Montée des mécontentements, vague populiste
Niveau de popularité en berne, opposition incarnée par la droite la plus radicale et populiste, alliés écologistes mis à mal… Depuis les manifestations contre le mariage pour tous, jusqu’aux exactions des bonnets rouges et de leurs émules, en passant par la grogne contre la réforme des rythmes scolaires ou les nombreuses voix qui s’élèvent contre la politique d’austérité, rien ne semble réussir à ce gouvernement. La coalition des colères et des appels à la révolte compose une ambiance inquiétante. Moment grave et dangereux ? Ou simple épisode passager dans la Ve République ?
La société française se vit comme fragile et le peu de soutien que le pouvoir semble capable de mobiliser oblige à imaginer le pire. Moins de deux ans après son élection, François Hollande paraît en mauvaise posture. Les médias, après avoir paru attentistes, ont emboîté le pas de l’opinion telle qu’elle se donne au travers des sondages : au plus bas. La critique du « hollandisme » est devenue banale, quasi obligatoire sur à peu près tous les sujets. Mais derrière la contestation tous azimuts, c’est aussi le retour d’une critique de la politique et des élu(e)s en place qui se fait jour, réactivant de vieux schémas et de vieilles antiennes. Un néo-poujadisme bruyant s’installe dans le vide laissé vacant par une Ump à la dérive et une opposition de gauche incapable de peser sur la politique menée.
Entre révolte et espérances
L’ambiance est à la révolte, envers et contre tout, ou presque. On manifeste en bonnet rouge contre l’écotaxe, ou contre le président le 11 Novembre. Certains, parfois les mêmes, avaient pris le pavé contre le « mariage pour tous » au printemps. D’autres commencent à se mobiliser contre la réforme des rythmes scolaires. Et l’on prévoit déjà que la réforme des retraites verra son lot d’opposants descendre dans les rues cet hiver.
Dans ce mélange, la droite la plus réactionnaire joue sa partition et pousse son avantage à chaque nouveau sujet de mécontentement. De l’autre côté du spectre politique, des voix s’élèvent aussi, pour exiger plus de courage et le respect des engagements pris. Mais le Front de gauche est divisé à l’orée des municipales et les écologistes sont entraînés dans les affres et les nécessités de la participation gouvernementale. Jean-Luc Mélenchon joue une carte solitaire et peu audible, par manque de relais et de crédibilité. Quant à Europe écologie les Verts, le parti (qui perd des adhérents) doit passer par la case congrès, avant de se préparer aux échéances municipales et européennes, sans grand enthousiasme ni élan.
Les socialistes jouent sur un registre en équilibre très précaire, entre la révolte des uns et les attentes de radicalité des autres. D’un côté, une droite dure qui avance ses pions et occupe le terrain de la protestation contre l’État et les impôts. De l’autre, quelques appels à plus d’ambition et de radicalité face aux crises. Entre les deux, le gouvernement et le chef de l’État semblent ballottés et impuissants, prisonniers d’un conservatisme prudent et d’un credo qui en appelle au retour de la croissance, telle une lumière éblouissante et rassurante au bout du tunnel de l’austérité.
Le changement en suspens
L’arrivée des socialistes au pouvoir en mai 2012 aurait dû marquer le début d’un changement de cap sensible en matière économique et sociale. C’était le contenu du programme de réformes fiscale, économique et environnementale que le candidat Hollande avait porté dès la primaire de la gauche et ensuite durant la campagne, face au candidat de l’Ump et à celui du Modem. Son élection doit à la fois au désaveu du président sortant et au soutien large qui s’est noué à cet instant : du Front de gauche jusqu’au Modem, en passant par les écologistes ; sans enthousiasme, mais avec l’espoir que le changement se ferait tranquillement, la gauche écologiste et démocrate a joué le jeu du ralliement. C’est de cette espérance qu’elle revient.
Si la politique était une science exacte, il suffirait que la gauche au pouvoir mécontente la droite la plus dure à chaque nouveau projet de loi, à chaque réforme d’envergure, pour s’affirmer et se maintenir au pouvoir dans une coalition d’intérêts bien compris. Mais il ne suffit pas que la droite vilipende le gouvernement pour que ce dernier soit soutenu par la gauche. La politique n’est pas une formule de vases communicants, et le pouvoir s’exerce avec énormément de précautions. Trop, en l’occurrence. Le résultat devient alors illisible, voire insensible, peu mobilisateur et critiqué de toutes parts.
Un socialisme conservateur
Le paradoxe du socialisme social-démocrate de ce début de xxie siècle réside dans sa quête de point d’équilibre entre plusieurs sources d’influence qui n’ont en commun que leur soumission à une idée ancienne du développement économique et social : le primat de la croissance et la maîtrise des déficits. Ministres et hauts fonctionnaires, conseillers ou spécialistes, syndicalistes ou membres du patronat, tous restent persuadés du primat du niveau du Pib sur toute autre considération, de la nécessité de la relance par l’industrie, de l’importance des grands projets pour l’emploi, ou des avantages des partenariats publics-privés pour engager des opérations monumentales… En période de disette budgétaire et d’épuisement des ressources, les certitudes des années 1960 deviennent des aberrations. Des grands projets en voie d’abandon, des industries anciennes subventionnées à perte, des autoroutes inutiles, des secteurs d’activité en péril, une décentralisation inachevée et une incapacité à imaginer d’autres modèles de développement entraînent les dirigeants socialistes sur la voie d’un conservatisme politique et social.
