perpétuelle reprise – et donc difficulté – de ce qu’elle veut exprimer11.

Dans cette préhistoire, Barthes aura choisi ce qu’on appellera une rhétorique soustractive d’où défaire ce signifiant, le déconstruire, pour en faire un irreprésentable, un Neutre.

Le coming out

Dans cette période compliquée, les actes libérateurs semblent être incapables de s’émanciper des valeurs qu’ils sont censés abolir, et parmi les « pièges pervers », le coming out peut paraître exemplaire, véhiculant alors, au revers de ses potentialités libératrices, une lourde rhétorique religieuse de l’aveu, lui conférant, comme acte de discours, cette perversité que porte en fait toute velléité individuelle, tout calcul personnel, de transparence sociale.

L’attitude de Barthes par rapport à ces appels pressants au coming out a semblé être celle de l’évitement qui, comme telle, mérite d’être explorée. Elle suppose une dynamique extrêmement singulière qu’on pourrait dans un premier temps illustrer par une sorte d’extravagance barthésienne, scène allégorique, représentative de l’époque et réponse à l’époque, où se joue, contre la difficulté de s’exprimer, une sorte de rage de l’expression.

L’épisode a lieu en 197212. Barthes apprend qu’un paragraphe d’un livre de Dominique de Roux relatant une conversation entre Georges Lapassade et Jean Genet, ayant sans doute lieu à Tanger, fait état de son homosexualité. La conversation relève du commérage : Barthes cloisonne sa fréquentation des « bordels à garçons » et sa vie de « talmudiste », et le papotage – une des modalités les plus courantes de l’outing – s’achève sur une formule de Genet : « Barthes, c’est une bergère13. » La métaphore employée par Genet est suffisamment tortueuse pour ne pas exercer cette fonction d’interpellation du signifiant où se joue chez l’interpellé une difficulté à y répondre, à s’exprimer14.

Or Barthes agit très curieusement. Non par le Neutre du silence, mais par le Neutre du désordre et de l’imprévisible, de ce qu’on a donc appelé une extravagance15. Barthes, en effet, demande à Christian Bourgois, éditeur du livre de Roux, d’aller découper la page incriminée dans autant de librairies qu’il pourra16. La théâtralité, le caractère profondément insolite du commandement, dont on se demande comment Bourgois a pu y obtempérer, sinon comme au caprice d’un tyran oriental, s’apparente ici à un acting out – un passage à l’acte, sorte de coup de folie qui exhibe au grand jour ce que simultanément le sujet est censé vouloir cacher. Acting out donc plutôt que coming out, qui déjoue également « la logique du placard », du secret17. L’acte que Barthes téléguide ne fait qu’éclairer par son caractère spectaculaire ce qui aurait dû rester dans l’ombre18. Barthes inverse en effet la logique du coming out puisque, à l’opposé de l’aspiration à l’honnêteté, voire à la sainteté, propre à la confession, la révélation de son homosexualité opère sur un mode profondément retors. Bizarre, et en cela, mais en cela seulement, queer19… Le caractère audacieux et insolite de ce cut-up barthésien, fragmentant agressivement le potin indiscret à son propos, relève d’un acte sans portée pragmatique : le livre est déjà distribué et la presse en a déjà parlé20.

Le cut-up constitue le geste en un singulier « biographème » barthésien, un épisode où toute la stylistique d’une vie se révèle, où l’acting out rejoint ce que Barthes appelle avec Baudelaire « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie21 ». Biographème d’une tonalité aigre-douce qui a la saveur déconcertante propre à ces koans des maîtres zen que Barthes aimait à rapporter. Brève anecdote énigmatique, hors de la logique ordinaire, qui, par une réponse plus opaque que l’interpellation, aspire à faire cohabiter éveil et égarement. En ce sens alors, ce biographème est bien un koan, un peu comme l’est l’attitude inattendue du héros de À la recherche du temps perdu en réponse à la drague agressive de Charlus, acculé, écrit Barthes, à un acting out – « le seul de tout le livre », précise-t-il –, le piétinement du chapeau du baron et son déchiquetage22.

