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Anonyme (membre du Sonderkommando d’Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d’incinération à l’air libre, devant la ch © Oswiecim, Musée d’Etat d’Auschwitz-Birjkenau
Anonyme (membre du Sonderkommando d'Auschwitz), Crémation de coprs gazés des fosses d'incinération à l'air libre, devant la ch © Oswiecim, Musée d'Etat d'Auschwitz-Birjkenau
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Silence de l'image, violence du regard

Sur Georges Didi-Huberman

La singularité de Georges Didi-Huberman tient dans la tentative de sauver l’image et le discours de l’image de l’inconsistance. Elle oscille entre le « quand même » de l’image religieuse et le « malgré tout » de l’image de camps d’extermination, entre l’acte et le spectacle. 

« Chez Pétrarque, l’aura n’est qu’un jeu de mots sur Laura, la femme toujours trop distante –toujours “étrange”, toujours “unique”– qui égrène dans son texte tout un réseau signifiant du désir1 »

Comme certains, nombreux peut-être, je suis, un jour, entré dans l’œuvre de Georges Didi-Huberman pris par la certitude anticipée de pénétrer dans un univers très silencieux. Je ne me rappelle plus bien de quel livre il s’agissait. Peut-être Devant l’image2 ou Ce que nous voyons, ce qui nous regarde.

Un univers sans bruit

Les livres qui touchent à l’image se lisent avec lenteur. C’est que nous nous assourdissons nous-mêmes au moment de les ouvrir, comme certains ferment parfois les yeux en écoutant la musique. C’est peut-être une bonne méthode. D’une certaine manière, lire Didi-Huberman, c’est entrer dans un monde où il est le seul à parler. Le seul à parler devant quelque chose qui ne parle pas. Il y a bien donc du silence, et c’est donc dans un univers sans bruit que nous pénétrons avec lui. Mais c’est avec lui. Avec celui qui « accepte de rester un peu plus de quelques secondes » devant l’évidence des œuvres, œuvres qui, par ces quelques secondes en plus, « se mettent bien vite à devenir des cristaux d’inévidence3 » : j’entends déjà un bruit, du bruit, dans ces « cristaux d’inévidence », le bruit d’une présence qui se déplace, qui tourne autour, qui scrute, qui se déchire elle-même, une présence prise par le soupçon de quelque chose qui « manque à être vu ». Cette présence qui se déplace ainsi fait du bruit dans le silence.

Elle fait du bruit aussi parce qu’elle n’est pas seule. Elle porte avec elle des fantômes, des maîtres, des amis, elle porte le présent le plus contemporain, elle porte l’histoire de l’art, l’histoire de la critique d’art, elle porte aussi tout simplement l’histoire. Fantômes, maîtres, amis, dont les superbes, les riches notes en bas de page témoignent, et nous gratifient. C’est pourquoi le mot «  présence  » est peut-être encore trop empreint de légèreté, d’idéalité, de non-pesanteur pour représenter Didi-Huberman tel que je l’imagine face à l’œuvre quand je le lis.

Didi-Huberman sait que, face à l’œuvre, il n’a pas affaire au silence mais à des silences, c’est à cette condition d’ailleurs que l’œuvre est pleine de ces virtualités figurales dont il nous entretient. Parmi elles, cette puissance de dédicace que l’œuvre produit, et sans laquelle elle ne nous regarderait pas : tant au sens de nous «  concerner  » qu’au sens de nous «  voir  ». Puissance de dédicace que Didi-Huberman permet d’identifier avec infiniment de subtilité lorsqu’à propos d’une sorte de parallélépipède de Tony Smith, il écrit qu’ils sont « comme des objets donnés pour des sujets perdus, véritables tombeaux “pour” (for) et non pas simulacres de tombeaux “de”4 ».

