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Esprit au Portugal

Au début des années 1960 au Portugal, de jeunes catholiques fondent la revue O Tempo e o Modo sur le modèle de la revue Esprit. Inspirés par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, ils refusent une politique chrétienne au profit d’une responsabilité politique pleinement assumée par les fidèles.

La revue Esprit fête ses 90 ans ! C’est avec plaisir et intérêt que je saisis cette occasion pour retracer l’influence de la revue et de la pensée de son fondateur Emmanuel Mounier au Portugal. En effet, l’élaboration d’une voie démocratique, la résistance à la dictature et la formation d’une opinion publique catholique et laïque éclairée ne peuvent être comprises sans être replacées dans cette histoire.

Au début des années 1950, c’est d’abord l’historien José Sebastião da Silva Dias qui recommande vivement à son ami António Alçada Baptista de lire la revue Esprit, alors dirigée par Albert Béguin. Alçada Baptista, qui connaît et apprécie déjà la pensée de Jacques Maritain, notamment par les conférences de ce dernier aux États-Unis, se laisse alors enthousiasmer par la pensée de Mounier, à la fois complément et contrepoint de celle de Maritain. Au même moment, à l’université de Lisbonne, de jeunes étudiants de la Jeunesse universitaire catholique (JUC) découvrent également Emmanuel Mounier. Ils sont séduits par la modernité de sa pensée, et notamment par le concept d’engagement personnel développé sous l’influence de Paul-Louis Landsberg. João Bénard da Costa, étudiant en philosophie, présente comme mémoire de licence ès lettres un essai sur l’auteur du Traité du caractère1. Un peu plus tôt déjà, en 1940, dans la ville de Coimbra, la revue Estudos avait fait paraître l’article « Emmanuel Mounier et l’idée personnaliste », par António Sousa Gomes. La revue appartenait à une organisation universitaire catholique, le Centro Académico da Democracia Cristã (CADC), qui avait accueilli Salazar pendant la Première République (1910-1926). Mais en 1942, la situation avait évolué : le projet était alors de créer un parti démocrate-chrétien, qui ne verra finalement pas le jour2. Sousa Gomes écrira divers textes sur Étienne Borne, François Perroux, Jean Lacroix et Jacques Maritain, mais l’influence de Mounier restera alors très limitée.

En 1958, le contexte était différent. Alçada avait alors acheté une petite maison d’édition à Lisbonne, la Livraria Morais, qui se proposait de publier des auteurs qui représentaient une pensée chrétienne ouverte et nouvelle. Le livre de João Bénard da Costa3, une fois publié à Morais, éveille toutes les curiosités et se révèle un succès d’édition. Il faut dire que sur le plan politique, cette année 1958 est décisive au Portugal. Un général, Humberto Delgado, venu de l’intérieur du régime mais devenu très critique de Salazar après une mission aux États-Unis auprès de l’Otan, décide de se présenter comme candidat à la présidence de la République. Dans le même temps, l’évêque de Porto, António Ferreira Gomes, écrit un mémorandum à Salazar où il demande l’ouverture politique, la fin de la répression et la liberté pour les chrétiens et pour la société. Le père Abel Varzim et Francisco Lino Neto, avec d’autres catholiques, dénoncent également la censure, la violence policière et l’absence de liberté et de justice, soulignant qu’elles sont contraires à la pensée sociale de l’Église. Le front sur lequel reposait le régime autoritaire du Estado Novo (l’État nouveau), c’est-à-dire l’Église et les forces armées, est donc rompu. Delgado est vaincu par le candidat du régime, l’amiral Américo Thomaz, mais tout le monde comprend qu’il était le favori, et que si les élections avaient été libres, il aurait pu gagner. L’attitude de l’évêque de Porto est jugée intolérable : les autorités politiques font pression auprès du Saint-Siège, sans succès, pour obtenir sa démission, mais il doit s’exiler, d’abord en Espagne puis en Italie. C’est aussi le moment où la crise en Algérie suscite au Portugal, au sein de l’opinion publique et parmi les chrétiens, les premiers débats sur la décolonisation et l’autodétermination, notamment sous l’influence de l’ouvrage de Mounier, L’Éveil de l’Afrique noire4, ou encore des chroniques de François Mauriac dans L’Express.