Dans le langage psychanalytique, le terme de acting out renvoie à un acte insolite du patient par lequel celui-ci fait dérailler la relation transférentielle qu’il entretient avec son analyste. On peut dire que Genet, par sa métaphore de la bergère, s’est placé à l’égard de Barthes, par un jeu habile sur le signifiant, en situation d’interpréter Barthes comme un symptôme : interprétation refusée agressivement par un acte qui ne corrobore pas l’interprétation, et va même jusqu’à défaire – par l’extravagance – la possibilité même de l’interprétation. La réponse du berger à la bergère en quelque sorte.

Le refus

Ainsi, perpétuellement, Barthes situe « la question homosexuelle » dans la logique de ce qu’on pourrait appeler l’ordre symbolique, et cet ordre symbolique, loin de coïncider avec la loi, ne semble trouver à s’exprimer que dans les chicanes de l’écriture. C’est pourquoi, si l’aliénation portée par le signifiant homosexuel relève du socius, sa résolution elle-même obéit à une pure logique du sens. De sorte que la rhétorique soustractive que Barthes oppose à la fonction aliénante du signifiant « homosexuel » se tient à l’écart de ce qu’il a appelé le « politico-sexuel » et qu’il rejette en tant que le « politico-sexuel » ne peut que reproduire l’ordre qu’il conteste en partageant avec lui la même logique discursive : celle de la justification, de la classification, de l’identification23.

Mais par quoi remplacer le politico-sexuel ? Quelle autre politique du sujet lui substituer ? Barthes répond en 1977 de manière assez brutale à l’absence d’alternative dans laquelle le « social » tend à placer le sujet : « Je n’ai jamais vraiment souffert de l’interdit sexuel, bien qu’il pesât, il y a quarante ans, beaucoup plus lourd qu’aujourd’hui. J’avoue franchement qu’il m’arrive de m’étonner de l’indignation de certains contre l’emprise de la normalité24. » Barthes ajoute ceci, qui engage alors plus pleinement sa position subjective : « À la notion de l’“interdit”, de ce qui est interdit, s’est toujours substituée celle du “refusé”, de ce qui est refusé. Ce qui me faisait souffrir, ce n’était pas d’être interdit mais d’être refusé, ce qui est tout à fait différent25. »

Il y a sans aucun doute une dimension provocatrice dans ce propos lorsque Barthes « avoue franchement » s’étonner de l’indignation de certains contre « l’emprise de la normalité », tant il contrecarre sans aucune précaution l’un des plus importants stéréotypes de l’imaginaire contemporain. On ne peut alors qu’associer la logique paradoxale de Barthes à celle qu’au même moment Foucault déploie en définissant, lui aussi contre toute l’époque, le dispositif de sexualité, non comme dispositif répressif, mais au contraire comme dispositif d’incitation à la parole, et où ainsi la « perversion » renvoie à une politique « d’implantation » propre au dispositif lui-même26. En réalité, sur cette question, Barthes a précédé Foucault, puisque c’est au tout début des années 1970 qu’il écrivait : « La censure sociale n’est pas là où l’on empêche, mais là où l’on contraint de parler27 »

L’assimilation faite par Barthes entre la censure et la contrainte à s’exprimer justifie bien entendu les soupçons à l’égard des vertus émancipatrices du coming out. À un niveau plus anecdotique, cela éclaire également le paradoxe qui veut que Barthes, dépeint généralement comme inquiet du fait que son homosexualité soit révélée, y était dans l’espace public totalement indifférent, comme ses amis peuvent l’attester. Julia Kristeva en témoigne également, à propos de leur séjour en Chine en 1974, à l’occasion duquel Barthes d’ailleurs, contre toute attente, ne fait état d’aucune répression particulière de l’homosexualité dans le journal qu’il tient pendant ce voyage – scène publique en pleine agitation maoïste : « Charmant prof. En treillis bleu. Sa main, douce et tiède – et j’apprends que c’est un ouvrier28 »

Ainsi, sur le désir ne pèse aucune inhibition sociale, pas même par rapport à la Mère dont on fait la cause d’un Barthes honteux de son homosexualité, lui qui, par exemple, place dans La Chambre claire, juste avant la découverte de la fameuse photographie du jardin d’hiver de la Mère (« Or, un soir de novembre… »), une photographie de Robert Mapplethorpe, « Jeune homme au bras étendu », véritable icône d’une culture gay, parfaitement assumée29.

