Balises pour un futur incertain. Introduction
Pourquoi ne pas traiter séparément la question du changement du climat et celle de la crise à venir de l’approvisionnement énergétique ? Parce que ces deux sujets n’en forment qu’un seul, si l’on reconnaît, comme nous y invite d’emblée Henri Prévot, que notre niveau de consommation énergétique, et par conséquent de rejet de carbone, détermine en partie l’évolution du climat. D’où le paradoxe dont part sa réflexion : pour lutter contre le réchauffement, nous devons réduire notre consommation de pétrole et ne pas extraire toutes les réserves ; il n’y a donc pas, du point de vue de l’environnement, pénurie de pétrole. Les deux problèmes sont ainsi liés. La question, dès lors, est de savoir s’il peut y avoir un accord sur cette hiérarchie des priorités :
va-t-on s’inquiéter avant tout de la fin des hydrocarbures à bon marché, et de son effet sur le développement économique et nos modes de vie, ou donner la priorité au changement climatique à venir dont les effets, qui s’annoncent considérables, sont à la fois certains et difficiles à anticiper dans leur détail ?
À la lumière du parcours intellectuel qu’il retrace pour nous ici, Jean-Pierre Dupuy montre comment relire l’œuvre d’Ivan Illich, dans un contexte intellectuel certes différent, mais aussi face à des catastrophes moins incertaines. Il permet ainsi de suivre les étapes de sa pensée de la technique, dont la cohérence apparaît d’autant mieux aujourd’hui que les risques multipliés par le progrès technique se font davantage sentir. Il expose pourquoi, pour lui comme pour Henri Prévot, le changement climatique constitue la préoccupation majeure. Mais comment, alors, répondre au défi énergétique ? Henri Prévot propose une option applicable en France, qui suppose un recours important au nucléaire. Jean-Pierre Dupuy, dont la réflexion sur les catastrophes est passée récemment par Tchernobyl1, reste réservé sur cette option. Aussi considère-t-il que la question énergétique demeurera peut-être insoluble. Les énergies de substitution, en effet, qui pourraient prendre le relais des hydrocarbures, ne seront sans doute pas viables assez tôt pour réduire nos émissions de CO2 sans changer nos modes de vie. L’orientation allemande de la politique de l’énergie, qui propose de tourner le dos à la fois au nucléaire et au pétrole, est-elle crédible ? Dans un article aux accents assez triomphalistes, l’ancien ministre de l’Environnement de la coalition rouge-verte de Berlin (1998-2005) montre un plan assez cohérent mais avare en chiffres qui annonce que « les énergies renouvelables ont atteint en 2004 la proportion de 3, 6% de la consommation d’énergie primaire » et qu’« à l’horizon 2020, 20% de l’électricité (par rapport aux volumes produits actuellement) proviendront des énergies renouvelables2 ». Sera-ce suffisant ? De son côté, Jérôme Sgard expose les difficultés économiques de l’inégal développement et de l’inégal fardeau à porter entre le Nord et le Sud pour lutter contre l’effet de serre.
Quels que soient les scénarios du futur, ils devront prendre en compte, au moins, deux traits spécifiques à la question climatique, qui la distinguent très clairement des enjeux techniques et politiques habituels. Il s’agit tout d’abord d’une question globale. Globale avant tout au sens où elle est mondiale : elle concerne l’ensemble de la planète. Elle est ensuite globale au sens où, scientifiquement, elle mobilise les connaissances croisées de la géographie, de la géologie, de la physique, de la chimie, de l’océanographie et de la météorologie. Elle l’est enfin, au sens où son dérèglement annoncé perturbera l’ensemble des activités humaines, de l’habitation à la mobilité, de l’alimentation à la santé, des équilibres géopolitiques aux modes de vie. Le deuxième trait est que le changement climatique ne sera pas un phénomène continu et linéaire mais marqué de ruptures, d’épisodes d’accélération, de catastrophes locales révélant ou accélérant des tensions politiques et sociales latentes. En ce sens, ses effets sont difficiles à anticiper et ne nous offrent pas un calendrier d’actions aux échéances bien marquées. C’est pourquoi toutes les décisions prises dès aujourd’hui rendront un peu plus probable notre capacité à faire face aux catastrophes futures et, réciproquement, tous les ajournements des décisions rendront plus difficiles les réactions improvisées au dernier moment. Malgré les incertitudes qui demeurent, la mobilisation scientifique sur le sujet du climat dispose désormais d’un recul d’une trentaine d’années et a permis de dégager les conclusions suivantes, résumées par Hervé Le Treut dans un numéro spécial de la revue Écologie & politique :
l’ampleur des changements climatiques à venir est considérable quand on la rapporte aux évolutions documentées du passé ;
les changements climatiques, en favorisant l’augmentation d’événements météorologiques extrêmes (sécheresses, tempêtes et cyclones), en permettant à l’augmentation du niveau de la mer de toucher des zones côtières très étendues, en provoquant une mutation rapide et non contrôlée des régions des hautes latitudes, vont créer une situation de tension extrême à l’échelle du globe ;
l’évolution des changements climatiques à venir va se croiser de façon difficilement prévisible avec des problèmes nombreux : disponibilité en eau, évolution de la biodiversité, problèmes de santé, usage de l’énergie ;
la vitesse des changements climatiques est un élément de danger majeur, auquel il faut ajouter la capacité du système climatique à réagir de manière accélérée si certains seuils sont franchis […].
Impossible à traiter comme une question isolée, technique, indépendamment de toutes les dimensions de la vie humaine, l’évolution du climat appelle à un décloisonnement des débats sur l’environnement et à une appréhension généraliste, politique, de nos choix pour l’avenir.
- 1.
Jean-Pierre Dupuy, Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère, Paris, Le Seuil, 2006.
- 2.
Jürgen Trittin, « Histoire d’un succès : les énergies renouvelables », Écologie & politique, no 33, Paris, Éditions Syllepse, 2006.