Alors, non seulement «  le silence  » ne peut se dire vraiment qu’au pluriel (les silences), mais le silence quitte aussi l’espace de l’anti-langage où on le cantonne toujours pour prendre forme, forme qui est celle « des vides » conçus par Tony Smith : « des silences et des vides qu’offrent si souvent les boîtes minimalistes5 ». Ce à quoi s’affronte Didi-Huberman est bien difficile alors à énoncer. Lui, le sait. Cela avance à son rythme à lui, celui de sa parole, au rythme de ses déplacements, des déplacements de son regard, et des déplacements que l’œuvre inflige à tout ce qui pèse sur elle. Ainsi, de toutes ces boîtes, Didi-Huberman finit par dire : « La question de l’intériorité aura été déplacée » ou « fragilisée » ou « éloignée », puis de nouveau elle est là, dans une « constante inquiétude visuelle », dans le double bind du « vide », ou du défaut dans lequel Didi-Huberman voit, me semble-t-il avec raison, tout à la fois l’opération formelle la plus novatrice de l’art contemporain mais aussi ce qu’il appelle « l’opération littéralement anachronique de tout désir et de tout deuil humains6 ».

Là se trouve véritablement le déplacement critique, dans l’étrange danse de l’observateur, du voyeur, dans le parcours hypnotique du regard de Didi-Huberman, dans sa tête et dans ses obsessions ou ses obstinations.

La méthode alors, après nous avoir menés devant une sorte d’inconcevable que nous commençons à très bien concevoir (par exemple, cette conjonction entre le plus novateur et le plus anachronique où nous conduit cette catégorie du défaut), consiste à éviter toute synthèse – « rien à voir, faut-il le repréciser avec le postmodernisme », précise-t-il malgré tout7 – mais à nous faire opérer un saut dans un champ essentiel de la pensée, de sa pensée, par exemple l’aura benjaminienne. On l’a dit, Didi-Huberman ne se déplace pas seul. Car avec Benjamin, c’est une forêt de références qui est soudain citée.

Quand même quelque chose

Il arrive que le silence, au lieu d’être brisé par les silences de l’œuvre, le soit par des éclats de voix, éclats de voix contre certains discours de la critique d’art, éclats de voix qui prennent souvent la forme d’un impératif : « Il faut tenter de briser cette zone réfléchissante où spéculaire et spéculatif concourent à inventer l’objet du savoir comme la simple image du discours qui le prononce et qui le juge8. », « Il faut se débattre encore et, contre Kant, harceler la paroi, l’ébranler, y trouver la faille9 » On a l’impression que, pour Didi-Huberman, on parle toujours – ou trop souvent – mal des images, et qu’il est donc en proie à une mission infinie : préciser, rectifier, faire taire.

Didi-Huberman est généralement dur, sévère, parfois implacable. Il l’est en profondeur comme à l’égard de Michael Fried à propos du minimalisme10ou, ponctuellement, par exemple à l’égard de Daniel Arasse à propos de l’interprétation génitalisante du geste de la Vénus d’Urbin de Titien, dans un de ses livres que j’aime particulièrement, Ninfa moderna11. Il ne s’agit pas de critiques tatillonnes faites à des collègues, comme c’est la coutume dans ce monde de l’histoire ou de la critique d’art, mais c’est que Didi-Huberman sait que son objet – l’art – n’en est pas un, n’est pas un objet solide, consistant. D’où l’énorme travail théorique double qui concerne simultanément l’inconsistance de l’image et l’inconsistance des discours tenus sur l’image. Et dans les deux cas cités, celui de Michael Fried comme celui de Daniel Arasse, la contestation est bien une question de vie ou de mort. Elle touche bien à la question de l’incertitude, ou à celle de la certitude d’une réalité avérée ou non de l’objet dont on parle. Ainsi, si Didi-Huberman relève par exemple le fourvoiement d’une lecture référentielle par la sexualisation de la Vénus d’Urbin de Titien, c’est que cette vision est peut-être ou sans doute une « façon de vouloir, comme souvent, regarder sous la peinture, plutôt que la regarder en face, simplement (si ce mot a un sens), de front12 », c’est-à-dire une façon de ne pas croire à l’image.