La neutralisation de la fonction aliénée de représentation sociale du sujet n’est nullement un acte d’irresponsabilité. Bien au contraire, c’est un surcroît d’implication subjective car Barthes ajoute, comme on l’a vu, qu’à la notion d’interdit se substitue une autre : celle du refus, celle d’être refusé. Autrement dit, s’il y a du négatif, il ne porte pas sur l’identité – l’identité homosexuelle –, mais sur le désir, sur le désir que comme sujet j’adresse à autrui, comme dans l’aventure malheureuse avec Hervé Guibert.

C’est en ce sens que Barthes rejoint le dernier Foucault dans un travail commun pour briser la dernière mythologie de l’intellectuel européen par la déconstruction d’une vision du pouvoir comme négativité, c’est-à-dire du pouvoir comme Loi. Pour le sujet du désir, il n’y a pas d’Interdit, et celui-ci ne connaît pas la peur. La peur n’est une passion que pour le sujet de plaisirs toujours inquiet d’en être privé. Entièrement guidée par un éréthisme – terme barthésien –, c’est-à-dire une excitabilité perpétuelle, l’épopée sodoméenne dont Barthes parle à propos de Loti – dans un fragment précisément intitulé « L’Interdit » – est un labyrinthe dont le sujet est l’unique et obstiné organisateur, sans aucun souci pour son intégrité, et dont le scénario est celui de la drague30.

H.

Le Neutre a pour objet premier de défaire la fonction classificatrice du langage, et donc de neutraliser la fonction distinctive du signifiant, c’est-à-dire la Loi, puisque, aux yeux de Barthes, la classification des Noms ne peut être que classification des « Fautes31 ». C’est donc tout une éthique du langage qui permet au sujet d’échapper dans son désir à la problématique du langage ordinaire, du langage socialisé.

Parmi les opérations rhétoriques typiquement barthésiennes, il y a l’usage de la lettre, car la lettre, par opposition au signifiant, est aussi ce qui délivre de la Loi, à certaines conditions que Barthes justifie : « La Lettre, si elle est seule, est innocente : la faute, les fautes commencent lorsqu’on aligne les lettres pour en faire des mots (quel meilleur moyen de mettre fin au discours de l’autre que de défaire le mot et de le faire revenir à la lettre primordiale ?)32 » Avec la lettre – à condition qu’elle soit seule – les mots cessent d’être des lois.

Or Barthes nous a fait le cadeau d’une lettre qui n’est pas touchée par la loi, par la possibilité de faute : « gracieuse et incorruptible33  », pour reprendre les mots qu’il applique à Erté, ce dessinateur expert en matière de lettres, c’est la lettre « H », la première du mot « homosexualité » – « La Déesse H.34 ». Lettre qui appelle à la fascination puisqu’elle est sans valeur phonétique propre, contrairement à toutes les autres lettres de l’alphabet. Il s’agit d’un son perdu par la langue française, qui ne reste donc présent que par la graphie et non phonétiquement35. H : le neutre parfait. En détachant la lettre « h » (qui est ici muet) du signifiant « homosexualité », Barthes accomplit jusqu’au bout la logique d’une rhétorique soustractive. C’est vraiment l’exemption du sens permise par ce que Barthes a appelé la lettre primordiale : « Défaire le mot et le faire revenir à la lettre primordiale. »

Le fragment intitulé « La déesse H. » est un éloge de la perversion : « La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux36. » On y retrouve la fonction répétitive de la lettre, puisque « h » est aussi la première lettre de « heureux » ; sa fonction contagieuse également, puisqu’elle est ce qui permet de vivre la vie comme « Texte » – inscrivant la différence où vient loger « le Texte de la vie, la vie comme texte » ; ailleurs il dira « la vie en forme de phrase37  » : la lettre « littéralise » tout ce qu’elle touche, telle est sa force qui va jusqu’à la rendre divine, « figure invocable » pour le sujet.