L’amitié d’António Alçada Baptista avec Jean-Marie Domenach, qui devient le directeur d’Esprit en 1957, sera fondamentale pour développer la lecture et l’influence de la pensée d’Emmanuel Mounier au Portugal. À l’époque où s’ouvre le concile Vatican II sur l’impulsion visionnaire de Jean XXIII, le Portugal, comme l’Espagne, commence seulement à prendre conscience de l’urgence démocratique. Le pays vit encore à l’heure d’un régime politique fermé, les libertés ne sont pas reconnues, et le pouvoir repose toujours sur l’alliance de l’Union nationale de Salazar avec l’Église et les forces armées. Après la fin de la Première République (1910-1926), une dictature militaire a donné lieu à un régime corporatiste, très semblable à la formule de Pétain à Vichy. La crise économique et financière, la guerre civile espagnole (1936-1939) et la préparation de la Seconde Guerre mondiale ont permis de prolonger le « désordre établi », selon l’expression d’Emmanuel Mounier, au moins jusqu’en 1945. Et pendant tout ce temps, les milieux catholiques d’opposition sont restés très discrets. Les voix critiques sont rares – les frères Alves Correia, Joaquim (spiritain) et Manuel (franciscain), qui entretiennent de très bonnes relations avec les démocrates, comptant parmi les exceptions.

C’est donc en résonance avec les travaux du concile Vatican II que la lecture d’Emmanuel Mounier prend une nouvelle dimension au Portugal, comme appel à l’ouverture et à la résistance. Du Brésil viennent aussi des influences importantes : Alceu Amoroso Lima et Hélder Câmara ont des préoccupations communes de liberté et de justice. D’Espagne également, avec l’émergence de la revue Cuadernos para el Diálogo de Joaquín Ruiz-Giménez. S’y ajoutent les encycliques de Jean XXIII (Mater et magistra et Pacem in terris), la Nouvelle Théologie de Congar, Chenu, Rahner, Balthasar, Küng ou Schillebeeckx, les débats du concile. Les évêques portugais participent très peu à ces derniers, sauf pour deux voix non conformistes, celles d’António Ferreira Gomes et de Sebastião Soares de Resende, évêque de Beira, au Mozambique. Le Cercle de l’humanisme chrétien, de Morais, puis la version portugaise de la revue Concilium publient alors toute la nouvelle pensée chrétienne. Autour du cercle d’António Alçada s’agrège une équipe très jeune d’écrivains, d’artistes et de poètes : João Bénard da Costa, Pedro Tamen, Nuno Bragança, José Escada, Alberto et Helena Vaz da Silva. Le courant culturel qu’ils incarnent n’est pas seulement religieux, mais aussi littéraire : ils développent notamment une perspective très indépendante à l’égard du réalisme socialiste.

En 1963, cette jeune garde fonde une revue sur le modèle d’Esprit, O Tempo e o Modo. Comme ce fut le cas pour Esprit en 1932, la revue réunit des auteurs chrétiens et non chrétiens. Fidèles à la pensée de Mounier, les fondateurs de O Tempo e o Modo n’acceptent pas l’idée d’une politique chrétienne, lui préférant la formule d’une responsabilité politique des chrétiens. Des laïcs comme Mário Soares, futur président de la République (1986-1996), et le jeune Jorge Sampaio, leader du mouvement étudiant de 1962 à Lisbonne, participent activement à la fondation de la revue. Porteuse d’un projet de pensée mais aussi d’action, celle-ci devient un important carrefour d’influences, depuis le centre chrétien jusqu’à la gauche. À Porto, en 1963, se crée une autre maison d’édition, Afrontamento, encore en activité aujourd’hui, qui se réclame également de Mounier. Elle adopte même comme slogan une citation de l’auteur du Personnalisme : « Quand le désordre devient ordre, une attitude s’impose : c’est l’affrontement. »

Fidèles à la pensée de Mounier, les fondateurs de O Tempo e o Modo n’acceptent pas l’idée d’une politique chrétienne, lui préférant la formule d’une responsabilité politique des chrétiens.