Comme pour contrebalancer cette absence d’imagination et cette carence de solutions novatrices, le gouvernement Ayrault a engagé une série de réformes sociétales destinée à imprimer les marqueurs d’une gauche morale et libérale sur le plan des mœurs et du mode de vie. Le « mariage pour tous » restera l’emblème de cette tendance dans les esprits. Il a coalisé une partie de la gauche, mais en radicalisant toute une part de la droite la plus conservatrice et réactionnaire, qui a su profiter de l’épisode pour apparaître sur la scène médiatique et poser ainsi son renouveau politique. La mort du jeune Clément Méric venait donner un éclairage terrible sur la séquence : derrière les manifestants et leurs soutiens, une ambiance délétère s’est installée dans le pays. Plus récemment, c’est à une montée inédite d’un racisme affiché et agressif à l’égard de Christiane Taubira que la gauche doit faire face, sans paraître capable de réagir autrement que par la condamnation. Le piège de l’impuissance se referme encore un peu.
Le retour des vieux démons
Ce qui se passe dans le pays depuis plusieurs mois ressemble à un mauvais film. Les acteurs ont endossé les postures caricaturales et habituelles du jeu politique hexagonal qui empêche toute réforme, exacerbe les antagonismes et disqualifie le pouvoir. Sur le modèle d’une discipline budgétaire imposée comme dogme à la zone euro, le socialisme de pouvoir semble résolu à s’enfoncer plus avant dans l’austérité et dans la gestion des dossiers suivant un principe d’équilibre des forces en présence qui ne satisfait personne et qui aiguise les appétits des lobbies et des groupes de pression capables de se faire entendre.
Au fil des semaines et à chaque nouveau conflit, on voit se dérouler un scénario de plus en plus favorable à la frange la plus radicale et organisée de la contestation. Derrière les rassemblements de mécontents de Bretagne ou d’ailleurs, à côté des briseurs de portiques et des patrons de poney-clubs, des petits groupes d’activistes de la cause antifiscale et des militants de l’ultra-droite la plus réactionnaire préparent clairement le terrain pour les futures consultations électorales.
En arrière-plan de ces mobilisations et depuis quelques mois, on voit proliférer des appels à la désobéissance fiscale ou légale, des destructions de biens publics ; des théories scabreuses fleurissent autour du gouvernement… Une partie des électeurs s’y laisse prendre. À chaque recul, face aux « pigeons » ou aux « bonnets rouges », le pouvoir donne des gages à ceux qui le contestent de façon radicale et intéressée, à bien des titres. Et ces réseaux anciens, ou recomposés récemment, parfois proches du FN, ont le sentiment de gagner en influence et en poids.
En attendant la vague…
Dans les états-majors, dans les rédactions, mais aussi dans les familles et entre amis, tout le monde se passe la nouvelle comme on partagerait un secret qui n’en est plus un : tout cela « fait le jeu du FN » ! Marine Le Pen n’a plus qu’à reprendre le refrain sur un air de victoire annoncée : son parti est « au cœur de la vie politique ». De là à penser que la « vague bleu Marine » annoncée pourrait emporter plusieurs dizaines de villes, il n’y a qu’un pas.
Incapables de réagir autrement que par la condamnation « morale » et l’appel à la raison face à « l’extrémisme », la gauche et la droite pourraient voir l’abstention de leurs électorats et la mobilisation des mécontents de tous poils faire basculer l’ordre politique traditionnel dans plusieurs villes et villages du Sud-Est et du Nord-Est du pays, en Vaucluse ou dans le Gard, comme dans le Pas-de-Calais, notamment. Les paris sont ouverts dans plusieurs centaines de communes.
Ensuite, il ne restera que quelques semaines pour tenter de remobiliser un électorat sous le choc ; les élections européennes pourraient ainsi venir sonner une nouvelle fois l’alarme et donner à la fille Le Pen sa principale victoire : arriver en tête de toutes les listes en lice.
Élection de tous les possibles par l’ampleur de l’abstention et le peu d’intérêt de bon nombre d’électeurs, marquée par un scrutin proportionnel, elle permet des surprises ; en 2009, celle-ci était venue de la liste Europe écologie, qui avait frôlé le PS avec 16, 2 %. En 2014, le FN pourrait plus que doubler le score qui l’avait propulsé sur la scène nationale, dès 1984 (10, 4 %) ; plusieurs enquêtes promettent déjà un résultat au-dessus de 20 %, à moins de dix mois du scrutin.
Ce serait alors un triste signal envoyé à l’ensemble de l’Europe et du monde : le pays des droits de l’homme s’abandonne à la dépression collective et à ses vieilles lunes, en laissant le champ libre à un néo-populisme nationaliste teinté de poujadisme. Un condensé historique qui a donné naissance au lepénisme, encore et plus que jamais vivace, et qui se nourrit – comme toujours – des renoncements et de l’absence de perspective.