Est-ce tout ? Sans doute pas, car règne sur la lettre « H » une aura bien particulière que lui confère dans le fragment le titre de « déesse ». En réalité, la seule déesse du Roland Barthes par Roland Barthes – au sens où une déesse est une figure d’apparition, une épiphanie – est cette femme qui surgit, au verso de la couverture du livre, sur fond d’Océan, comme une Vénus anadyomène, dans une photo qui, par son léger flou, a quelque chose en effet d’auratique au sens que Walter Benjamin a donné à ce terme, à savoir le nimbe, le halo, la magie d’une apparition, celle « d’un lointain si proche soit-il », selon la belle expression qu’il emploie dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique38. Or cette déesse représentée par la photographie, c’est la Mère, la mère de l’auteur. La mère est une déesse H., ce « H » qui, comme pour homosexualité, est la première lettre du signifiant qui la prénomme : Henriette. Ce jeu de la lettre ne semble pas ici fortuit, puisque dans un entretien, Barthes, à propos de ce fragment, « La déesse H. », introduit la figure maternelle, l’associant au fragment : « La perversion, par le relais du fétichisme, implique un rapport particulier avec la Mère39. » La lettre est un fétiche, c’est le mot transfiguré en fétiche, ici le nom de la mère, le « H ».

La lettre « H » peut être alors le support de nombreux scénarios, puisqu’en intitulant sa lettre à Hervé Guibert « Fragments pour H. », Barthes, volontairement ou non, nouait les fils de la lettre à une autre fétichisation, une autre divinisation, où s’accomplit, sans réserves, l’aventure de la lettre qui se détache de toute loi et qui fait du désir le terrain scénographique que Barthes prédisait en écrivant : « Prenez une lettre : vous verrez son secret s’approfondir (et ne jamais se fermer) le long d’associations (de métonymies) infinies où vous retrouverez tout, du monde40. »

Ainsi, la déesse H. possède d’innombrables avatars, d’innombrables émanations terrestres. Dans la présentation du tome III des Œuvres complètes, j’avais fait l’hypothèse qu’avec S/Z, le monogramme d’un titre de livre pouvait nous entraîner vers une sorte de récit crypté à la Georges Perec, auteur de W, ou de Jorge Luis Borges, auteur d’Aleph, puisque « S » et « Z » sont très précisément les consonnes d’appui du nom de celui qui fut, après la mort du père, le compagnon de la mère, le géniteur du demi-frère, Salzedo : S/Z, Sarrasine et Zambinella, le jeu de la femme et du castrat. Il semble alors que la déesse H. apporte un nouvel élément au dossier d’une vie en forme de cryptogramme.


Mais que devient l’homosexualité ? Chacun pourra répondre à sa guise. Elle n’est pas là par hasard en tout cas, mais sans doute que, comme simple jeu rhétorique, elle souffre de la concurrence que lui impose la déesse H. légitime, la mère, comme le petit Éros, Hervé Guibert – et, dès lors, comme signifiant, fait figure d’artefact. Non que le désir pour les garçons y perde en importance, mais artefact, au sens où l’homosexualité se révèle, comme catégorie, ce qu’il faut surmonter.

Alors que le discours homosexuel ne fait qu’inverser les sexes et donc les reconnaît, reconnaît le caractère axiomatique de la différence sexuelle, le discours amoureux, selon Barthes, lui, indifférencie les places, transgresse la division des sexes, des identités sexuelles, et aussi donc indifférencie homosexualité et hétérosexualité41. C’est pourquoi Barthes ne tient pas le discours de l’homosexualité : celui-ci ne cesse, par les multiples codes qu’il fait proliférer, de produire des contraintes qui sont comme une forme seconde et retorse de la loi à laquelle il prétend échapper. « Le fait majeur de l’Homosexualité dans la société présente, écrit Barthes dans les années 1980, c’est qu’elle est implacablement et incessamment récupérée par un code intérieur à elle-même […] et qui est extensif à la loi42. »