Il me semble alors que toute la singularité de Didi-Huberman tient dans ces gestes renouvelés pour sauver l’image et le discours de l’image de cette inconsistance qu’on peut circonscrire entre un «  quand même  » de l’image et un «  malgré tout  » de l’image. Locutions adverbiales tout aussi fondamentales que celles que la phénoménologie a pu lancer au xxe siècle, et dont le «  toujours déjà  » est l’un des emblèmes les plus connus. Locutions adverbiales par lesquelles s’instaure peut-être ce silence, ce monde silencieux propre à l’œuvre de Didi-Huberman.

Le «  quand même  » et le «  malgré tout  » sont des locutions données comme synonymes. La première apparaît dans Devant l’image, notamment dans la très importante partie intitulée «  L’image comme déchirure  » : « Notre hypothèse est au fond très banale et très simple: dans un tableau de peinture figurative, “ça représente” et “ça se voit” –mais quelque chose, quand même, s’y montre également, s’y regarde, nous y regarde. Tout le problème étant bien sûr de cerner l’économie de ce quand même et de penser le statut de ce quelque chose13. »

J’ai parfois envie de reprocher à Didi-Huberman certains effets rhétoriques trop léchés (symétries, chiasmes, anaphores…) comme ici le parallélisme établi par l’italique entre le «  quand même  » et le «  quelque chose  », car ce qui compte, à mes yeux, c’est le «  quand même  », dont on comprend bien qu’il anticipe dialectiquement le dénouement à la question posée par avance autour du choix «  aliénant  » : savoir sans voir ou voir sans savoir – devant l’image, face à ce qui se dérobe, et où toute la difficulté s’avère dans le fait de n’avoir peur ni de savoir, ni de ne pas savoir. Car, d’une certaine manière, l’aliénation – aliénation du regard – posée comme hypothèse de départ nous conduit vers une telle hyperbolisation du doute que voir nous apparaît comme expérience de «  déraison  » : impuissance radicale à identifier ce que l’on voit, excès du doute qui transfigure l’impuissance du sujet dans l’impossible même de l’objet. D’où, par-delà les traversées conceptuelles virtuoses de Didi-Huberman, sa propension à approcher les expériences limites du regard, où la rareté ontologique de l’objet pousse le regard à aller plus loin encore dans l’épreuve qui est aussi délivrance. Ainsi, lorsqu’il invoque ce qu’il appelle les images «  prototypiques  », cultuelles, du christianisme, tel le Saint-Suaire de Turin, « non faites de main d’homme ». Images extrêmes mais aussi, comme le souligne Didi-Huberman, images modestes, dans une économie iconique humble, ne correspondant pas seulement, par cette humilité, à quelque chose de la théologie du Verbe mais aussi et surtout à l’humilité du «  quand même  ». Images qui échappent, par leur statut même, par leur vocation miraculeuse, au caractère strictement immanent d’une description. Image vivante. Face à laquelle nous sommes peut-être en train de tout perdre : « perdre ce minimum d’aspect14 », et où l’image vivante s’avère d’autant plus telle que la mort est son «  portant  ».

Il faut laisser la mort insister dans l’image, écrit Didi-Huberman. C’est pourquoi, à côté du «  quand même  » de l’image religieuse, il est nécessaire d’aller voir maintenant du côté du «  malgré tout  » de l’image, de quelques images, photographies prises à Auschwitz, devant la chambre à gaz du crématoire V du camp d’extermination, et qui, locution adverbiale, constitue le titre d’un livre important, Images malgré tout15.

Quatre photographies arrachées à l’enfer

Ce livre, on le sait, a fait du bruit lors de sa parution ; il a été l’objet d’une polémique violente. Un certain silence a été brisé : « quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer ». La polémique a eu lieu. Les photos ne sont pas prises de l’intérieur de la chambre à gaz16, « depuis la pénombre de la chambre à gaz17 ». Inutile d’y revenir, inutile de l’oublier. Ce qui doit nous amener à lire ce livre, c’est autre chose. Par exemple, comprendre que «  quand même  » et «  malgré tout  » ne sont pas synonymes, malgré leur proximité.