Ce qui caractérise O Tempo e o Modo (1963-1969), c’est une volonté d’ouvrir la résistance, en s’affranchissant de l’influence des communistes et des républicains traditionnels. C’est aussi une époque de renouveau de la création littéraire et artistique : toute une génération de poètes et d’artistes émerge, parmi lesquels on compte Agustina Bessa-Luís, Jorge de Sena, Sophia de Mello Breyner Andresen, Nuno Bragança, Pedro Tamen. La voix d’Eduardo Lourenço, professeur à l’université de Nice en France, compte pour beaucoup. Développant une pensée singulière et hétérodoxe, il critique l’attitude de la droite comme de la gauche traditionnelles, et s’intéresse aussi bien à Fernando Pessoa et aux modernistes portugais qu’aux tendances plus récentes. La revue était lue partout (mais les coûts financiers étaient très élevés, notamment à cause des nombreuses pages censurées qui restaient dues à l’imprimeur, les « petits poissons rouges de l’eau bénite », selon l’expression de la police, étant jugés très dangereux). On lisait O Tempo e o Modo dans les universités mais aussi en Afrique dans les troupes coloniales, parmi lesquelles de nombreux jeunes militaires étaient abonnés à la revue. Ernesto Melo Antunes, le cerveau du Mouvement des forces armées en 1974, a été l’un de ces lecteurs fidèles de la revue portugaise sœur d’Esprit. On savait y déchiffrer le sens critique des articles. Ainsi, comme on ne pouvait pas parler d’Esprit (parce que la censure l’empêchait), la rédaction usait d’un subterfuge en évoquant « la revue de Mounier ». Au lieu de parler de démocratie, Alçada Baptista parlait d’un certain type de dialectique… Et on discutait de littérature, on parlait de politique américaine et européenne. Un jour, à la fin des années 1960, Jean-Marie Domenach a été assigné à résidence dans un hôtel de Lisbonne pour l’empêcher de faire une conférence et de rencontrer ses amis démocrates portugais. Plus de vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a été surpris par des méthodes dignes de la Gestapo.

António Alçada Baptista et ses amis ont ainsi joué un rôle fondamental dans la création d’un climat favorable à la « révolution des œillets », sur trois aspects essentiels : le renouveau de la pensée, de la littérature et de l’art, l’engagement politique de la jeunesse résistante et la prise de conscience des jeunes soldats enrôlés dans la guerre coloniale. L’influence d’Emmanuel Mounier, et notamment de son idée de l’engagement personnel, a été décisive dans cette période. Lors de l’Assemblée constituante de 1975, la poétesse Sophia de Mello Breyner Andresen, membre du Parlement, plaide pour la défense d’une culture ouverte et libre, fondée sur une philosophie de la personne inspirée de Mounier et de Domenach, qu’elle cite expressément. Francisco Sousa Tavares, Helena e Pedro Roseta, Gonçalo Ribeiro Telles, Nuno Teotónio Pereira, Mário Pinto, José Leitão ou le futur Premier ministre António Guterres sont autant d’exemples de cette influence. Ainsi, avant même la démocratisation, Esprit a joué un rôle important au Portugal, en proposant une synthèse féconde entre liberté, dignité et justice sociale, fidèle à la pensée de l’auteur de L’Affrontement chrétien5, mais aussi en tenant compte du renouveau, sous la direction de Jean-Marie Domenach, de la pensée politique de la revue.

  • 1. Emmanuel Mounier, Traité du caractère, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1946.
  • 2. Voir Manuel Braga da Cruz, « Um projecto de partido católico em 1945. A união dos democratas cristãos », Habent sua fata libelli, colectânea de estudos em homenagem ao académico de número Doutor Fernando Guedes no seu 75º aniversário, Lisbonne, Academia Portuguesa da História, 2004, p. 155-170.
  • 3. João Bénard da Costa, Emmanuel Mounier, Lisbonne, Livraria Morais Editora, 1960.
  • 4. E. Mounier, L’Éveil de l’Afrique noire, Paris, Seuil, 1948.
  • 5. E. Mounier, L’Affrontement chrétien, Paris, Seuil, 1945 (réed. Parole et Silence, 2017).

Guilherme d’ Oliveira Martins

Juriste et homme politique portugais, membre fondateur des jeunesses socio-démocrates, il a notamment été ministre de l’Éducation (1999-2000), des Finances (2001-2002) et président du Tribunal des comptes (2005-2015) du Portugal. Il est actuellement membre du conseil d’administration de la Fondation Calouste Gulbenkian.

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