
Dans le miroir afghan
Éditorial
Vingt ans après les attentats du 11 septembre, la victoire éclair des talibans à Kaboul sonne comme un échec terrible pour les États-Unis et leurs alliés. Si l’idée d’un ordre international qui assurerait la paix et la sécurité des peuples a vécu, il faut continuer de croire à la force des idéaux démocratiques.
Alors que l’on commémore ce mois-ci les vingt ans des attentats du 11 septembre 2001, les scènes de chaos dont l’aéroport de Kaboul a été le théâtre fin août, quand étrangers et civils afghans étaient évacués dans un climat de tension extrême, resteront dans les mémoires comme l’épilogue piteux de deux décennies d’occupation de l’Afghanistan.
La quasi-superposition de cet anniversaire et de la victoire éclair des talibans – obtenue sans combats ou presque – suscite malaise et interrogations. Un terrible sentiment d’échec collectif pour commencer, et de retour à la case départ, vingt ans après l’invasion américaine. L’ambition occidentale de bâtir en Afghanistan un « État moderne » s’est brisée sur la structure si particulière de la société afghane, qui depuis un demi-siècle a empêché l’établissement d’un pouvoir central stable. Mais la faiblesse des institutions afghanes, inefficaces et décrédibilisées, était connue de longue date, et on ne saurait feindre la surprise face à la situation actuelle : depuis plusieurs années déjà, les desseins de « nation building » avaient été abandonnés au profit d’une simple « transition » devant permettre une sortie honorable des États-Unis et de leurs alliés. C’est cette sortie que le président Biden a dramatiquement manquée, ajoutant à une longue série d’échecs.
Les événements de cet été viennent ainsi clore un double cycle, dans l’histoire des États-Unis et dans celle des relations internationales. Un cycle ouvert avec le 11 septembre 2001, dont on dit souvent qu’il a marqué l’entrée du monde dans le xxie siècle, avec l’irruption du terrorisme islamiste et son installation durable dans les imaginaires sociaux et politiques. La guerre d’Afghanistan aura été la première de ces « guerres sans fin », lancées par une Amérique obsédée par la perspective de son déclin, mais auxquelles l’opinion américaine, échaudée par le coût humain et financier de ces conflits, a peu à peu cessé d’adhérer. L’élection de Donald Trump en 2016 n’aura d’ailleurs pas été indifférente à ce sentiment d’enlisement sur des théâtres d’opérations lointains. Joe Biden vient ici mettre un point final à une séquence d’une rare continuité entre les trois derniers présidents américains, au-delà de tout ce qui les différencie par ailleurs.
Pour autant, l’intervention en Afghanistan ne saurait être réduite à une aventure américaine. C’est en 2001, à propos de l’Afghanistan, qu’a été invoqué pour l’unique fois dans l’histoire de l’Otan l’article 5 du traité de Washington, c’est-à-dire la clause de défense collective au nom de laquelle l’Alliance s’est engagée derrière les États-Unis. Depuis la guerre froide, l’Afghanistan a été le principal terrain d’intervention de l’Otan. L’absence de perspective commune à ses membres, tant sur l’avenir de ce pays que sur d’autres dossiers, pose la question de l’avenir et du rôle de l’institution, si souvent accusée de n’être que la courroie de transmission de la stratégie américaine.
Si le 11 septembre 2001 a fait la fortune des grilles de lecture « civilisationnelles » qui ont largement consisté, pour les démocraties occidentales, à construire la figure d’un ennemi extérieur contre lequel se protéger, il faut faire le constat que l’Occident est, vingt ans plus tard, bien mal en point. L’échec en Afghanistan, réplique de la déroute américaine en Irak, ne confirme pas seulement l’impossibilité d’exporter la démocratie par la guerre et par l’argent ; il confirme également une forme de fatigue démocratique, qui se traduit notamment par le rejet des interventions extérieures, y compris face à la violation de lignes rouges que l’on prétendait jusqu’alors défendre. La détermination malheureuse de Biden en Afghanistan en août 2021 rappelle ainsi la volte-face d’Obama en Syrie en août 2013, lorsqu’il décidait finalement de ne pas réagir militairement au bombardement chimique de la Ghouta. Un choix du repli qui ne manquera pas, comme en 2013, d’encourager les adversaires des États-Unis, qui sont aussi, en grande partie, ceux des démocraties.
Ni unipolaire ni multipolaire, le monde de l’après-guerre froide se présente aujourd’hui comme celui du retour des puissances régionales.
Désormais, ce sont les talibans qui entendent marquer des « lignes rouges » et brandissent des menaces en cas de prolongation de la présence des Américains et de leurs alliés pour encadrer l’évacuation des derniers civils cherchant à fuir. La question de savoir sur quoi ouvre le retrait de la puissance américaine reste entière. Ni unipolaire ni multipolaire, le monde de l’après-guerre froide se présente aujourd’hui comme celui du retour des puissances régionales – on sait le rôle déterminant qu’a eu le Pakistan dans le retour des talibans –, qui jouent souvent des partitions aussi inquiétantes qu’hasardeuses. L’idée d’un ordre international qui assurerait la paix et la sécurité des peuples a vécu, et il nous faut en prendre acte. Certains n’en demandent pas plus pour proclamer le caractère obsolète des institutions internationales ou renoncer à l’universalité des droits de l’homme, au nom d’un prétendu pragmatisme, en réalité cynique. Il faut résister à cette pente et continuer de croire à la force de nos idéaux démocratiques, sans arrogance ni complaisance, et en reconnaissant que les démocraties paraissent aujourd’hui bien faibles et pusillanimes.
Une preuve de cette pusillanimité nous est d’ailleurs offerte par la réaction de plusieurs dirigeants européens – dont Emmanuel Macron – à la crise afghane, qui ont d’emblée exprimé leur inquiétude devant les conséquences migratoires de la chute de Kaboul. La nécessité de se « protéger contre les flux migratoires irréguliers » est alors apparue comme la principale préoccupation des capitales européennes, qui savent ce que la crise migratoire de 2015 leur a coûté en crédit politique. Il est certain que, comme toutes les situations dramatiques qui se nouent à nos portes, le retour des talibans au pouvoir jettera sur les routes des hommes et des femmes à la recherche d’un avenir meilleur. Mais si notre seule réponse consiste à nous barricader, alors le constat de notre déclin et de notre impuissance sera sans appel.