Très vite, Didi-Huberman pose la nécessité de l’image. L’image « coûte que coûte18 », parce que l’image est en mesure de « réfuter l’inimaginable ». Le «  malgré tout  » de l’image, c’est d’abord un malgré tout contre l’interdit nazi des images, l’aspiration à l’effacement du meurtre, à une forme démoniaque du Neutre, d’un événement impersonnel et sans images. Cet interdit n’est pas d’abord transgressé par l’héroïsme du photographe presque anonyme d’Auschwitz qui est présenté dans le livre de Didi-Huberman sous le prénom d’Alex, et qui a été identifié depuis comme s’appelant Alberto Errera19. Cet interdit est transgressé d’abord par les nazis eux-mêmes et par la pornographie humaine, « pornographie de la tuerie20 », cette pornographie que Didi-Huberman associe à une forme de peste : « épidémie d’images21 ». Il est crucial qu’à la stérilisation de l’espace par le meurtre de masse corresponde à l’inverse une prolifération pathologique d’images. L’existence de ces images – compte non tenu des quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer – est ce qui interdit les spéculations sur l’indicible, l’incommunicabilité. Ou bien est-ce seulement les « quatre photographies prises en août1944 » qui permettent d’interdire le mythe ?

La question peut se poser. Mais elle en cache une autre, plus fondamentale, concernant la capacité de l’image à neutraliser la tentation de l’indicible. Et si l’image était aussi ce qui suppose l’indicible ? « Devant ces récits, comme devant ces quatre photographies d’août1944, on retire la conviction que l’image surgit là où la pensée –la “réflexion” dit-on si bien– semble impossible, ou du moins en arrêt: stupéfaite, stupéfiée22. »

Récit et image, c’est tout comme, puisque le récit auquel Didi-Huberman fait référence en parallèle à l’analyse des photos est celui qu’a laissé Filip Müller, membre des Sonderkommandos, personnage capital de Shoah23, et puisque ce récit « laisse donc advenir l’image et nous en livre la bouleversante contrainte24 ». Que l’image – advenue du récit ou bien de la chambre noire d’un appareil photo – soit tout à la fois ce qui délivre de l’indicible et en même temps, palliant l’indicible, lui donne un fondement et lui confère rétroactivement son existence n’est pas étonnant. L’image est ainsi. Son principe est l’après-coup. Elle crée ou elle suscite ce qu’elle supprime : l’indicible. Toute la difficulté est là.

L’image crée ou elle suscite ce qu’elle supprime : l’indicible. Toute la difficulté est là.

Et c’est pourquoi Didi-Huberman ne peut se débarrasser tout à fait de ce qu’il a d’abord taxé, avec un dédain légitime, à savoir cette fascination pour l’indicible ou l’impensable, d’un qualificatif infamant : « paresseux25 ». C’est pourquoi aussi il ne peut suivre complètement le propos circulaire de Giorgio Agamben qui, après avoir ironisé sur les adorateurs d’Auschwitz, crée le mythe du «  musulman  » – ces morts-vivants des camps qu’on appelait les «  musulmans  ». Les commentateurs d’Auschwitz dans leur lyrisme de l’indicible répéteraient, selon lui, le geste des nazis, mais lui-même en entonnant l’insidieuse mélodie au profit de son objet à lui – le musulman –, de cet objet qu’il a fait sien et qu’il répète à chaque page extatiquement, fait-il autre chose que répéter la ritournelle de ceux qu’il fustige ? « La vérité […] est inimaginable […] la vue des “musulmans” répond à un scénario inédit, et le regard humain ne peut la soutenir26. » À l’égard d’un tel cercle discursif, Didi-Huberman, sobrement, ne peut que noter « une limite » dans la réflexion d’Agamben. Et là encore, ce qui vient pallier cette limite, c’est l’image : « Parler ainsi [comme le fait Agamben] est, entre autres choses, ignorer toute la production photographique d’Éric Schwab27. »