« Il n’y a pas de discours sur l’homosexualité. L’h n’a pas son discours. Peut-être qu’il est en elle de ne pas en avoir – non qu’elle soit si maudite qu’elle ne puisse parler, mais au contraire parce qu’elle est si banale, si commune (si vulgaire) que le propre du discours lui est impossible. Pourquoi le langage s’arrêterait-il à l’homosexualité ? Mais il y a eu, dira-t-on de grands discours homosexuels, Proust, Genet. – Eh bien, parlons-en. N’est-il pas visible que ce ne sont pas : le discours de l’homosexualité43 ? » Le discours homosexuel serait donc une mythologie, une de plus à ajouter à celles décrites par Barthes dans le livre du même nom, comme la déesse, Greta Garbo et tant d’autres. Une mythologie qu’il ne faut surtout pas refouler, supprimer mais avec laquelle il faut jouer, y compris alors avec un certain cynisme en s’y soustrayant. La lettre « H » propose un mythe personnel à la place d’une mythologie sociale, suspendant peut-être la « difficulté de s’exprimer », et laissant ouvert l’amour des garçons. Là où se situe, plus encore que dans l’acting out, la véritable rage de l’expression.

  • 1. Créée en 1967 par Jorge Lavelli, publiée chez Christian Bourgois en 1971.
  • 2. Cette formule de Lacan apparaît entre autres dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » [1960], dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819. Il associe cette formule au processus d’aliénation du sujet dans : Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire. Livre XI, éd. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 214.
  • 3. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 819.
  • 4. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, 2006, p. 26-88.
  • 5. Roland Barthes, « Fragments pour H. » [1977], dans Œuvres complètes, t. V, Livres, textes, entretiens (1977-1980), éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 1006.
  • 6. Ibid.
  • 7. Hervé Guibert, en publiant cette lettre une dizaine d’années après la mort de Barthes, et qu’il présente comme un « texte bouleversant », atteste qu’il y a entendu quelque chose qui le touchait également (L’Autre Journal du 19 mars 1986).
  • 8. « Entretien avec Michel Foucault » [1982], dans Michel Foucault, Dits et Écrits, t. II, 1970-1975, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1114.
  • 9. L’illustration la plus significative de cette période pourrait être la publication collective de « Trois milliards de pervers. Grande encyclopédie des homosexualités » en mars 1973 sous la direction de Guy Hocquenghem (Recherches, no 12, mars 1973). Beaucoup plus profond dans la forme comme dans le fond fut le numéro de Recherches paru trois ans après, « Co-ire. Album systématique de l’enfance », publié par René Scherer et G. Hocquenghem (Recherches, no 22, avril 1976).
  • 10. « Le désir homosexuel a été enfermé dans le jeu de la honte qu’il n’est pas moins pervers de transformer en jeu de la fierté. » (G. Hocquenghem, Le Désir homosexuel, Paris, Éditions universitaires, 1972, p. 113, et l’ensemble de la section intitulée « Le piège pervers », p. 112-114). Voir aussi David M. Halperin, « L’identité gay après Foucault », et Leo Bersani, « Trahison gaie », dans Didier Éribon (sous la dir. de), Les Études gay et lesbiennes. Colloque du Centre Pompidou 23 et 27 juin 1997, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998.
  • 11. La préface de Gilles Deleuze à G. Hocquenghem, L’Après-mai des faunes. Volutions (Paris, Grasset, coll. « Enjeux », 1974) récrit le titre du livre d’Hocquenghem ainsi : « Il aurait pu s’appeler Comment des doutes naquirent sur l’existence de l’homosexualité ; ou bien, Personne ne peut dire “je suis homosexuel” » (G. Deleuze, L’Île déserte et autres textes (1953-1974), éd. David Lapoujade, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 395).
  • 12. Voir Louis-Jean Calvet, Roland Barthes (1915-1980), Paris, Flammarion, 1990, p. 230, et Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 549-550.
  • 13. Dominique de Roux, Immédiatement [1972], Paris, La Table ronde, 1995, p. 189.
  • 14. La métaphore se double en effet d’une subtile syllepse, puisqu’une « bergère », c’est à la fois le fauteuil du confort bourgeois et la jeune fille sentimentale.
  • 15. Barthes a donné un nom à ce Neutre-là : « l’hétéroklitos ». Voir R. Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1978), éd. É. Marty, Paris, Seuil, 2023, p. 287-288.
  • 16. Et c’est avec un cutter que Christian Bourgois lui-même est allé découper la page 187 du livre dans plusieurs librairies de Saint-Germain-des-Prés et du Quartier latin.