Nous voilà de nouveau devant le trouble irréductible que l’image photographique suppose toujours, et la profondeur de la réflexion de Didi-Huberman tient au fait qu’il tient essentiellement à ce trouble où se fonde l’économie on ne peut plus fragile du «  malgré tout  ». Ce malgré tout qui va jusqu’à assumer le «  sans utilité  » dont le gratifie l’historien positiviste – frère jumeau du mystique de l’indicible. À la fragilité de la photo, à son inutilité, voire à sa médiocrité documentaire, à sa pauvreté essentielle, Didi-Huberman n’a à opposer que ce qui précède la photographie, à savoir « le photographe » : « Elle [la photographie sans utilité] témoigne chez le photographe: [de] l’impossibilité de viser, [du] risque encouru, [de] l’urgence, [de] la course peut-être, [de] la maladresse, [de] l’éblouissement par le soleil en face, [de] l’essoufflement peut-être28. » L’image ne montre rien ou pas grand-chose. Alors, elle témoigne au moins de quelque chose que cette médiocrité visuelle atteste : le caractère improbable de l’acte photographique même, sa précarité, qui prend sur lui la défaillance de l’image. Nous ne sommes pas, contrairement à ce que pense Agamben, « dans le non-lieu de l’articulation » où il croit pouvoir abstraitement dé-situer le témoin, alors que précisément tout nous dit le contraire. Tout – la fragilité de l’image, sa pauvreté, son défait – atteste inépuisablement que le témoin est là, quelque part, et que c’est parce qu’il a été là, qu’il a été quelque part, qu’il a pu photographier, quand bien même sa photographie est « sans utilité », voire qu’elle est inarticulée. Le témoin, ici le photographe, est bien le sujet d’une contre-terreur, et nous sommes par sa médiation, comme dans le fragment 141 des Feuillets d’Hypnos de René Char, où s’énonce la possibilité de la « contre-terreur29 ».

Voilà ce que Didi-Huberman finit par retrouver dans les photographies arrachées à l’enfer d’Auschwitz, ce que j’ai désigné comme un «  avant la photographie  », à savoir donc le photographe : le défaut de visibilité intrinsèque à l’image nous rabat sur l’acte photographique lui-même, ce que Didi-Huberman appelle un « certain agir de la ressemblance ».

Quelle ressemblance ? Je ne crois pas qu’il faille comprendre cette expression oblique au travers du topos humaniste de Tzvetan Todorov auquel il est fait référence, celui du «  rester humain  », et que Maurice Blanchot a ruiné par avance dans son très beau commentaire de L’Espèce humaine de Robert Antelme, où il s’avère que l’indestructibilité de l’homme ne milite nullement pour un «  rester humain  », mais nous ouvre à une perspective tout à fait inhumaine, car elle signifie « qu’il n’y a pas de limite à la destruction de l’homme30 ».

Le « un certain agir de la ressemblance » (chaque mot compte) nous ramène au défaut, à cette catégorie entrevue précédemment dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, où le défaut de visibilité touche en nous quelque chose d’extrêmement profond et sans aucun doute de primitif. Didi-Huberman parlait alors, en 1992, de « l’opération littéralement anachronique de tout désir et de tout deuil humain »; c’est bien ce même défaut qui constitue l’image comme image, pour autant donc qu’il nous conduit à cet avant l’image et qui est «  l’agir  » du photographe : « mouvement du photographe –et “bougé” de l’image– accompagnant le mouvement des femmes [il s’agit des déportées d’Auschwitz nues conduites à la chambre à gaz], urgence de la photographie accompagnant l’urgence des derniers instants de la vie31 ». En allant dans cet avant de l’image, Didi-Huberman s’ouvre alors à une lecture – sartrienne – de l’image comme acte, c’est-à-dire contraire à l’image comme fétiche32. C’est là qu’à mon sens Didi-Huberman nous convainc. C’est là aussi qu’inévitablement tout se complique, et peut-être à cause de Sartre, ou à cause de Didi-Huberman lui-même.

Contre-terreur ou réconciliation ?

En réalité, à ces quatre photographies arrachées à l’enfer d’Auschwitz, il y a deux épilogues possibles. Le premier est celui de la contre-terreur que j’ai pointé. Si un fait humain se dévoile par une déchirure qui lui est propre, au défaut de l’image photographique, à partir de son invisibilité, ce fait humain ne peut relever que de l’acte qui, précédant l’image révélée, la rend possible : l’acte photographique qui déclenche la prise de vue, « prend les clichés », l’acte du photographe – ce « juif grec » que nous connaissons donc depuis peu sous le nom d’Alberto Errera. Ce que Didi-Huberman appelle un «  avant l’image  » mais qui est l’image elle-même bien entendu, car le déclenchement de l’image précède l’image mais n’est autre que l’image, le déclenchement est l’image produite. L’image est un acte. C’est en ce sens qu’il faut comprendre alors le «  malgré tout  ». Un «  malgré tout  » qui précède toute révélation, toute exposition, tout dévoilement. Et d’une certaine manière, toute image.

Mais il y a une autre lecture du «  malgré tout  » qui est possible et que contredit, à mon sens, celle que je viens d’exposer. Le «  malgré tout  » chute alors dans le «  quand même  », passe de l’avant à l’après, d’un temps d’avant l’image à un autre temps, celui d’après l’image : le temps du spectacle de l’image, le temps de son exposition, de sa reproduction aux yeux de tous, de ce qu’on appelle le public. Ce n’est plus le fait humain du photographe, ce n’est plus Alex ou Alberto Errera, ce n’est plus cette coïncidence entre l’acte et la photo, où la déchirure de l’image se fait voir comme défaut, mais c’est le fait humain d’une humanité produite par l’image, c’est-à-dire celle du spectateur, et qui est issue « du processus de reconnaissance du semblable » dont l’image serait en quelque sorte le support ou la médiation.

Les quatre images offrent l’image de « l’humain malgré tout ». Or cette image de l’humain, telle que le spectateur imaginaire conçu par Didi-Huberman la perçoit, au lieu d’être celle de crainte et tremblement, reconduit précisément une image de l’humain qui méconnaîtrait l’expérience d’Auschwitz, qui se constituerait même dans sa méconnaissance, voire dans son déni : elle émane en effet, et ne peut émaner que de « la reconnaissance du semblable où se fonde le lien social33 ». Au lieu de la contre-terreur rendue pensable au cœur même de l’enfer d’Auschwitz par la déchirure d’un acte où l’image est cette étreinte absolue du visible, c’est la réconciliation, la grande famille des hommes, l’apaisement, où la « honte d’être homme » est comme rédimée et rachetée par l’honneur du témoignage.

Nous avons quitté, me semble-t-il, la violence du «  malgré tout  » pour l’apaisement et la conciliation du «  quand même  », nous avons quitté l’hétérogénéité de l’image au profit de l’homogénéité du spectacle de l’image dont s’alimente la communauté politique, c’est donc l’image cathartique, sans déchirure ou recousue. Nous avons quitté la contre-terreur – où la terreur palpite encore – pour le lien social fondé sur la reconnaissance apaisée et démocratique du semblable.

Il y a donc deux épilogues à ce livre bouleversant, agité sans cesse par la fièvre du regard, et dans lequel nous entendons le silence impossible de l’image qui est sans verbe. Ces deux épilogues cohabitent dans le livre, se croisent parfois, souvent, et profitent d’une ambiguïté, d’une incertitude – celles essentielles de l’image – pour cohabiter et même se confondre. Deux épilogues contraires, c’est donc un de trop ? Non, car toute grande œuvre porte en elle sa propre réfutation.

C’est donc au lecteur d’agir ou de ne pas agir. Il peut feindre de ne pas s’apercevoir de cette ambiguïté, il peut ne pas la voir. Mais il peut aussi la voir, en être agité, au point alors peut-être de déchirer le livre tout en le lisant, d’arracher quelques pages, pour mieux étreindre du regard certaines autres. Lire fait du bruit.