  • 17. Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard [1990], trad. par Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
  • 18. Dominique de Roux, dont le livre va être scandaleusement amputé d’une page et retiré de la vente, va bien entendu rompre bruyamment avec son éditeur.
  • 19. Ce terme « queer », qui désigne tout à la fois l’étrangeté et l’homosexualité, a été employé pour la première fois dans ce sens par William Burroughs, l’un des inventeurs du cut-up, l’art textuel du découpage. Queer est le titre du grand texte autobiographique de Burroughs : William S. Burroughs, Queer [1953], trad. par Sylvie Durastanti et Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, 1995.
  • 20. C’est précisément en lisant un compte rendu du livre de Dominique de Roux dans Le Figaro que Barthes en a pris connaissance : voir T. Samoyault, Roland Barthes, op. cit., p. 549.
  • 21. Barthes a cité fréquemment cette formule de Baudelaire à propos de Delacroix.
  • 22. Voir Marcel Proust, Le Côté de Guermantes [1920], dans À la recherche du temps perdu, t. II, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 847 ; et R. Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), éd. Claude Coste, Paris, Seuil/Imec, 2002, p. 215.
  • 23. R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], dans Œuvres complètes, t. IV, (1972-1976), éd. É. Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 692.
  • 24. R. Barthes, « À quoi sert un intellectuel ? » [1977], Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 367-368.
  • 25. Ibid., p. 368.
  • 26. Voir M. Foucault, « L’hypothèse répressive », dans Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 3-67. Voir aussi É. Marty, Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2023, p. 383-402.
  • 27. R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], dans Œuvres complètes, t. III, (1968-1971), éd. É. Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 811.
  • 28. R. Barthes, Carnets du voyage en Chine [1974], éd. Anne Herschberg-Pierrot, Paris, Christian Bourgois/Imec, 2009, p. 26. Voir aussi Julia Kristeva, Les Samouraïs, Paris, Fayard, 1983.
  • 29. R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie [1980], dans Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 837.
  • 30. R. Barthes, « Pierre Loti : Aziyadé » [1971], Nouveaux Essais critiques, dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 111.
  • 31. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux [1977], dans Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 66.
  • 32. R. Barthes, « Erté ou À la lettre » [1973], dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 936.
  • 33. Ibid., p. 937.
  • 34. Tel est le titre d’un bref fragment du Roland Barthes par Roland Barthes qui commence ainsi : « Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. » (Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 643).
  • 35. Rimbaud l’a choisie dans les Illuminations, avec le poème H, comme emblème de sa sexualité auto-érotique en opposition avec les voyelles du sonnet éponyme « A noir, E blanc, I rouge… », qui renvoient, elles, au spirituel, à la métaphysique du logos, de l’alpha à l’oméga. Le sonnet se termine en effet par ce vers : « – Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !  »
  • 36. R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 643.
  • 37. R. Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, coll. « Points », 2019, p. 273-276.
  • 38. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1936], dans Œuvres, t. III, trad. par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 280.
  • 39. R. Barthes, « Vingt mots-clés pour Roland Barthes » [1975], dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 874.
  • 40. R. Barthes, « Erté ou À la lettre », art. cité, p. 933.
  • 41. R. Barthes, Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études (1974-1976), suivis de Fragments d’un discours amoureux : inédits, éd. Claude Coste, Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 2007, p. 667-668.
  • 42. R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 42.
  • 43. Fiche inédite et non datée, Fonds Roland Barthes, Bibliothèque nationale de France.

Éric Marty

Écrivain, professeur de littérature française contemporaine à l’Université Paris VII - Diderot. Il est l'éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes.

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