  • 1.  Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, coll. «  Critique  », 1992.
  • 2.  G. Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Éditions de Minuit, coll. «  Critique  », 1990.
  • 3. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 86.
  • 4.  Ibid., p. 96.
  • 5.  Ibid., p. 97.
  • 6.  G. Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 101.
  • 7.  Ibid.
  • 8.  Ibid., p. 172.
  • 9.  Ibid.
  • 10. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., notamment p. 37-102 où est discuté l’article très célèbre de Michael Fried, “Art and Objecthood”, Artforum, été 1967.
  • 11.  «  La discipline iconographique s’est récemment focalisée sur une soi-disant “sexualité” de telles figures : en fait, une interprétation unilatéralement référentielle – génitale –, comme lorsqu’on se demande si la Vénus d’Urbin, de Titien, se masturbe ou pas.  » G. Didi-Huberman, Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, coll. «  Art et artistes  », 2002, p. 12. La référence tombe en note. Le collègue visé est Rona Goffen, Daniel Arasse est donné en seconde référence, adoucie par le fait qu’il «  a affiné  » ce type de propositions.
  • 12. Ibid., p. 12-13.
  • 13. G. Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 189.
  • 14.  Ibid., p. 247.
  • 15.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, coll. «  Paradoxe  », 2003.
  • 16.  Claude Lanzmann, «  Réponse à Jacques Henric et Philippe Forest  », Artpress, no 301, mai 2004.
  • 17.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 56.
  • 18.  Ibid., p. 21.
  • 19. Alberto Israël Errera (1913-1944) était grec et fut membre des Sonderkommandos à Auschwitz-Birkenau de mai à août 1944.
  • 20.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 36.
  • 21.  Ibid.
  • 22. Ibid., p. 46.
  • 23.  Sur un certain rôle de Filip Müller dans Shoah, je me permets de renvoyer au chapitre «  Action et acte/Aktion und Tät  » de mon livre Sur «  Shoah  » de Claude Lanzmann, Paris, Éditions Manucius, coll. «  Le Marteau sans maître  », 2016.
  • 24.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 45.
  • 25.  Ibid., p. 38.
  • 26. Giorgio Agamben, cité par G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 39, note 40.
  • 27.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 39, note 40. Sur Éric Schwab, voir la note que G. Didi-Huberman lui consacre à la suite.
  • 28.  Ibid., p. 54.
  • 29.  «  La contre-terreur, c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c’est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c’est cette pesanteur bien répartie, c’est cette circulation ouatée d’animaux et d’insectes tirant mille traits sur l’écorce tendre de la nuit, c’est cette graine de luzerne sur la fossette d’un visage caressé, c’est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c’est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues.  », René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946. Notons que, pour finir, G. Didi-Huberman cite précisément Feuillets d’Hypnos (G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 226).
  • 30.  Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, coll. «  Blanche  », 1969, p. 200. Je ne peux pas être d’accord avec Didi-Huberman lorsqu’il écrit que Maurice Blanchot, à propos de L’Espèce humaine, «  ose nous parler malgré tout de “l’indestructibilité” de l’humanité de l’homme  » (Images malgré tout, op. cit., p. 222). Toute la force de ce texte extrême de Blanchot est en quelque sorte de réfuter le livre d’Antelme dont il fait pourtant l’éloge : ce thème d’un indestructible qui signifie qu’il n’y a pas de limite à la destruction de l’homme est chez Blanchot un paradigme sadien capital (voir notre Pourquoi le xxe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Seuil, coll. «  Fiction & Cie  », 2011, p. 126-127).
  • 31.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 63.
  • 32.  Voir à ce propos, et par-delà la question d’Auschwitz, le très important chapitre intitulé «  Image-fait ou image fétiche  » dans Images malgré tout, op. cit., pour sa grande rigueur théorique.
  • 33.  G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 202.

Éric Marty

Écrivain, professeur de littérature française contemporaine à l’Université Paris VII - Diderot. Il est l'éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes.

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Marcel Hénaff. Une anthropologie de la reconnaissance

L’anthropologie du don de Marcel Hénaff, ainsi que son éthique de l’altérité et sa politique de la reconnaissance, permettent de penser les limites de la marchandisation, le lien entre les générations et les transformations urbaines. À lire aussi dans ce numéro : l’image selon Georges Didi-Huberman, l’enseignement de la littérature, la neuropédagogie, l’invention de l’hindouisme, l’urgence écologique et la forme poétique de Christian Prigent.